La zone d'intérêt

La zone d’intérêt : un film sur le génocide et les murs, par Jonathan Glazer

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. Notre article.

Pour ce nouvel article, l’Insoumission.fr vous parle de « La zone d’intérêt » : le titre du dernier film de Jonathan Glazer qui est aussi le nom utilisé par les officiers de la SS pour les 40 kilomètres carrés qui entouraient Auschwitz. Le cinéaste y montre la vie quotidienne de la famille Höss, le commandant du camp de concentration. Parce qu’il ressent le besoin d’être sur place, Jonathan Glazer tourne à Auschwitz. Mais du camp, on ne verra rien. Seul un mur qui cache derrière lui l’horreur génocidaire de l’extermination industrielle des juifs par les nazis. Et dans ce mur, tous les autres murs. Sans les comparer ni les amalgamer. L’humanité n’en a malheureusement pas fini avec les génocides. Et il faudrait répertorier tous les murs qui nous isolent et servent de prétexte à ne pas voir. Au dessus. A côté. Au travers. Notre article.

Du traitement de la Seconde guerre mondiale au cinéma

De « Nuit et brouillard » d’Alain Resnais à « La Liste de Schindler » de Spielberg, en passant par « La vie est belle » de Benigni ou Shoah de Lanzman, la représentation des camps de concentration nazis lors de la Seconde guerre mondiale a toujours fait débat. Le cinéaste Jacques Rivette dénonce l’impossibilité et l’abjection de la fiction historique sur ce sujet.

Pierre Murat écrit à propos de La liste de Schindler : « Ah, ces plans sophistiqués sur les déportés, enfermés dans des wagons à bestiaux presque beaux ! Ah, ce camp de la mort qui devient, par la magie de ses éclairages, le théâtre presque irréel d’une tragédie superbe ! Mais on ne fait pas d’esthétisme sur l’horreur, sous peine de l’embellir et, forcément, de l’affadir. »  Pour le philosophe Wittgenstein  : « Il y a des choses qu’on ne peut voir. Et ce qu’on ne peut voir, il faut le montrer. » 

Parce qu’il ressent le besoin d’être sur place, Jonathan Glazer tourne à Auschwitz. Mais du camp, on ne verra rien. Ou presque. Juste ce qui s’en écoule, ce qui s’envole, ce qui est volé…. Mais on entendra tout. Certains d’entre nous résident en ville et entendent la circulation. D’autres à la campagne se font réveiller par le bruit des oiseaux. Le bruit de fond journalier de la famille Höss c’est les hurlements des SS, les cris de désespoirs des prisonniers, le bruit des armes, le souffle des cheminées et les sifflements des trains. Comme un acouphène d’apocalypse. Complété parfois par l’extraordinaire partition infernale de Micachu.

Dans « La zone d’intérêt », on verra rien, sauf un mur mitoyen de l’horreur

On ne verra rien du camp sauf un mur. Le mur mitoyen. Comme un personnage. Un mur qui sépare plus qu’il ne cache. Le son le traverse. Les fumées s’élèvent par dessus. Des fenêtres des chambres on pourrait voir. Une seule incursion du regard. De nuit. Puis la fuite. Voir n’est pas innocent.

Le mur d’Auschwitz n’a jamais été tranquille. On se souvient son franchissement en 1980 par des carmélites pour installer un couvent dans le camp qui perdura jusqu’en 1990 avec le soutien de Jean-Paul II. Et le supermarché de 5000 m2 qui devait s’y adosser en 1996.

La shoah et l’obligation de mémoire nous tend un double miroir. A nous même et au présent.  Derrière ce mur il y a l’horreur génocidaire de l’extermination industrielle des juifs par les nazis. Et dans ce mur,  tous les autres murs. Ceux qui séparent l’abondance du rien. Ceux du mépris. Celui du Mexique et des USA. D’Israël et de la Palestine –  L’humanité n’en a malheureusement pas fini avec les génocides. Tout dernièrement, la Cour Internationale de Justice en souligne le risque à Gaza suite à la plainte de l’Afrique du Sud  –  Et il faudrait répertorier tous les murs qui nous servent de prétexte à ne pas voir. Au dessus. A côté. Au travers.

Un mur séparant l’horreur d’une vie luxueuse

Le mur du film de Glazer sépare donc l’horreur du camp d’Auschwitz et la vie quotidienne de la famille du commandant qui le dirige. Une vie luxueuse. Empreinte des stéréotypes nazis – enfants blonds, nature glorifiée, culottes tyroliennes, ordre et propreté… La différence de standard ne doit pas être le prétexte à ne pas se sentir concerné.

La femme Höss a transformé la maison de fonction en maison bourgeoise et le jardin en Eden. Les domestiques, le chien, peau rose pour tous et cheveux ras pour les garçons. Côté jardin, terrasse, piscine, massifs fleuris, gazon anglais, allées pavées, serres horticoles…. Le paradis à côté de l’enfer. Tout est luxuriant et en ordre. Extérieur comme intérieur. Normalité effrayante de ce quotidien. Aux couleurs des années 50 et 60.

Une vie agrémentée de la loi bien répandue : d’abord moi, puis ma famille et mes amis. Une exception : ceux dont on a besoin. C’est ainsi qu’échouent du camp, les biens, les vêtements et même la nourriture de valeur. Inutiles à leurs propriétaires exterminés.

On ne voit pas l’enfer mais il est partout. L’intrigue ne se noue pas. Plutôt une chronique familiale. Celle aussi de la colonisation de l’Est européen pour élargir « l’espace vital allemand ». L’angoisse émane de partout. Le hors-champ, l’invisible, les détails….  Le pic-vert a la son des armes à répétition. Les rares nuages – c’est l’été – se mêlent aux fumées des cheminées. La rivières charrie les ossements. Les couleurs des fleurs du jardin se superposent au système de marquage nazi des prisonniers : jaune pour les juifs, rouge pour les politiques, rose pour les homosexuels… Un enfant joue aux osselets avec des molaires.

L’effrayant maison des Höss

Le film commence par un plan fixe noir. La couleur est annoncée. Les acteurs de la chronique se déplacent dans le paradis. À l’image, on les croirait suivis par des caméras de surveillance. Démarrées par des déclencheurs de mouvement. Pas d’effets. Ce sont les déplacements souvent à l’intérieur d’un plan fixe qui créent le mouvement. L’observance clinique n’empêche pas les hauts de cœur. Deux autres plans couleurs couperont le récit. Noir, blanc, rouge. Les couleurs de l’empire allemand.

Impossible de s’attacher aux personnages. L’ignorance est impossible. Lui technique, presque l’attaché-case quand il se rend au travail, énervé de l’incompétence du personnel, la langue rationnelle libérale que ne renierait pas, dans la forme, un cadre dynamique d’aujourd’hui. Elle maîtresse de maison, despote des employés, la main à la pâte pour arracher la mauvaise herbe oubliée, un monstre.

Ils ont perdu toute émotion et sens moral. Christian Friedel, Sandra Hüller les comédiens sont impeccables. Pas seulement de visage, c’est l’ensemble de leurs corps qui jouent. Et nous fascinent sans nous séduire.

Les domestiques des villages voisins sont apeurés. Ils semblent qu’ils risquent bien plus que des coups. Plus tard, dans le temps et dans le film on retrouvera la maison des Höss, tôt le matin, devenue musée du camp d’Auschwitz. Les femmes de ménages ont les mêmes gestes que celles qui pouvaient être leurs mères. La même soumission semble-t-il.

L’atmosphère de la maison Höss contamine les personnages. Le sadisme d’un fils envers son frère répond à la morbidité d’un autre. Les cauchemars d’une fille la poussent vers le couloir loin des fenêtres. Elle sera rendormie avec l’histoire d’Hans et Gretel racontée en pleine nuit par le père. 

Seule « lumière », ses cauchemars de résistance. Une lettre arrachée du silence, des pommes plantées dans le camp… Images oniriques à la caméra thermique.

Un film pour la « mémoire » et « pour le présent aussi »

Glazer filme pour la «mémoire». Mais il le dit  dans tous les interviews «pour le présent aussi». Il ne croit pas que l’horreur soit bannie.

Au lendemain de la guerre, Hedwig Höss dénonce son mari . Il sera pendu dans le camp d’Auschwitz. 20 ans plus tard, à l’occasion du procès Adolf Eichman en 1963, la philosophe Hannah Aarendt invente le concept de « banalité du mal ». Elle ne signifie pas l’excuse des bourreaux. Ni ne banalise le mal. Le mal selon elle ne réside pas seulement dans la furie mais dans les petites choses, une quotidienneté à commettre les crimes les plus graves.

Par son abdication du pouvoir de penser pour se soumettre aux ordres. Absence de pensée non pas comme fatalité imposée de l’extérieur par quelque force insurmontable, mais résultat d’un choix personnel, de l’ordre de la démission de son humanité. Hannah Aarendt situe la « banalité du mal » dans le cadre de ses réflexions sur le totalitarisme. Avec une propagande, une législation d’un système étatique qui s’impose à des individus asservis.

L’historien Johann Chapulot évoque la banalité du mal à propos du management moderne . Dans Libres d’obéir (ed. Gallimard), l’historien souligne une continuité entre « les techniques d’organisation du régime nazi et celles que l’on retrouve aujourd’hui au sein de l’entreprise ».

« Le top management de France Télécom a, lui aussi, considéré la ressource humaine comme un poids : ils parlaient de « ballast », un poids non performant puisqu’il s’agissait de transformer via France Telecom les anciens PTT – c’est-à-dire une organisation publique et un service public – en Orange, c’est-à-dire une organisation dynamique, agile, flexible, agressive, rentable, etc. Et pour cela, il fallait supprimer des dizaines de milliers d’emplois, c’est-à-dire les êtres non-rentables, non adaptables, que dans un imaginaire social darwinien assumé, il fallait virer d’une manière ou d’une autre. Le président Lombard avait même dit que ces gens-là pouvaient bien sauter par la fenêtre, peu importait ».

Bien entendu, nous nous éloignons de « La zone d’intérêt ». Mais le réalisateur le répète ; son film est un film de mémoire pour transmettre l’irreprésentable. Et un avertissement dans l’actualité. Brecht disait que le ventre était encore fécond d’où jaillit la bête immonde. En ce moment historique où se construit une hégémonie autour des idées d’extrême droite. En France de Macron à Le Pen. Et dans le monde.

Par Laurent Klajnbaum