Malone Richard IV
« William Shakespeare, the Chandos Portrait, 1610. Image courtesy WikiCommons. National Portrait Gallery », Flickr, Domaine public.

« Richard IV » : Philippe Malone reprend les personnages de Shakespeare et interroge la question du pouvoir

« Richard IV ». Philippe Malone est auteur et photographe. Ses textes sont interprétés sur toutes les scènes. Le 14 février 2017, une grande comédienne allemande a imposé sa pièce « Septembres » en ouverture de la session du Bundestag. À la tribune. Un cas unique. Son dernier texte « Richard IV » vient d’être édité à Espace 34.

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. Notre article.

« L’élément du théâtre, c’est la métamorphose », Heiner Muller

On ne lit plus le théâtre. Au lycée, Molière ou Racine, Musset ou Hugo, Sartre ou Ionesco. Puis rien. Ou presque. On parcourt les histoires dans les comptes-rendus des spectacles. Pas de critique de textes dramatiques dans les journaux. Peu d’exposition sur les tables des libraires. On achète quelquefois le texte de la pièce vue. Comme un souvenir.

Pourtant, lire le théâtre est une belle expérience. Pas principalement par défaut d’y aller. La qualité des textes dramatiques ne s’exprime pas seulement sur le plateau. Lire le théâtre, c’est entrer dans une écriture ouverte qu’on prolonge soi-même. C’est se consacrer à l’écoute des voix, de l’espace entre elles. Autant qu’à l’intrigue. Dans une diversité égale au reste de la littérature.

Philippe Malone est un poète de théâtre. À voir et à lire. Il convoque notre monde moderne et son verbe sur scène. Son avant-dernière pièce, « Les chants anonymes », fait vivre le chœur des naufragés, leurs histoires, corps, fantômes, paroles et langues, émergeant de la Méditerranée. Un ensemble de voix d’exilés, de déracinés, avec en contrepoint l’administration.

« Tu te tiens sur le rivage et tu parles avec le ressac. Devant toi les ruines d’un siècle. Dans ton dos l’orage brûlant des bombes incendiaires. Des filets de sang s’écoulent des torse d’hôpitaux. Les missiles les ont éventrés. Les soldats ont achevé chaque gravât. Un par un. Tu es Anonyme. La chienne errante au ventre empli de plomb. Un cri entre les mâchoires. L’écho muet d’une vie transformée en latrine. Sur ta peau VEUILLEZ LAISSER L’ENDROIT AUSSI PROPRE QUE VOUS L’AVEZ TROUVÉ.

Tu es Anonyme et n’as de cesse de nettoyer ton visage. Pour l’avenir. Tu ramènes entre tes crocs la carcasse métallique d’un soulèvement. Le ciel s’est éteint sur toi, le soleil ne brûle plus qu’à l’Ouest. Tu es Anonyme et tu amasses en toi des clous à replanter. Ils pousseront mieux sous un soleil plus froid. Adossée au désert, tu contemples le désert. Des images de prospérité tatouées sous la paupière.

Flashs incendiaires sauce publicitaire. Aveuglée. Tu es Anonyme et ne possède pas encore tes propres paupières. Ombre lumière enfer, paradis. Chaque clignement d’oeil un écartèlement. Tu es Anonyme, à l’est de toute peur. L’avorton expiré par les bombes. Tu apportes la preuve de leur amortissement et le récépissé du service-bien-fait.

Tu marches depuis trois mois pour ramener le plomb. En consigne. Tu es Anonyme apatride et tu reviens de l’enfer. Encore vierge, déjà squelette. Ils n’osent pas violer les os. Tu es Anonyme et tu viens renégocier le contrat. Non. »

« Mon royaume pour un cheval » – Shakespeare – Richard III

Sa dernière pièce : « Richard IV ».

Le vrai Richard IV est un fantôme de l’histoire. Héritier du trône d’Angleterre. Marié à 4 ans avec Anne. Enfermé à la Tour de Londres puis assassiné à 10 ans en 1483. Par son oncle Richard III qui épousera sa femme. Ce n’est pas vraiment le personnage de la pièce de Malone.

Le vrai Richard III n’a pas laissé un si mauvais souvenir historique. Dernier roi de la maison d’York, il meurt en 1483 lors de la bataille de Bosworth. Fin de la Guerre des Deux-Roses. Son corps est retrouvé en 2012, sous un parking à Leicester ! Scoliose identifiée pour le boiteux de Shakespeare.

Shakespeare fait de Richard son souffre-douleur. Laid, dévoré par l’ambition d’être roi, il laisse mourir son frère Édouard IV, assassine son autre frère, emprisonne les fils de ses frères défunts et les tuent, pour épouser lady Anne, veuve de son frère et se faire couronner roi. Un cynique cruel. Une tragédie.

C’est une tradition de réécrire Richard III. Carmelo Bene l’a muté en Riccadro III. Une histoire de lui-même avec le rôle. Richard avec ses fantômes entouré des femmes rescapées de son massacre. Ses fantasmes.

Le Richard IV de Malone, c’est plutôt le Richard III vieillissant de Shakespeare. Richard III + I. Dans sa version marxisante. À la sauce du « 18 brumaire de Louis Napoléon Bonaparte ». Marx écrit : « Hegel remarque quelque part que tous les grands faits et les grands personnages de l’histoire universelle adviennent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. »

Philippe Malone organise la répétition. À la Marx. Ce sera donc une farce. La comédie du pouvoir dont on ne peut user sans abuser. Du pouvoir qui use. Du peuple qui disparaît. Du peuple qui manque comme l’écrit Deleuze.

Richard IV donc, quatre personnages. Richard , Lady Anne, Buckingham, Norflok, ses ex-partisans. Blasé par l’exercice du pouvoir, Richard décide de ne pas se représenter. Comme le Richard II de Shakespeare – encore une histoire de chiffres – qui voulait «donner son vaste royaume pour une petite tombe». Il se débarrasse d’un pouvoir qui lui pèse. Mais sans culpabilité. Désabusé. Pour un autre pouvoir plus secret dont il jouit de manière perverse. Les deux ducs seront candidats. Une «épopée» autant politique que poétique. Lady Anne est autre part.

Philippe Malone avait livré quelques extraits de son nouveau texte. Au fil de l’écriture sur les réseaux sociaux . Et en conclusion aussi de son texte sur l’arrivée du « nouveau fascisme en pantoufle » dans Terre d’humanité/Un choeur pour Mimmo (ed Manifeste).

Richard – J’aime regarder le monde s’effondrer Anne, si j’en avais la force, je reprendrai du service pour une dictature. Anne – La concurrence est vive. Elle est belle, jeune et séduisante. Elle use de simplisme et d’impostures choc. Renoncez. Richard – La concurrence est faible. Elle promet un avenir et flatte le passé. Je suis un progressiste. Bien au delà de ces ressorts ridicules. Pas d’avenir, plus de passé. Le panache de l’effondrement. La griserie de la chute. L’esthétique de la ruine. La pureté du geste, Anne. Du panache. Notre époque ne manque pas de moulins. Anne – Vous pensez séduire avec ça ?

On reconnaît dans tout le texte comme dans cet extrait, la situation actuelle. Peut-être un pas en avant. Et cette 5e république qui fait regretter dans chaque nouveau président le précédent. Dont le texte révèle toutes les figures de style. De l’anaphore hollandaise aux truismes de Macron. La partie semble se jouer à quatre. Mais le peuple n’est pas invisible. Il est parti. Comme les abstentionnistes. Comme ceux qui pensent : qu’ils dégagent ! La campagne électorale se déroule à vide. Le choeur – cher à l’oeuvre de Malone – s’est absenté. Sans trop d’espoir il tourne le dos. L’hypothèse fasciste est là. Mais aussi des possibilités, hors champs, de surprises.

La pièce de Philippe Malone n’est pas qu’une critique du monde politique actuel. Elle interroge les mécanismes du pouvoir. La place perdue de la politique à l’endroit où elle se situe. Entre les personnages, des reliquats de liens, pas de psychologie mais des enjeux.

Ce Richard IV est une farce. Pas seulement pour son grotesque. On y rit. Quand, par exemple Richard explique irrévérencieusement. Comment donner l’impression de la marche normale pour un boiteux. Un pied dans le caniveau. À cheval sur le trottoir. Pour un royaume ?

Sous la politique, le théâtre

« En attendant que j’achète un miroir, resplendis, beau soleil, que je puisse voir mon ombre en marchant ! », dit le Richard III de William Shakespeare. Délire d’ubiquité ou effet psyché ?

Les oeuvres ont souvent permis aux auteurs de s’y refléter. Jack London racontait sa vie dans «Martin Eden». Hitchcock passait dans chacun de ses films. Velasquez se met en scène dans «Les Ménines» – « comme si le peintre ne pouvait à la fois être vu sur le tableau où il est représenté et voir celui où il s’emploie à représenter quelque chose », dit Michel Foucault. Annie Ernaux fait de sa vie une fiction. Au cœur des « Métamorphoses » une lettre interpelle l’auteur : « Mais, cher Ovide, diras-tu, quand finiront donc tes lamentations ? ». À la manière du cafetier de Marseille qui lance au narrateur de « L’homme foudroyé » : « “N’empêche, il y a des choses qui ne se font pas, monsieur Cendrars”. »

Au théâtre, Christian Dietrich Grabbe, l’auteur, arrive à la dernière scène de «Plaisanterie, satire, ironie et sens plus profond» pour invectiver son personnage. On connaît «Six personnages en quête d’auteur» de Pirandello. Les êtres y apparaissent en pleine répétition pour quereller leurs acteurs. Et qu’à la fin plus personne ne sache où est la vie et l’imitation. Le réel et la fiction.

Dans la pièce de Malone, ce sont les personnages qui nous donnent des nouvelles et les intentions de l’auteur. Des infractions ludiques dans l’histoire. Ou plus conséquentes. Jusqu’à son suicide – effacement de l’auteur du monde du théâtre ? – Roue libre et autonomie des personnages. Sous lesquels on voit poindre et disparaître les comédiens. 4 personnages en quête de leur acteur. Le bon théâtre comme la mauvaise politique est affaire de représentation. La pièce renforce la machine à jouer ou à lire à plusieurs niveau. Dédoublement des adresses.

L’auteur finalement nous égare dans les possibilités d’interprétations. Jusqu’à la page blanche ouverte à l’improvisation au coeur des 5 actes. Un trou dans la pièce classique. Pour les personnages, les acteurs, le metteur en scène, le lecteur…? Le théâtre – comme toute littérature – ne dit jamais la vérité, mais c’est parce qu’il ne dit pas la vérité qu’il engage le spectateur à trouver la sienne.

Premier enjeu dans tout texte de Philippe Malone, la langue. Des mots-sons en collision. Des phrases-trains – dans lesquels se dissimulent parfois mots d’ordre, vers et rimes. Qui se croisent ou se percutent. Une graphie, un rythme, une musique où l’invention poétique est un geste militant. Précipiter/freiner. Ralentir/stopper. Une partition d’idées. C’est ce qui permet, en toutes circonstances – lecteur, auditeur ou spectateur – d’entendre l’écriture et le sens au travers de l’exigence. Et de le lire politiquement. Comme il écrit. A l’intérieur de l’histoire, l’art et de la politique.

Personne aujourd’hui pour mettre en scène «Richard IV» de Philippe Malone. D’un côté on dira que c’est le sort historique de beaucoup d’oeuvres. Et d’auteurs qui écrivent parfois contre le théâtre. Si «Phèdre» de Racine a été jouée puis ensuite formalisée, Musset décide de ne plus écrire pour la représentation mais consacre ses pièces pour «Un spectacle dans un fauteuil ». Grabbe dans «Hannibal» invente une scène muette injouable : le passage des éléphants par le col du Grand-Saint-Bernard et leur chute dans le ravin. Beckett composera «Actes sans paroles».

Brecht conçoit «La résistible ascension d’Arturo Ui» dans un dialogue avec Walter Benjamin en 1934. Il acheva le texte en 3 semaines en Finlande comme contribution à la résistance au nazisme. La première représentation eu lieu en 1958. Le théâtre dépasse son actualité.

On souhaite malgré tout à «Richard IV» de trouver un metteur en scène. En attendant, on peut le lire.

Par Laurent Klajnbaum