L’heure de la solidarité : Boris Kagarlitsky

L’heure de la solidarité : Boris Kagarlitsky

Boris Kagarlitsky, rédacteur en chef du média de gauche « Rabkor » condamné à 5 ans de prison en russie

Boris Kagarlitsky sociologue et rédacteur en chef du media de gauche « Rabkor », a été arrêté et condamné à 5 ans de prison en Russie pour sa critique de la guerre en Ukraine. À 65 ans, enfermé dans une lointaine colonie, sa vie est en danger. L’Insoumission.fr publie le texte du journaliste Alexey Sakhnine, publié sur Le Monde en Commun, afin d’appeler à la solidarité pour construire une alternative pour la paix : « La campagne de défense de Boris Kagarlitsky et des autres prisonniers politiques n’est pas seulement un devoir de solidarité pour la gauche en France et dans le monde. C’est aussi l’occasion d’offrir une alternative à la militarisation croissante du continent. »

Dès la première arrestation de Kagarlitsky en août 2023, des centaines de politiciens et d’intellectuels par le monde ont pris sa défense. Jean-Luc Mélenchon a été l’un des premiers à le faire. Notre article.

Alexey Sakhnine : un texte de solidarité pour Boris Kagarlitsky et construire une alternative pour la paix

À la suite de l’assassinat de Navalny et des attentats terroristes meurtriers de Moscou, une nouvelle réalité effrayante s’ouvre pour les prisonniers politiques russes. Ils risquent d’être torturés, voire exécutés. Défendre les opposants de Vladimir Poutine en Russie est aussi important que d’aider l’Ukraine.

L’intellectuel de gauche le plus connu de Russie, Boris Kagarlitsky, a remporté le prix Daniel Sinker 2024. Il est possible que Sinker, qui a vécu à Paris, ait lu certains des textes de Kagarlitsky. Par exemple, ceux pour lesquels Boris a été incarcéré dans une prison soviétique en 1982, ou ceux pour lesquels il a été tabassé par la police du « démocratique » et pro-occidental Eltsine en 1993. Si c’est le cas, ces lectures ne pouvaient que lui rappeler son propre destin, celui d’un dissident socialiste luttant “sur deux fronts“.

Aujourd’hui, les 10 000 dollars du prix aideront grandement la famille de Boris, qui doit payer les services d’un avocat. Il n’est pas question de justice ; l’avocat travaille plutôt comme un intermédiaire, restant pour son client la principale voie de communication avec le monde extérieur. La connaissance de la jurisprudence est ici superflue. En février 2024, le professeur Kagarlitsky, que le ministère russe de la justice avait précédemment inscrit sur les listes des « agents étrangers » et des « extrémistes et terroristes », a été condamné à cinq ans de prison « pour apologie du terrorisme ». L’accusation s’est référée à une vidéo YouTube dans laquelle Boris commentait l’attaque ukrainienne sur le pont de Crimée et plaisantait sur son chat, qu’il appelait « pontou ».

Le mouvement socialiste russe (RSM), commentant ce verdict, l’a exprimé de manière très succincte : « il s’agit d’une attaque contre l’ensemble du mouvement de gauche en Russie ». En réponse, début avril, le ministère russe de la justice a reconnu le RSM lui-même comme un « agent étranger ». « Ce verdict est une attaque manifeste contre la liberté d’expression visant à faire taire les voix critiques par la peur et la répression », a déclaré Natalia Zvyagina, directrice d’Amnesty International en Russie, à propos de l’arrestation de Boris. L’indignation suscitée par la brutalité démonstrative du régime russe a déclenché une campagne de solidarité dans le monde entier.

Dès la première arrestation de Kagarlitsky en août 2023, des centaines de politiciens et d’intellectuels par le monde ont pris sa défense. Jean-Luc Mélenchon a été l’un des premiers à le faire. Cette voix a été si forte qu’elle a été entendue à contrecœur par Poutine lui-même. En octobre, il a promis de  » se pencher  » sur le cas du célèbre dissident. Résultat : en décembre, Kagarlitsky a été condamné à une amende au lieu d’une peine de prison, une clémence sans précédent selon les critères russes d’aujourd’hui. Mais il est resté libre moins de deux mois. Apparemment, les autorités s’attendaient à ce que Kagarlitsky quitte immédiatement la Russie. Comme il ne l’a pas fait, il a été à nouveau jeté derrière les barreaux.

La campagne de solidarité à travers le monde a repris de plus belle. 13 000 personnes, emmenées par Jean-Luc Melenchon, Jeremy Corbyn, Naomi Klein et Slavoj Žižek, ont déjà signé pour demander la libération du célèbre intellectuel. « Dans les conditions actuelles, où l’action politique et l’auto-organisation sont extrêmement difficiles dans notre pays, c’est précisément le fait d’aider les prisonniers politiques qui devient non seulement une activité humaniste, mais aussi un geste politique important, une pratique de solidarité. Il est possible et nécessaire de s’unir autour de ce combat. Après tout, le premier pas sera suivi d’autres pas. Pour l’avenir, il faut travailler maintenant », écrit Boris depuis sa prison dans une lettre adressée aux hommes politiques et militants de gauche.

Malheureusement, les signatures françaises sur la pétition en faveur de la libération de Kagarlitsky sont encore peu nombreuses. La guerre catastrophique qui fait des centaines de morts chaque jour et la militarisation rapide de la Russie et de l’Europe, qui menace d’éclater en une nouvelle guerre mondiale, semblent dévaloriser les pratiques habituelles de solidarité et de lutte pour la libération des prisonniers politiques. Il semble que les efforts en faveur des droits de l’homme et la signature de pétitions dans le contexte de la guerre deviennent une entreprise futile qui n’aurait aucun effet sur quoi que ce soit. Mais c’est une illusion qui peut avoir de graves conséquences politiques et humaines.

Depuis que Boris Kagarlitsky a été à nouveau emprisonné à la mi-février, l’appareil répressif de l’État russe a subi des changements fondamentaux. Trois jours après l’arrestation de Boris, le politicien libéral Alexei Navalny a été assassiné dans un camp polaire. Un mois plus tard, le pays a été secoué par un attentat terroriste brutal dans le centre commercial Crocus City à Moscou. Le lendemain, des médias proches des autorités ont diffusé des images choquantes montrant les suspects détenus et soumis à des tortures brutales : ils étaient non seulement battus, mais aussi électrocutés au niveau des parties génitales, et l’un d’entre eux a été forcé de manger sa propre oreille. Depuis lors, il n’y a probablement pas un seul speaker fidèle au Kremlin qui n’ait appelé au rétablissement de la peine de mort dans le pays, principalement pour les « délits terroristes ».

Dans une dictature militaire, les autorités s’adressent à leur propre société – et au monde extérieur – à l’aide de tels « signaux ». Ils sont décodés très simplement : « il n’y a plus de restrictions procédurales ».

La « lutte contre le terrorisme » en Russie s’est depuis longtemps transformée en outil de répression contre les dissidents. Le nombre d’affaires « terroristes » a commencé à monter en flèche précisément lorsque les véritables attaques terroristes avaient pratiquement disparu. De 2012 à la mi-2023, en l’absence quasi-totale de terrorisme, 3 373 personnes ont été condamnées pour terrorisme. Les victimes de cette machine sont deux groupes de personnes : les militants musulmans et les défenseurs des droits de l’homme qui ont défendu leurs droits, ainsi que les membres de groupes et d’organisations politiques de gauche. Depuis février 2022, les opposants à la guerre déclenchée par Vladimir Poutine s’y sont ajoutés (mais il s’agit souvent aussi de militants de gauche, de défenseurs des droits de l’homme ou de musulmans).

La répression des musulmans s’inscrit dans la continuité de la campagne de « lutte contre le terrorisme mondial » annoncée par George W. Bush et activement soutenue par l’administration de Vladimir Poutine. Les gauches ont commencé à figurer sur les listes de « terroristes » plus tard, à partir de la fin des années 2000. La formulation délibérément vague des lois « antiterroristes » s’est avérée très pratique pour réprimer les formes de dissidence de gauche.

Les évaluations positives de la révolution russe de 1917 sur les réseaux sociaux ont été facilement transformées en « appels au renversement violent de l’ordre constitutionnel » dans le cadre du développement opérationnel des services spéciaux. Les actions des groupes de jeunes de gauche – barrages routiers, manifestations spontanées dans les rues, etc. – ont été qualifiées d’ »extrémisme ». La mise au pas de jeunes inoffensifs est devenue une source d’avancement de carrière pour les officiers provinciaux des services spéciaux et du bureau du procureur, et a été érigée en système.

Des agents ont infiltré des groupes microscopiques de réseaux et cercles marxistes pour provoquer leurs membres inexpérimentés et les pousser dans des conversations dangereuses à parler de « révolution », afin de pouvoir s’en servir pour monter des procès politiques très médiatisés, comme l’affaire « Set’ ». Après qu’en 2018 un anarchiste solitaire de 17 ans s’est fait exploser avec une bombe artisanale dans le bâtiment du FSB (service secret russe, successeur de KGB) à Arkhangelsk pour protester contre la répression politique (personne d’autre que lui n’a été tué), l’activisme de gauche a finalement été qualifié d’ »activité terroriste » par les autorités répressives.

Cette chasse aux sorcières a pris une ampleur démesurée avec le déclenchement de la guerre. Rien qu’en 2022, 669 personnes ont été condamnées pour des motifs touchant au terrorisme, soit 40 fois plus qu’en 2009-2011. Aujourd’hui, après Crocus City, toutes ces personnes (y compris Boris Kagarlitsky) risquent de payer les phobies des agents du renseignement politique non seulement de leur liberté, mais aussi de leur sécurité physique, voire de leur vie.

Le Kremlin a toujours cyniquement considéré les prisonniers politiques non seulement comme des ennemis méritant des représailles, mais aussi comme des « marchandises » pouvant être échangées à un prix avantageux. En décembre 2013, Poutine a accordé une amnistie et permis à l’ancien oligarque Mikhaïl Khodorkovski de s’envoler pour l’Allemagne. Dans le même temps, il a commué la peine d’un certain nombre d’autres prisonniers politiques dont la libération était réclamée par l’Occident, notamment les membres du groupe Pussy Riot.

Il s’agissait d’un accord flagrant dans le cadre de la dernière tentative de dégel des relations avec les États-Unis et l’UE à la veille des Jeux olympiques de Sotchi en 2014. Mais même plus tard, les autorités russes ont à plusieurs reprises conclu des accords similaires dans le cadre d’ »échanges d’otages » avec les États-Unis et les pays européens. Comme l’a récemment admis Vladimir Poutine, des négociations similaires étaient en cours dès février de cette année concernant le sort d’Alexei Navalny. Malheureusement, le Kremlin a apparemment jugé l’opération « non rentable ».

Mais aujourd’hui, dans un contexte d’escalade militaire permanente, il est possible de protéger des centaines de dissidents russes victimes de la machine répressive « antiterroriste » et de rehausser leur valeur aux yeux des dirigeants du Kremlin.

La clé de cette solution n’est pas entre les mains des gouvernements occidentaux, que la Moscou officielle considère comme des adversaires militaires. Un accord avec eux ne serait possible que sur la base de concessions politiques, par exemple dans le domaine du soutien militaire à l’Ukraine. Il est évident que cela n’est pas possible aujourd’hui. Cependant, le Kremlin est accablé par son isolement politique.

Dans ces circonstances, les positions des dirigeants du Sud et des hommes politiques occidentaux qui ne soutiennent pas la militarisation de leurs propres sociétés et la stratégie d’escalade de la guerre en Ukraine sont devenues très importantes. Le Kremlin est désormais contraint de tenir compte des voix de ces hommes politiques et de ces mouvements. En témoigne, par exemple, la libération à court terme de Boris Kagarlitsky en décembre. « La condamnation de Kagarlitsky entraînera une forte diminution du soutien à la Russie dans les pays du Sud et dans les pays de l’UE. Par conséquent, 5 ans pour Kagarlitsky, c’est aussi un coup porté à la position de leader de la Russie », assure Sergey Markov, un influent analyste politique pro-Kremlin.

Il faut saisir cette opportunité. La campagne de défense de Boris Kagarlitsky et des autres prisonniers politiques n’est pas seulement un devoir de solidarité pour la gauche en France et dans le monde. C’est aussi l’occasion d’offrir une alternative à la militarisation croissante du continent. Après tout, l’assistance aux forces anti-guerre en Russie même n’est pas une arme moins efficace que les bombes et les obus pour les opposants militaires du Kremlin. Mais elle est bien plus humaine.

La première mesure à prendre en France est simple. La France Insoumise et ses alliés de la NUPES ont des centaines de députés à l’Assemblée nationale, de maires, des responsables locaux et des militants. Si la plupart d’entre eux signent une pétition demandant la libération de Kagarlitsky, cela augmentera immédiatement la « valeur marchande » de sa vie aux yeux de la machine répressive inhumaine de l’État russe. Cela peut sembler cynique, mais peut maintenant protéger Boris et des centaines de ses confères d’un massacre barbare. Ce sera également un précédent important dans le développement d’une campagne internationale de solidarité avec la gauche anti-guerre russe. Qui sait, de cette campagne naîtra peut-être une véritable alternative à la guerre qui menace de détruire notre civilisation.

Alexey Sakhnine