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Accidents du travail : 738 tués en 2022, ces décès dont vous n’entendez jamais parler

Accidents du travail. « Aujourd’hui cela fait deux ans que Benjamin est parti au travail et n’est jamais revenu. C’est aussi le 29ème anniversaire de Flavien qu’il ne fêtera jamais. Les morts au travail à Florence comme partout en Europe, ce ne sont pas que des chiffres. » Au Parlement européen, ce mercredi, la députée LFI Marina Mesure est intervenue sur la prévention des morts au travail dans un vibrant discours. « Personne ne doit perdre sa vie en essayant de la gagner », a t-elle déclarée solennellement.

En France, 738 personnes sont mortes au travail en 2022. Soit près de deux par jour. Un chiffre morbide qui est une constante année après année. La même année, 569 189 personnes ont eu un accident du travail, non mortel. Accidents du travail pour lesquels existe évidemment une importante variété de situations : des cas mortels jusqu’aux cas entraînant une incapacité, près de 40 000 en 2021 pour cette dernier cas de figure. L’accident du travail n’est pas une fatalité mais la résultante de non-respects de règles de sécurité. Une rambarde qui n’est pas accrochée peut conduire au drame. Des durées minimales repos qui ne sont pas respectées aussi. Le travail peut tuer.

La cellule d’investigation de l’Insoumission.fr a mené l’enquête sur l’invisibilisation de ces morts, tués par l’inaction politique en raison de l’absence d’une prévention efficace. Notre article.

Comment lutter contre les accidents du travail avec une inspection du travail brisée ?

L’accident du travail , n’est pas une fatalité. Disons le nettement, il n’existe pas de situations où « tout a été bien fait » et où l’accident se produirait, en dehors de quelques situations rarissimes comme les catastrophes naturelles. C’est, l’écrasante majorité du temps, le non-respect de règles de sécurité qui est en cause. Par exemple, une rambarde qui n’est pas accrochée, des durées minimales repos qui ne sont pas respectées et entraînent épuisement et usure professionnelle, menant à des accidents de travail.

Mais qu’est-ce qu’une règle si personne ne peut la faire appliquer, ou la sanctionner ? Cela fait des années que, systématiquement, on casse les moyens de l’Inspection du travail, les gouvernements successifs s’employant à rendre inoffensifs les corps de contrôles chargés de protéger les salariés. Il faut, pour s’en convaincre, saisir que l’Inspection du travail est organisée en sections géographiques, qui fondent la compétence des agents à intervenir sur telle ou telle zone.

Ces sections doivent être pourvues d’un certain nombre d’agents de contrôles pour être opérationnelles. Or, non seulement certaines ne sont pas à leurs pleins effectifs, mais beaucoup n’ont aucun agent !

Ainsi, en juin 2023, 446 sections de l’Inspection du travail étaient vacantes, contre 376 sections d’inspection vacantes en mars 2022. C’est une progression très significative, qui a porté le taux de vacance dans l’Inspection du travail à 22%. Or quiconque prendra un annuaire géographique de l’Inspection du travail pour visualiser ce chiffre et comparera à la population s’apercevra de l’effarante réalité : un travailleur sur cinq est privé d’agent de contrôle pour assurer ses droits.

Cela fait presque cinq millions de personnes livrées au bon vouloir de patrons qui peuvent aussi bien être exemplaires qu’infâmes à leur gré, sans que les pouvoirs publics ne s’en mêlent. Que l’on imagine un peu si 1/5ème des Français était privé d’hôpitaux (bien que ce soit déjà presque le cas) !

Nos gouvernants ne peuvent d’ailleurs pas plaider l’ignorance, puisque plusieurs organismes publics sonnent l’alerte à intervalles réguliers. Par exemple, la Cour des comptes estimait en juin 2020 que le niveau de chute des effectifs au sein de l’Inspection du travail atteignait un niveau très préoccupant. Et s’il arrive que le Ministère du travail annonce des recrutements salués dans les médias, ce n’est jamais qu’en deçà des effectifs supprimés ou des départs non remplacés. Ainsi, en 2021, il y a eu, certes, des recrutements, mais si l’on prend les départs en retraite la perte nette était de 264 agents.

De la répression des inspecteurs du travail par l’État

Et ceux qui subsistent, eux, vivent de plein fouet la réalité d’un corps de contrôle persécuté par le Gouvernement, qui assume d’exercer un contrôle répressif sur ses agents. L’un des premiers signes forts de défiance a été la création de la fonction de « Responsable d’unité de contrôle » (RUC). Ces agents chargés de « cheffer » leurs pairs sont apparus avec la réforme de l’inspection du travail de 2014, qui compte au passif antisocial de François Hollande.

Il s’agissait de diviser les sections en unités de contrôles dotées de véritables supérieurs hiérarchiques, sentinelles du Ministère amenées à faire appliquer les directives, au mépris total du principe fondamental d’indépendance des agents de contrôle. Ce qui a d’ailleurs entraîné une baisse d’effectifs, puisque ces RUC nécessitaient un dégraissement de la masse salariale (à l’époque, d’environ 10% selon la CGT).

Et, depuis, la hiérarchie n’a fait que se renforcer, et sévir. L’affaire Anthony Smith est emblématique et n’en finit pas d’ulcérer les agents et leurs représentants. Il faut remonter à la première vague de Covid, et au confinement. Les aides à domicile continuaient à travailler, dans des conditions d’autant plus dures que c’est un métier particulièrement pénible et précaire. Smith, inspecteur du travail, est alerté par les représentants du personnel d’une association rémoise qui signalent une absence totale de matériel de protection.

Pour aller plus loin : Victoire : Anthony Smith relaxé, désaveu pour Elisabeth Borne

Comme toujours la première approche menée par l’Inspection du travail est pédagogique et l’agent tente de voir à l’amiable avec l’employeur comment répondre à la situation, mais se heurte à un silence buté. Pleinement dans son rôle, il agit en référé au tribunal judiciaire de Reims pour que la santé des salariés soit protégée et l’employeur forcé à agir. Et là, contre toute justice, il est mis à pied par sa hiérarchie.

La Direction générale du travail (DGT) dira que, les équipements de protection individuelle n’étant pas encore obligatoires à l’époque, notamment les masques. Selon elle, Anthony Smith a fait preuve d’un zèle inapproprié et a dépassé ses prérogatives.

Or, l’un des rôles les plus fondamentaux de l’Inspection du travail est bien d’agir en prévention du risque et de prescrire des mesures pour empêcher qu’il ne se concrétise ! La décision de la DGT était donc parfaitement absurde, si ce n’est qu’elle répondait à un double objectif : rassurer les patrons, et se venger puisque c’était un cas qui mettait en lumière le manque de préparation à l’épidémie, notamment sur le plan des stocks de masques.

Anthony Smith a obtenu gain de cause en 2022 devant la justice après 918 jours d’un bras de fer épuisant avec son administration, et a écrit un livre remarquable sur son expérience, qui brosse un portrait terrible de notre Inspection du travail.

Mais même à réparer enfin nos corps de contrôles, ce sont les logiques inhérentes à l’indemnisation d’un accident du travail qui doivent être revues. En effet, pendant le premier mois d’un arrêt pour accident du travail, l’indemnité journalière ne couvre que 60% du salaire, et monte à 80% à partir du 29ème jour. Or, nous l’avons expliqué, les secteurs les plus accidentogènes emploient aussi un grand nombre de travailleurs pauvres ou en situation de précarité.

Comment ne pas comprendre, dès lors, qu’une entente tacite et inégalitaire pourra se mettre en place entre l’employeur et le salarié pour ne pas déclarer l’accident du travail et continuer le labeur comme si de rien était ? La vulnérabilité économique de ces salariés est une tentation de tous les instants pour des patrons qui n’ont évidemment aucun intérêt à déclarer les accidents du travail se produisant chez eux.

Quand des entreprises cachent délibérément des accidents du travail en leur sein

C’est d’ailleurs exactement pour cela que depuis des années de nombreuses entreprises mettent en place des politiques tout à fait abjectes visant à taire les accidents du travail. En 2012, Spie Batignolles avait ainsi été exposée par une enquête de France Inter pour sa politique de prime au silence.

Encore pourrait-on parler des nombreux cas où l’accident du travail n’est pas reconnu, pas faute de moyens ou par dissimulation directe du fait par l’employeur, mais parce que de puissants lobbys s’emploient à dissimuler le lien entre le dommage et le travail. Il en va ainsi des algues vertes, la famille de Thierry Morfoisse en sait quelque chose. Cet homme de 48 ans est mort au travail alors qu’il convoyait plusieurs tonnes d’algues vertes, et il a fallu 12 ans de procédure pour que l’accident du travail soit reconnu.

Mais, alors que nul ne doute plus de la toxicité de l’hydrogène sulfuré qui émane des algues vertes, la justice a refusé de reconnaître la faute inexcusable de l’employeur, prétendant ne pas avoir assez d’éléments pour se déterminer, estimant que d’éventuels dispositifs de protection n’auraient pas nécessairement sauvé le salarié.

Aujourd’hui, pourtant, plus personne ne doute des effets de ce végétal toxique sur la santé humaine, et le guide algues vertes produit par la DREETS de Bretagne en 2021 fixe clairement la nécessité des équipements individuels pour les travailleurs exposés.

Que penser, aussi, de la situation des travailleurs qui opèrent dans les milliers d’écoles amiantées ? Louis Boyard s’était puissamment saisi du sujet en dénonçant la passivité criminelle du gouvernement, début 2023, suite à une enquête de France Info. Depuis rien ne semble bouger. Dira-t-on aux familles des futures victimes que les maladies professionnelles à naître sont sans lien évident avec le travail et étaient inévitables ?

La santé des travailleurs, le respect de leurs droits, doivent constituer une priorité absolue dans un Etat avancé et civilisé. Or, non seulement ce n’est plus le cas en France, mais on s’emploie à faire l’inverse. Un sursaut des travailleurs révoltés, de leurs représentants et des forces progressistes est absolument nécessaire. Sans quoi, le travail continuera d’être une hécatombe, et la retraite l’antichambre de la mort plutôt qu’une nouvelle étape de la vie.

44 127 cas de maladies professionnelles en 2022

Des questions, on peut aussi en avoir sur les maladies professionnelles. Indissociables des accidents du travail, elles en sont souvent les conséquences. 44 217 cas ont été reconnus en 2022. Parmi ces maladies professionnelles, 38 286 portaient sur des troubles musculo-squelettiques (TMS), de loin la première cause de maladies professionnelles, et 2234 concernaient l’amiante, le reste se partageant entre différents cancers, covids et afflictions diverses.

La prédominance des TMS dans les maladies professionnelles est tout à fait en lien avec centralité de ce que le législateur appelle « manutention manuelle », et qui constitue le premier domaine d’accidents du travail. C’est-à-dire « toute opération de transport ou de soutien d’une charge dont le levage, la pose, la poussée, le port ou le déplacement exige l’effort physique d’un ou plusieurs salariés ».

En somme, les métiers de force. De fait, les accidents du travail surviennent principalement au cœur du prolétariat, c’est-à-dire au sein des activités du nettoyage et du travail temporaire (29 % des accidents du travail en 2022), de l’alimentation (17 %), du transport (15 %) et du BTP (14 %). Les principaux facteurs de risque sont les manutentions manuelles (environ 50%) et les chutes de plain-pied et de hauteur (environ 30%).

Et c’est bien l’une des premières raisons pour lesquelles nous n’entendons jamais parler des accidents du travail. De manière encore bien plus manifeste que les crimes et les délits, ceux qui meurent au travail, ceux qui s’usent au travail, sont avant tout prolétaires, ceux qui effectuent ces fameux métiers dits de « première ligne », considérés avec un paternalisme condescendant en temps de pandémie, rapidement oubliés ensuite.

Ils ont pourtant des noms, des visages. En mars 2023 le collectif Stop à la mort au travail a marché à Paris, portant les photos de ses défunts. Romain Torres, mort à 17 ans écrasé par un tronc d’arbre parce que quatre règles de sécurité avaient été enfreintes, Abdoulaye Soumahoro, ouvrier d’Eiffage, qui a chuté dans un malaxeur à béton sur le chantier de la future ligne 16 du Grand Paris. Jérémy Wasson, également victime des travaux franciliens, envoyé seul escalader une toiture. Ils sont morts, et personne ou presque n’a parlé d’eux, ou de leurs proches endeuillés.

Par Nathan Bothereau

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