Rancière. En septembre, l’Insoumission.fr a lancé une nouvelle rubrique « Idées et analyses » avec un premier texte d’analyse du travail scientifique accompli par Thomas Piketty et Julia Cagé. Dans la même trajectoire, nous lançons aujourd’hui notre nouvelle rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées » avec un premier texte portant sur un récent dialogue entre Jacques Rancière et Olivier Neveux à l’occasion du 50ème anniversaire des éditions La Fabrique. L’objectif recherché par ces deux nouvelles rubriques est commun. Il s’agit de rendre accessible des textes, des dialogues, des matériaux utiles à toutes celles et ceux qui travaillent au renversement du monde et ont juré d’abattre la Citadelle. Il s’agit aussi de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique.
Ces deux rubriques ont aussi en commun la même volonté de tisser des liens entre des univers différents. Se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. C’est l’un des cœurs de la réflexion du théoricien de la révolution citoyenne, Jean-Luc Mélenchon, qu’il porte dans son dernier ouvrage « Faites mieux ! ». L’Insoumission.fr vous invite à procurer, par tous les moyens possibles et sans tarder si ce n’est pas déjà fait. Ce premier texte de notre nouvelle rubrique fait le récit du dialogue entre Jacques Rancière et Olivier Neveux organisé par les éditions La Fabrique mercredi dernier. Notre journaliste sur place nous parle de la rencontre sur l’esthétique de ces deux intellectuels au Cirque électrique, porte des Lilas. Notre article.
Rancière et Neveux : la bousculade de l’imaginaire
La politique ne peut se fonder uniquement sur l’actualité et son commentaire, ni même sur les seules connaissances. Elle se nourrit des idées et leurs rencontres. C’est particulièrement vrai pour toutes celles et ceux qui se donnent comme ambition de transformer le monde. Comment se confronter à l’impératif écologique, social, démocratique de notre temps, inventer de nouveaux chemins et objectifs que ceux des libéraux, sans se relier aux artistes et aux intellectuels ? Leur faculté à bousculer, dans l’imaginaire, le symbolique et les idées, nos représentations est un atout pour penser le présent et regarder le futur. Il n’est pas possible de penser pour agir en se contentant du savoir dominant qui nous précède.
Jacques Rancière et Olivier Neveux : une pensée pour sortir des sentiers battus
Penser pour agir. C’est ce que fait Jean-Luc Mélenchon dans son dernier livre « Faites mieux ! » en convoquant des figures et des pensées diverses, des scientifiques des artistes des philosophes, de Pierre Teilhard de Chardin à Edouard Glissant. Et c’est sans doute, une indifférence, voire un mépris aux grandes voix et idées diverses et utiles à révolutionner la révolution, qui est, parmi d’autres raisons, à l’origine du repli et de la chute du Parti communiste français. Comme Foucault, Deleuze, Derrida et Guattari. Et Jacques Rancière.
Le 27 septembre, au Cirque électrique, Jacques Rancière et Olivier Neveux étaient réunis, à l’occasion de la sortie du dernier ouvrage de Jacques Rancière et du 50ème anniversaire de la maison d’édition La Fabrique, pour une conversation sous le feu nourri des questions des plus de 200 spectateurs présents, particulièrement jeunes.
Olivier Neveux est connu pour sa participation brillante à l’atelier des derniers Amphis de la France insoumise : «Pourquoi détestent-ils les artistes ?». Enseignant-chercheur, professeur à l’École normale supérieure, Olivier Neveux est aussi un militant et un auteur. Son dernier livre Contre le théâtre politique a agité le monde de la culture et au delà. C’est faux – y dit-il – que la politique soit nuisible au théâtre, au contraire. «Contre le théâtre politique» signifie pour lui, s’opposer à l’incitation très consensuelle à certains écarts et provocations, impuissants sur le fond, contre ce qui neutralise la politique comme le théâtre dans le « conformisme de leur alliance ».
Jacques Rancière quant à lui fabrique, en philosophe, de la pensée et des concepts depuis 50 ans. De La haine de la démocratie au Partage du sensible en passant par tout son travail pour rendre visible l’émancipation ouvrière. Une pensée qui trouble et qui embarrasse comme le rappelait en introduction de la rencontre Olivier Neveux. Une pensée qui pousse à sortir des sentiers battus de ses certitudes non éprouvées.
Plus qu’un dialogue, ce moment se constituait comme une interview de Jacques Rancière, d’abord par Olivier Neveux puis par la salle pendant deux heures.
Trouver des passages : Rancière et Neveux y contribuent
En répondant à de premières interrogations sur son processus d’écriture, le philosophe le décrivait sans plan, accumulant un excès de matériaux, et prises de paroles existants, proche du collage, permettant l’accès à la visibilité des productions intellectuelles et artistiques des invisibles – du monde ouvrier aux immigrés. Il définissait son écriture comme non guidée par la volonté de transmettre des idées mais engagée dans un processus de recherche qui pouvait croiser celui du lecteur, trouver des passages.
Beaucoup de sujets étaient abordés, la nature de la fiction, en quoi l’être humain est un être politique parce qu’il est littéraire, la non réduction de l’exploité à l’exploitation bien sûr mais aussi à la lutte, les rapports regards/espace/temps….
La discussion la plus focalisée de cette réunion a porté sur la question du savoir. Loin de l’idéaliser, Jacques Rancière a tenté de le déneutraliser.
Le savoir total pour une explication globale du monde, ça ne marche pas – dit l’auteur. Pas plus que le savoir qui précède l’expérience. La lutte, l’action créent des savoirs nouveaux.
Rancière plaide contre les lignes droites.
Et contre le savoir qui sépare ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, ceux qui expliquent et ceux qui écoutent, outil de hiérarchisation des êtres et de domination. « Venons-en au fait – pour Jacques Rancière – c’est trop souvent faire taire », c’est «l’intériorisation de la place qui nous est assignée et la subordination ou la soumission comme seul moyen d’en bouger ».
Articuler le savoir et l’émancipation
Réaffirmant la nécessité d’une articulation entre savoir et émancipation, Jacques Rancière est donc revenu sur les enjeux de son ouvrage Le maître ignorant . Dans celui ci, il lève le voile et prolonge un théoricien du début du 18e siècle, Joseph Jacottot. Non content d’avoir appris le français à des étudiants flamands sans leur donner aucune leçon, Jacottot se mit à enseigner ce qu’il ignorait et à proclamer le mot d’ordre de l’émancipation intellectuelle : tous les hommes ont une égale intelligence. Pour Jacottot, la méthode explicative qui veut faire avancer les enfants et le peuple vers une égalité à venir reproduit en fait indéfiniment la situation d’inégalité. Dans son livre, Jacques Rancière invite à un renversement radical de la vision pédagogique du monde, l’égalité n’est pas un but mais un point de départ, une présupposition qu’on s’efforce de vérifier : «Il faut choisir de faire une société inégale avec des hommes égaux ou une société égale avec des hommes inégaux. Qui a quelque goût pour l’égalité ne devrait pas hésiter : les individus sont des êtres réels et la société une fiction. C’est pour des êtres réels que l’égalité a du prix, non pour une fiction. Il suffirait d’apprendre à être des hommes égaux dans une société inégale. C’est ce que veut dire s’émanciper».
Il invite à en tirer politiquement les leçons. Les défaites de la démocratie sont des défaites de l’égalité et non la défection des illusions.
Aujourd’hui, massivement, l’explication a pris la forme d’imposition et de domination. Même chez les progressistes, la pensée du savoir peut séparer et ouvrir au ressentiment. Quand on espère les effets qui ne viennent pas. Et que ceux de l’autre côté sont rabattus cyniquement au rang de crétins. Or chacun peut apprendre seul, sans maître explicateur – affirme l’auteur. Souvent même on ne sait pas qu’on savait. Un père de famille pauvre et «ignorant» peut se faire l’instructeur de son fils ou de sa fille. L’instruction est comme la liberté : elle ne se donne pas, elle se prend.
Quelques mots trop brefs et trop vite écrits pour rendre compte d’échanges passionnants qui peuvent être fructueux quand on les confronte à notre expérience, quand on pense notre rapport à l’autre, nos voisins, nos collègues, les réfugiés, les abstentionnistes, les habitants des quartiers populaires… Quand on se situe dans la politique. Principal reproche possible pour cette rencontre, le manque de temps accordé pour mettre en pratique et en actes cette pensée. Mais on a les livres de Jacques Rancière.
Ce rendez-vous avait aussi une occasion : la sortie cette semaine du dernier ouvrage de Jacques Rancière : Les trente inglorieuses/scènes politiques.
Jacques Rancière y fait preuve d’une grande générosité. A la manière des Manifestes d’Édouard Glissant qui ont été tant utiles à ceux et celles qui voulaient penser le monde, des textes divers rapprochant ses concepts des événements politiques des trente dernières années y sont rassemblés. De la canicule au voile en passant par le 11 septembre, la fin de Trump, les Gilets jaunes ou son intervention en Assemblée générale des cheminots en grève le 16 janvier 2020. C’est une entrée dynamique et joyeuse – même si certains faits sont dramatiques – dans une pensée philosophique complexe.
Les 30 courts textes sont regroupés en trois sections 1- Le racisme d’en haut 2- La non-démocratie 3- Les présents incertains. Pas besoin d’être en accord avec tout ce que le philosophe y trace pour s’y engager passionnément.
Il y raconte comment «ces trente années ont vu l’accomplissement de la contre-révolution intellectuelle qui a soit rejeté, soit retourné en leur contraire toutes les valeurs progressistes traditionnelles». Mais note aussi que «le consensus a pourtant échoué à imposer ce qui est son principe même : s’imposer comme la seule réalité, définir seul le temps et l’espace de la vie commune». Trente textes qui jalonnent trente années qui nous montrent aussi que « l’invisible n’est pas le caché» et «la rupture, c’est de cesser de vivre dans le monde de l’ennemi».
Son avant-propos se conclut par une citation qui date de 12 ans : «il n’y a pas la théorie d’un côté, et, de l’autre côté, la pratique chargée de l’appliquer. Il n’y a pas non plus d’opposition entre la transformation du monde et son interprétation. Il y a des textes, des pratiques, des interprétations, des savoirs qui s’articulent les uns sur les autres et définissent le champ polémique dans lequel la politique construit ses mondes possibles ».
Quelle meilleure raison de plonger dans cet essai ?
Laurent Klajnbaum
Jacques Rancières – Les trente inglorieuse – La fabrique 2023
Olivier Neveux – Contre le thèâtre politique – La fabrique 2020
Edouard Glissant – Manifestes – co-écrit avec Patrick Chamoiseau – Paris, La Découverte / Éditions de l’Institut du Tout-Monde, 2021