Piketty

Débattre de Cagé et Piketty en se respectant

Piketty/Cagé. Dans la revue « Regards », l’historien communiste Roger Martelli a pris la plume pour répondre aux récentes notes de blogs de Jean-Luc Mélenchon et Manuel Bompard. Les deux dirigeants insoumis ont récemment livré une analyse du livre « Histoire des conflits politiques » de Julia Cagé et Thomas Piketty et de ses implications stratégiques. L’Insoumission.fr relaye ici en exclusivité un article d’Antoine Salles-Papou qui répond à l’analyse du penseur communiste.

Il va de soi et c’est bien ainsi que le livre de Cagé/Piketty peut et doit occasionner du débat. C’est la meilleure des choses si l’on veut sortir des poncifs rabâchés depuis dix ans. Mais on se doit aussi à une certaine retenue si l’on veut améliorer notre compréhension de la réalité qu’ils décrivent. Il faut donc sortir de cette vieille mode dont il vaut mieux oublier d’où elle vient, consistant à transformer toute discussion en dénonciation. Produire du désaccord est une activité très répandue comme méthode prétexte à ne jamais rechercher le contraire.

C’est souvent le lot d’une certaine conception de l’avant-gardisme qui se méfie comme de la peste de la volonté fédérative qui est le pain obligé des Mouvements qui refusent le verticalisme des partis de la gauche d’avant. Une lecture de Roger Martelli dans « Regards » est décevante dans ce domaine. Aux Insoumis, on a toujours respecté l’ancien dirigeant communiste et toujours trouvé stimulant de le lire même quand on est en désaccord avec lui. On se félicite qu’il ait lu la note de blog de Jean-Luc Mélenchon et de Manuel Bompard.

J’admets qu’il ne soit pas d’accord avec notre analyse nonobstant les succès de sa mise en œuvre depuis dix ans. J’admets qu’on puisse en effet trouver contestable notre compréhension du livre de Cagé/Piketty. Je comprends moins l’urgent de démentir Bompard et Mélenchon pour entrer dans ce débat. Peut-être pour ne pas centraliser ses vifs désaccords avec Cagé/Piketty également exprimés dans cet article.

Mais pourquoi commencer la critique de l’analyse des posts de ces deux dirigeants Insoumis par cette phrase « Ils trouvent ainsi une source de confiance dans le travail publié. Or, si l’optimisme de la volonté est une incontestable vertu politique, elle ne doit pas tourner pour autant le dos à la lucidité de l’intelligence. »  Pour ma part, je ferai l’effort de bienveillance sans lequel il serait désormais impossible de partager ici et là certaines des idées présentées par Roger Martelli. Mais je voudrais avoir l’audace, sans doute sans lucidité ni intelligence, de ne pas partager ce qui me semble être un tropisme nostalgique du communisme d’hier.

En effet, une nouvelle fois, Martelli réduit l’acteur de l’histoire à la seule classe ouvrière. Et il la distingue radicalement des populations diplômées et des cadres. « Pour la Nupes, écrit-il, les votes élevés sont corrélés avant tout à la part importante des locataires, au fait qu’on est au centre des métropoles, qu’il y a beaucoup de chômeurs et de ménages pauvres. Mais le vote est aussi lié au fait qu’il y a beaucoup d’individus disposant d’une formation supérieure et beaucoup de cadres. »

Un clivage que je ne partage pas du tout. Il est évident que, pour regarder la structure sociale de 2023, les lunettes des années 1970, si charmant qu’on puisse trouver leur vintage, ne sont pas appropriées. Encore un effort pour être matérialiste : avec les mutations de la structure productive, le peuple, les classes sociales bougent ! Cadre, diplôme universitaire ne recouvre plus les mêmes réalités aujourd’hui qu’il y a 50 ans.

De même, la classe ouvrière n’est plus composée principalement d’ouvriers, au sens de l’industrie d’hier, mais beaucoup d’employés de service précarisés, voire « d’ouvrier du flux » qui font fonctionner les grands réseaux au cœur du capitalisme de notre époque. Je dois m’avouer sceptique lorsque Roger Martelli, à rebours de l’histoire la plus glorieuse du mouvement communiste, semble rejeter l’importance de l’activité militante ainsi que du programme pour mobiliser le peuple.

Il se borne à mentionner l’importance de construire un grand récit d’émancipation. J’en suis d’accord ! Le penseur communiste ne va pas jusqu’à nous décrire ce récit. Puis, je pense que Roger Martelli nous aura confondu avec d’autres quand il reproche à Bompard et Mélenchon de séparer « le social du sociétal » ce qui est plutôt le discours du PCF, de Fabien Roussel et de quelques autres. Que ne s’est-il donné la peine d’écouter dans la soirée-débat organisée par l’Institut La Boétie ce qu’a dit à ce sujet Mathilde Panot.

C’est l’exact contraire de ce qu’écrit Martelli à notre sujet quand il écrit « Il n’est dès lors pas possible de rassembler des majorités contre ses (au capitalisme, ndlr) effets et ses normes, si l’on se met à choisir entre le combat contre les inégalités et celui contre les discriminations, si l’on sépare le social du socio-économique et celui du présumé « sociétal ». La marche vers l’émancipation humaine ne se découpe pas en tranches, que l’on pourrait penser et traiter séparément. »

Désolé Roger : sur ce point, les insoumis sont parfaitement d’accord avec toi. J’y ajouterais la thèse de « l’ère du peuple » : quel que soit le lieu, l’accès aux réseaux collectifs ouvre une dépendance créatrice de nouvelles conflictualités de classe entre « eux et nous », l’oligarchie et le peuple. Sur ce point, le désaccord est connu, ancien et figé avec Roger Martelli pour qui la classe ouvrière reste l’unique acteur fondamental de l’histoire. Ce qui nous fera sentir plus proche du concept sociologique de « classe géo-sociale » de Cagé/Piketty que notre vocabulaire politique désigne sous le nom de « peuple ».

Il me semble que la discussion théorique peut être débarrassée sans dommage de la disqualification du point de vue différent. Martelli a donc raison de demander au PCF qui réclame un « front populaire » : « À quoi bon rassembler, si l’on passe ensuite son temps à écarter ? » J’affirme donc mon complet accord avec la conclusion de l’article de Roger Martelli. « Quand l’esprit de l’émancipation et de la fraternité irrigue les consciences, la force des dominés devient irrésistible. Encore faut-il que, du côté de la gauche, cet esprit soit à tout moment perceptible. On aimerait tant que ce soit le cas aujourd’hui ! ». En effet !

Par Antoine Salles-Papou

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