Annie Ernaux

« À la manifestation contre la vie chère, j’étais à ma place » : Annie Ernaux, la prix Nobel insoumise

Le 6 octobre 2022, l’écrivaine Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature. Une première pour une femme française. Fierté et émotion se conjuguent face à une telle distinction. En décembre 2021, nous avions réalisé son portrait. Elle a bouleversé le roman contemporain. Elle a déjà marqué l’Histoire et le monde de la littérature.

Pour sa première apparition en public depuis la remise de son prix Nobel, Annie Ernaux a participé à la grande marche du 16 octobre, aux côtés de Jean-Luc Mélenchon. « À la manifestation contre la vie chère, j’étais à ma place », selon ses mots. Une grande dame et un modèle d’insoumission, qui en a inspiré plus d’un parmi vous, lectrices et lecteurs de l’insoumisison. Nous publions aujourd’hui dans nos colonnes une interview d’Annie Ernaux, réalisée pour le Journal du Dimanche par Marie-Laure Delorme.

Rien n’a changé, rien ne changera. La maison de Cergy-Pontoise, dans le Val-d’Oise ; le portail grand ouvert ; le jardin jonché de feuilles rouges. Annie Ernaux a reçu le prix Nobel de littérature, à l’âge de 82 ans. Elle revient des États-Unis, elle repart en Italie. L’auteure de La Place voyage pour défendre le documentaire Les Années Super 8, coréalisé avec son fils David Ernaux-Briot à partir d’archives de vidéos familiales capturées entre 1972 et 1981, et porter une œuvre littéraire et politique préoccupée par la marche du monde.

Le prix Nobel va-t-il bouleverser votre vie ?

Je crains le nombre de sollicitations car j’ai toujours une bonne raison d’accepter. Disons qu’il y a celle que je suis et celle qui a reçu le prix Nobel de littérature, et les deux n’ont pas beaucoup de rapport entre elles. On pensait au Nobel pour moi, mais moi je n’y pensais pas. Sans doute ce – sentiment est-il lié à ma jeunesse. À partir de 20ans, je savais que l’écriture était pour moi, mais je ne songeais pas aux récompenses. Je n’oublie pas que les prix littéraires sont toujours injustes. Le prix Nobel est à part : il ne récompense pas un livre, mais une trajectoire. Le Nobel est politique au sens où il se veut à la fois de son époque et tourné vers l’avenir. Il est dans le mouvement du monde.

À qui dédiez-vous votre Nobel ?

À ceux qui souffrent d’injustice et qui ont un espoir de plus de liberté et de justice. Je ne peux pas le dédier à ceux dont je suis issue. Il faut penser à l’avenir. J’écris depuis ce monde dont je viens, qui ne savait même pas que le prix Nobel existait, mais vers les autres qui souffrent d’autres dominations.

« Une décoration ne peut pas affecter notre vision du monde, ne peut pas changer notre place, ne peut pas bouleverser notre intérieur. »

Vous avez reçu le prix Nobel de littérature comme, notamment, J.M.G. Le Clézio en 2008, et
Patrick Modiano en 2014. Même génération, même éditeur, même obstination. Quel rapport
entretenez-vous avec ces deux écrivains ?

Jean-Marie Le Clézio a été un modèle et un moteur pour moi. Nous avons le même âge et il a commencé à écrire quand moi-même je voulais le faire. J’ai particulièrement été admirative de la première période de son travail : son originalité, sa voix unique. Il a ouvert l’espace français. J’ai aussi beaucoup apprécié La Ronde et autres faits divers, en 1982. Je reconnais avoir moins d’affinités avec l’univers de Patrick Modiano car je n’ai pas de rapport à Paris. J’ai choisi la maison de Cergy pour le silence, l’espace, la nature. Je n’ai vécu que cinq années en appartement durant ma vie. Paris ne me parle pas. J’aime les derniers romans de Patrick Modiano, où il sort de la capitale et évoque sa jeunesse. Il a écrit de grands livres, comme Dora Bruder, en 1997, et je garde un fort souvenir de Villa triste, en 1975, où l’on reconnaît la ville d’Annecy. On aurait pu s’y croiser.

À quoi tient votre humilité, à tous les trois ?

On s’est engagés dans l’écriture comme une raison de vivre. Une décoration ne peut pas affecter notre vision du monde, ne peut pas changer notre place, ne peut pas bouleverser notre intérieur. Nous n’avons jamais écrit pour recevoir un prix.

Existe-t-il des différences entre la manière dont on appréhende votre œuvre en France et à l’international ?

J’ai connu plusieurs paliers dans mon travail. Certains pays, comme la Corée du Sud ou les États-Unis, sont plus axés sur le féminisme et d’autres, comme le Japon, sur mon statut de transfuge social.

« Les romans de Michel Houellebecq sont idéologiques, avec une écriture plate. Ils sont écrits au fil de la plume, sans spécificité. »

Il y a ceux qui aiment la totalité de vos livres, ceux qui n’adhèrent à aucun de vos livres, ceux qui choisissent certains de vos livres. Les Années (2008), célébré par amis et ennemis, n’est-il pas une revanche ?

Les Années est écrit aussi à partir d’une mémoire de femme et de transfuge. Je fais le portrait de la France, depuis 1941, avec plus qu’un regard personnel : une prise de position. Mais le personnage principal des Années est le temps. Nous faisons tous partis du monde et nous avons tous été traversés par les conflits, les questions, les événements, les modes, les changements sociétaux… Les événements de Mai 68 ont changé tout le monde, même ceux qui n’ont pas voulu être changés par eux. Je souhaitais balayer des générations par une forme impersonnelle et collective.

Comment envisagez-vous le discours du 10décembre à Stockholm ?

Je suis écrivaine et engagée, donc il sera littéraire et politique.

Michel Houellebecq était donné favori du Nobel de littérature. Est-ce un auteur qui vous intéresse

Je me suis dit : mieux vaut que cela soit moi plutôt que lui. J’ai beaucoup aimé Extension du domaine de la lutte, en 1994. J’ai trouvé le roman novateur, original, juste dans sa description du corps et du sexe comme objets de lutte. Mais, dès Les Particules élémentaires, en 1998, j’ai été révulsée par sa vision de la femme. Ses romans sont idéologiques, avec une écriture plate. Ils sont écrits au fil de la plume, sans spécificité. Je reconnais immédiatement, par exemple, un roman de Patrick Modiano par son style.

Les gens disent : « Annie Ernaux a changé ma vie. » Comment un écrivain peut-il changer une vie ?

Des livres ont changé ma propre vie. La Nausée de Sartre, Les Raisins de la colère, de Steinbeck, Le Deuxième Sexe, de Beauvoir. Virginia Woolf a modifié mon rapport à l’écriture. Les livres peuvent ouvrir notre vision des choses : on voit soudainement le monde comme on ne l’avait jamais vu.

« À la manifestation contre la vie chère, j’étais à ma place. »

Dès le début, le projet de votre œuvre a-t-il été de rendre compte de la réalité, telle que vous y êtes confrontée ?

J’ai plutôt tenté d’écrire la vie, tout ce qui peut survenir dans la vie en termes d’événements personnels, mais confrontée à la société. Nous ne sommes pas des monades dans le monde. Nous sommes toujours dans une société, une époque. Un proverbe africain dit : « On est plus le fils de son époque que de son père. »

L’écrivain doit-il choisir entre le combat et la complexité ?

Je suis engagée dans l’écriture. Je sépare fortement mon écriture et mes engagements. On peut se tromper dans ses choix politiques, mais pas dans son écriture. Je n’aime cependant pas parler d’erreurs en matière de prises de position. Dans le moment présent, on ne se trompe pas dans ses engagements, on choisit en étant convaincu de ce que l’on fait. Après, avec le recul de ce que l’on sait, on peut dire : «Je ne le ferai plus.» À 18ans, je pense comme mon entourage, et je suis en faveur du coup d’État de de Gaulle du 13mai 1958. À 20ans, je poursuis mes études de philosophie, je réfléchis autrement, je ne suis plus du tout «Algérie française». Je bouge et la société aussi. J’assume tous mes livres car je m’y confronte à la complexité des choses. Il n’existe rien, mais rien, de simple. Dans Mémoire de fille, je fais part de mes doutes sur ce que j’ai vécu.

Peut-on parler de violence à propos de votre écriture ?

Les Armoires vides ont été reçues comme un livre violent. Si j’étais un homme, on ne me poserait pas la question. Pour Passion simple, on parlait d’une écriture de mec. La femme induit tous les stéréotypes de douceur et de calme.

Comment choisissez-vous les titres de vos livres ?

Avant tout, je cherche la précision. Les titres me viennent après l’écriture. Ils ne doivent pas induire le lecteur en erreur sur le contenu du livre. Le titre de La Place s’est imposé car il s’agit de la place que chacun occupe dans le monde social. Il y a aussi toutes les expressions que mes parents utilisaient comme «avoir une bonne place» ou «ne pas être à sa place». Je les emploie encore aujourd’hui. À la manifestation contre la vie chère, j’étais à ma place.

« Dans le gouvernement, en matière de politique pour les femmes, l’affichage est formidable mais pas les mesures. Tout traîne. On ne sent aucune volonté. »

Que vous a inspiré le message d’Emmanuel Macron lors de l’annonce de l’attribution de votre prix Nobel ?

Il a fait le service minimum. Je suis la première Française à recevoir le Nobel de littérature. Il est choquant pour les femmes qu’il ne l’ait pas mentionné. Dans le gouvernement, en matière de politique pour les femmes, l’affichage est formidable mais pas les mesures. Tout traîne. On ne sent aucune volonté. Sans parler des autres domaines.

Qu’avez-vous pensé de ceux qui ont parlé d’islamo-gauchisme, à cause de votre défense du hidjab, et d’antisémitisme, à cause de votre critique de la politique d’Israël ?

Faut-il répondre à des accusations qui ne sont fondées sur rien ? On devrait pouvoir être opposé à la politique d’Israël, celle de Netanyahou en particulier, et défendre les Palestiniens dans les territoires occupés, sans se faire accuser d’antisémitisme. D’autre part, à Cergy, je vis dans un environnement cosmopolite. Ma vision ordinaire est ce mélange de filles voilées et de filles non voilées. Je suis pour la liberté des femmes et elle n’existe pas en Iran.

Avec les années, en général, on se droitise. Comment expliquez-vous que vous êtes de plus en plus à gauche, depuis votre jeunesse à Yvetot, en Haute-Normandie ?

Je défends toujours Sandrine Rousseau. Elle est une battante. Elle s’exprime de manière violente, mais on ne le lui reprocherait pas si elle était un homme. Il faut retourner à l’enfance pour comprendre mes engagements. Mon lieu était constitué d’une épicerie, d’une toute petite cuisine, d’un café et d’une grande chambre. J’ai été au contact de mes parents, ouvriers puis petits commerçants, et de gens qui vivaient dans une profonde misère. Ma mère était comme une assistante sociale dans le quartier. J’entrais avec elle dans des maisons où la vie était d’une immense pauvreté. Durant mon enfance, c’est mon monde.

« Dans des villages sans étrangers, on vote à l’extrême droite. La méconnaissance explique beaucoup de choses. »

L’indifférence sociale est-elle une faute ?

Il est difficile pour beaucoup de concevoir ce qu’ils n’ont pas vu. Dans certains milieux, Zola n’est pas considéré comme un écrivain. Moi, L’Assommoir me bouleverse. Il faut le plus souvent avoir côtoyé, vu, touché de près. On comprend beaucoup de choses en s’occupant des migrants. Quand un garçon vous avoue qu’il ne peut plus regarder l’eau car il est resté six heures dans la mer en se demandant si on allait le secourir… Dans des villages sans étrangers, on vote à l’extrême droite. La méconnaissance explique beaucoup de choses.

Pouvez-vous passer une journée sans écrire et sans lire ?

J’écris dans mon journal et je lis tous les jours.

Vos journaux seront publiés à la BNF après votre mort. Vous pensez qu’ils vont changer l’image que l’on a de vous ?

Obligatoirement. J’y suis dans une écriture du moment, et on verra une vie avec une grande place donnée aux histoires d’amour et à ma vie conjugale avec mon mari. On pourra voir ce que j’ai vécu à 30ans et comment, à 75ans, j’ai un autre regard sur ce que j’ai vécu. Cela sera le roman d’une vie.

Vous êtes une amoureuse ?

Oui.

Le regard de vos deux fils a-t-il pesé sur ce que vous écrivez ?

À des moments de ma vie, oui, mais rien ne m’arrête car ma liberté d’écrivain passe avant tout. Je suis toujours sur un arbre et les feuilles tombent de plus en plus. Mais j’ai un rapport apaisé à la mort.

Le grand absent du documentaire familial, Les Années Super 8, n’est-il pas votre père, déjà mort à l’époque ?

Tout aurait été différent si mon père avait été encore en vie. Ma mère ne serait pas venue vivre avec nous, ce qu’elle a follement désiré. Mais, pour reprendre ses mots, elle s’est aperçue qu’elle ne faisait pas bien dans le décor. On l’accueillait, mais on ne l’accueillait pas telle qu’elle était. Ma mère avait, par exemple, une voix forte et un accent normand. Je ne m’en rendais pas compte car c’était ma mère. Mais, un jour, au téléphone, je me suis rendu compte de son accent. J’étais alors passée dans l’autre monde. Son corps, ses gestes m’apparaissaient soudainement. Ma mère ne faisait pas attention aux objets. Elle avait une brusquerie de tout le corps. Elle était dans l’efficacité. En même temps, ma mère était très soucieuse de «bien se tenir dans le monde », comme elle le disait. Mes enfants ont adoré leur grand-mère. Il me reste vis-à-vis d’elle un sentiment de culpabilité.

Vous dites, dans Les Années Super 8, qu’il ne faut pas penser à la vieillesse et à la mort sous peine de désespérer. Vous arrivez à ne pas y penser ?

Je souhaite qu’on ait le droit de mourir dans la dignité, même si je ne suis pas certaine de me servir de ce droit. Il faut qu’il y ait un débat, mais ce choix me semble aller dans la logique des droits humains. Il existe un tournant, que je situe personnellement autour de 80ans, sur le sentiment de mortalité. On sait alors que l’avenir n’est plus illimité. On a toujours su que l’on n’était pas éternel, mais on en prend conscience avec une grande force. Des proches et des moins proches, même plus jeunes, meurent autour de soi. On le voit continuellement. On est sur un arbre et les feuilles tombent. Je suis toujours sur un arbre et les feuilles tombent de plus en plus. Mais j’ai un rapport apaisé à la mort. J’ai fait de ma vie ce que je voulais : écrire. Il est aussi plus facile de disparaître quand on a des enfants et des petits-enfants. On a transmis quelque chose qui survit à soi.

La légèreté est-elle un sentiment que vous connaissez ?

Non. Je connais par moments un sentiment d’apesanteur. Je suis allée dix-huit fois à Venise et j’y suis heureuse. C’est le plus grand bonheur qui soit. Quand les touristes sont partis, le soir, on peut avoir l’impression que rien ne bouge. Mais la légèreté n’est pas mon humeur habituelle. Je suis impliquée.