Pascal Colrat

« La ferme ! ou le petit théâtre » : la nouvelle exposition de Pascal Colrat

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Pascal Colrat expose 12 photos à la Galerie Talmart à Paris jusqu’au 28 avril. 12 photos pour dire au revoir à sa maison d’enfance. L’habiter une dernière fois. 12 photos pour parler du
temps. Des rêves. D’une utopie de vie. Le graphiste aime nous raconter des histoires avec
les images. Dans le côte à côte des affiches et à l’intérieur. C’est encore le cas cette fois-ci. Notre article.

« Créer, c’est résister / Résister, c’est créer », Stéphane Hessel

Pascal Colrat n’est jamais où on l’attend. Aux frontières de la photo, du dessin, de la typographie, de l’art contemporain, voire du happening… C’est un promeneur du graphisme. Il fait, dès les Beaux-Arts, le choix de l’affiche. Le choix de la rue. Prend le parti de casser les murs pour s’adresser à un public populaire. Passe sans problèmes d’une exposition à Beaubourg à un accrochage au cœur de la manifestation et du mouvement social. Tantôt son travail s’ancre au politique. Actualité, indignation et colère. Témoignage, soutien et espoir. Tantôt, il prend un tour plus intime. Personnel, amoureux ou familial. Comme avec la « Soupe des renards », une enquête sur l’assassinat de son grand-père.

Pascal Colrat déplace les curseurs graphiques de l’image au signifiant textuel. Ou les superpose. Il peut ainsi modeler les citations qui le touchent. Leur donner l’impact du signe. Ou photographier sa chair marquée de ses revendications. D’autrefois, il prépare longuement, artisanalement, scénographiquement une photo sculptée avec la lumière. Rarement retouchée. Souvent pour l’affiche – donc le multiple – et la série. Comme avec sa longue collaboration avec le Tarmac.

« Allumez vos yeux »

Pascal Colrat

Les 12 photos qu’il expose constituent une série intitulée « La ferme ! Ou le petit théâtre ». 12 pièces et lieux de son petit pavillon d’enfance vitriote de 60m2. Habités chacun par un homme ou une femme aux visages d’animaux. Lapin, corbeau, chèvre, chien, âne, vache, serin, agneau, cheval, chat et souris. À chacun son endroit ou presque. La ruralité au cœur de la banlieue.

Il ne s’agit pas ici de nostalgie. La mémoire n’est pas nostalgie. D’autant que les temps se superposent et dessinent des sens cachés. Où se mélangent joyeuseté, espièglerie, mélancolie… Construction et projections… Retour d’hier dans le présent.

Ce n’est pas la première fois que Pascal Colrat utilise les animaux. Avec sa série Perdu/Trouvé qui invitait au lien à l’autre par exemple…

Ce n’est pas la première fois non plus dans l’histoire de l’art où l’animal anthropomorphisé nous stupéfait en même temps qu’il nous frappe de l’évidence de sa présence. « La ferme ! » continue toute une tradition. De Lewis Caroll et de son Lièvre de mars – dans Alice au pays des merveilles – tenu de participer à une partie de thé éternelle, parce que son ami le Chapelier avait « tué le temps ».

Jusqu’aux « Animaux domestiques « de Jean Lecointre où le chien en costume se propose à l’adoption de la famille Archibald. On se rappelle peut-être aussi combien on rêvait aux stratégies à déployer pour ne pas se faire piquer son fromage comme le corbeau de La Fontaine. Ou d’être la chèvre de monsieur Seguin pour résister un peu aux loups. Dans la vie. En se fichant de la morale.

« Lorsqu’un homme rêve, ce n’est qu’un rêve. Si beaucoup d’hommes rêvent ensemble, c’est le début d’une réalité », F. Hundertwasser

Dans les photos de Pascal Colrat, le pavillon de Vitry est un lieu originel. Un de ceux qui nous construisent. Comme être. Réel, songes et imaginaire. On en perçoit les traces dans la maison d’enfance. Le temps n’y a presque pas passé. Restent les meubles, les tableaux aux murs. Les parpaings et le papier peint. Les outils dans l’atelier du père. Le service et les ustensiles de cuisine dans ce qui devait être le domaine de la mère. Les lumières ou le feu allumé ne semblent n’avoir jamais été éteints. Et c’est un peu vrai.

Dans un coin d’une pièce, un électrophone et les 33 tours aux pochettes des graphistes de l’époque – mise en abîme et inspirations de l’enfant ? Parmi les pochettes, celle de l’album vache des Pink Floyd.

Les figures animales ne sont pas les habitants historiques d’hier. Les disparus ne reviennent pas. Elles en prennent les habits et les poses. Leur occupation est au présent. Comme nous viennent des fantômes que nous nous créons. Avec qui nous poursuivons – légèrement ou gravement – un dialogue interrompu. Des lémures heureux qui nous aident à vivre. Elles traduisent les émotions du photographe en images de fiction.

Elles sont les manifestations un peu spectrales de ce qui l’a formé. Autant constitutives de l’intrigue qu’intrigantes. Elles sont 12. Le chiffre parfait. Comme les douze mois de l’année. Comme douze compagnons. Comme le département de l’Aveyron. Comme dans un alexandrin.

« Quand le dernier arbre aura été abattu. Quand le dernier poisson aura été péché, on saura que l’argent ne se mange pas »

Géronimo

On demande maintenant aux intelligences artificielles d’accoucher d’images, d’identités
visuelles et de chartes graphiques. Peut-être remplaceront-elles approximativement les
agences de pub ou de communication ? On ne voit pas comment elles pourraient se
substituer à la quantité de savoirs, d’émotions, d’intuitions, de connexions, de collusions,
de propulsions… qui font la matière sensible du travail de création. Colrat ne simplifie rien.
Il ne brouille pas les pistes non plus. Il les ouvre.

Il nous invite à une expérience à la fois matérielle et onirique. Où l’intention de l’artiste ne se confond pas avec celle de celui qui regarde. Avec ce que chacun contient de caché, de protégé et d’intime. À la manière politique dont Bruno Bettelheim a traité les contes dans « Psychanalyse des contes de fées ».

« Tout conte de fées est un miroir magique qui reflète certains aspects de notre univers intérieur et des démarches qu’exige notre passage de l’immaturité à la maturité. Pour ceux qui se plongent dans ce que le conte de fées a à communiquer, il devient un lac paisible qui semble d’abord refléter notre image ; mais derrière cette image, nous découvrons bientôt le tumulte intérieur de notre esprit, sa profondeur et la manière de nous mettre en paix avec lui et le monde extérieur, ce qui nous récompense de nos efforts » – écrivait-il.

« Si vous nous empêcher de rêver, nous vous empêcherons de dormir », Puerta Del Sol

Le sociologue-écrivain Didier Eribon écrit dans son Retour à Reims combien « On éprouve dans sa chair l’appartenance de classe quand on est fils d’ouvriers » et poursuit :

« Il est toujours vertigineux de voir à quel point les corps photographiés du passé, peut-être plus encore que ceux en action et en situation devant nous, se présentent immédiatement au regard comme des corps sociaux, des corps de classe. Et de constater à quel point également la photographie comme « souvenir », en ramenant un individu – moi en l’occurrence – à son passé familial, l’ancre dans un passé social.

La sphère du privé et même de l’intime, telle qu’elle ressurgit dans de vieux clichés, nous réinscrit dans la case du monde social d’où nous venons, dans des lieux marqués par l’appartenance de classe, dans une topographie où ce qui semble ressortir aux relations les plus fondamentalement personnelles nous situe dans une histoire et une géographie collectives (comme si la généalogie individuelle était inséparable d’une archéologie ou d’une topographie sociales que chacun porte en soi comme l’une des vérités les plus profondes, si ce n’est la plus consciente) ».

Chez Pascal Colrat, ici, célèbre sa vie en banlieue rouge. Y collisionne son Aveyron d’origine. La mise en jeu de l’intime n’est jamais loin du politique. À l’heure de la manifestation du mépris de classe. Des médiacrates aux présidents. De « la racaille » à « ceux qui ne sont rien ou illettrés ». Des « sans-dents » aux « assistés ». Déjà au 19ᵉ siècle – l’écrivain allemand Georg Buchner proclamait « Paix aux chaumières, guerre aux palais ».