Averroès et Rosa Parks

Averroès et Rosa Parks par Nicolas Philibert : rencontre avec la raison du plus fou

Averroès et Rosa Parks. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Après « Sur l’Adamant » sorti l’année dernière, le documentaire de Nicolas Philibert continue d’explorer le Pôle psychiatrique Paris-Centre. Particulièrement l’unité Averroès-Rosa-Parks de l’hôpital Esquirol près du Bois de Vincennes. On y écoute et voit l’écoute des patients par le personnel médical. Dans un hôpital à la fois héroïque, beau et saccagé par les politiques libérales. Deux heures alternativement poignantes, captivantes et joyeuses. Deux heures qui nous accordent avec les malades. C’est à nous que s’adressent autant les patients que le film. On sort ébranlé. Et aussi bizarrement avec une espèce d’euphorie qui ouvre à l’optimisme et à ne pas baisser les bras. Notre article.

« Une société se juge à la manière dont elle traite ses fous » – Lucien Bonnafé

« Averroes et Rosa Parks », le dernier film de Nicolas Philibert s’inscrit dans une trilogie sur la psychiatrie comme espace humain. Miroir de nous-même. Après « Sur l’Adamant », péniche amarrée Port de la Rapée à Paris, centre de jour et d’accueil des patients – Ours d’or au Festival de Berlin . Avant « La machine à écrire et autres sources de tracas » qui sortira en salle le 17 avril. Trois films paysage. Indépendants les uns des autres.

Topographiant le Pôle psychiatrique de Paris Centre. Trois films bouleversants d’humanité. Quelques visages et corps comme liens d’un film à l’autre. Avec comme décor à la fois le sublime du Service public hospitalier et de ses salariés et la dégradation des conditions de mission et de travail.

Esquirol, c’est près de 400 années de psychiatrie, d’histoire et  d’asile – dans toutes ces acceptations. Des « Frères de la Charité » en 1641 à l’Asile de Charenton. Jusqu’à maintenant l’Établissement Public de Santé. Des arbres y ont été plantés. Grandissent. Ont été déracinés. D’autres ont été replantés. Reconstruit au XIXe siècle. Comme demande un acteur du film : «Pourquoi les architectures des hôpitaux, des lycées et des prisons se ressemblent-elles tant» ? Sensibilité et mémoire de l’espace.

Après le Fort de Vincennes et la Bastille, le marquis de Sade – une nouvelle fois arrêté par Napoléon, Premier consul – y vécut jusqu’à sa mort, interné de 1803 à 1814.  Le directeur de l’établissement lui construisit un théâtre. 40 places pour les malades. 200 pour les invités parisiens. Peter Weiss en fit une pièce « La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade ». Et Peter Brook en tira un film. Paul Verlaine y fait deux séjours.

« Au moins, c’est la paix loin des gens et la souffrance laissée tranquille. Les idées de mort, mort aux gens, mort à soi-même, s’évaporent dans les odeurs d’éther et de phénol. Le sang bat plus calme, la tête raisonne de nouveau, les mains se font ce qu’elles furent plutôt toujours bonnes et paisibles. » – Mes hôpitaux, Paul Verlaine.

« L’homme est cet animal fou dont la folie a inventé la raison », Cornelius Castoriadis

Ici, le film se déroule au Bâtiment Averroès et Rosa Parks. Rez-de-Chaussée : le médecin-philosophe arabe musulman du XIIe siècle. Premier étage : l’aide soignante – « mère du mouvement civique » contre les ségrégations raciales aux Etats-Unis. Refus de céder sa place de bus réservé aux blancs. Deux humanistes au cœur de l’hôpital. Ouverture sur le monde. Géographie et histoire.

Le monde est là. Hyper concentré. Les peurs des soignés sont les nôtres. L’inutilité sociale par privation de travail. La volonté citoyenne d’exister par la contribution et l’impôt. La peur de la guerre généralisée et le conflit en Ukraine. La pollution jusqu’à la peinture à l’amiante du lieu où l’on habite…. Quête de sens perpétuelle. Polysémie des sens. Des mots. Loin des clichés d’un dérangement hors sol. Leurs questions ne nous sont pas étrangères. Et peu à peu, on ne cherche plus à démêler leur vrai du faux. On fait la différence entre véracité et vérité. Leur sincérité parle mieux que beaucoup des crises de notre société.

« La pire des maladies c’est l’illusion », Pratique de l’institutionnel et politique, Jean Oury

Nicolas Philibert ne s’intéresse pas aux effets et au spectacle de la folie. Mais à ce qu’elle contient d’humanité. Son film « Averroès et Rosa Parks » est affaire de morale. C’est la raison du dispositif adopté par le cinéaste.  – À la manière de Paul Glaser, pour « La zone d’intérêt », sur un autre sujet avec d’autres dispositions. – La fiction n’exclut pas le réel.  Le documentaire n’est pas un reportage.

Le cadre est souvent fixe. Le plan américain. Pas de discours. Pas de voix off. Pas de surtitre. Pas de bande son. Si . À deux moments, l’« Hymne à la joie », joué par un patient qui nous avait bouleversé avec son interprétation de « La bombe humaine »  dans « Sur l’Adamant ». C’est la parole que filme Nicolas Philibert. Son flot ou sa suspension. En champs, les patients. En contrechamps les soignants. L’équipe du film – image et son – sont hors champs. Mais pas absents. Les regards aussi occupent l’image. Soignants et soignés dans les yeux. Et parfois un clin d’œil vers la caméra qui montre le consentement et la conscience d’être filmé.

Peu de lieux. Les quatre murs des entretiens soigné-soignant. Poignées des fenêtres ôtées. La serre où se déroule les réunions collective soignés-soignants. La buvette-bibliothèque où se joue l’apprentissage et la possibilité de la sortie. Un huis clos dans un espace survolé en introduction. Quelques respirations. Les endroits disent comment l’intime s’articule au collectif. Par la rencontre. Dans sa densité, son émotion, sa dureté.  Même si la joie, l’humour, l’espoir ne sont jamais loin. Pour que le film nous parle de nous. De notre besoin commun d’oxygène.  Pas de surplomb ou de pitié.

« C’est bien la pire folie que de vouloir être sage dans un monde de fous »

Éloge de la folie – Erasme

Se consacrer aux voix et aux regards n’est pas minimaliste. Ni même se subordonner au réel. C’est le sculpter. À l’intérieur du cadre et par le montage. Un rythme qui nous prend – l’histoire dépasse l’argument ou l’anecdote. C’est la direction qui fait surgir le sens.  Tous les sens. On ne cherche plus à démêler leur vrai du faux. On est surpris de la vérité de l’égarement.

Olivier dit à sa mère : « Tu ne vas pas commencer à m’embêter avec ta réalité », Et à la fin du film l’alternative. Avec le burn-out du prof de philo et ou la paranoïa de la femme âgée. Soit devenir président pour changer le monde. Soit rentrer seule chez soi sans aucun dérangement. La folie n’est pas l’indifférence.

« De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou », Michel Foucault

Nicolas Philibert ne fait pas disparaître la souffrance. Celles des patients qu’on voit. Celle plus rude quelquefois dont on perçoit le cri. Mais qui ne sera pas montrée. Attacher son regard sans exhibitionnisme. Sans le détourner. Caresser ou couver du regard. Le soutenir.  Foudroyer parfois. Les yeux des soignés, des soignants, de la caméra, des spectateurs. Des regards qui ne font jamais de personne des voyeurs.

Ni le spectateur. Ni les personnels de santé. Ni les malades. Se livrer. Être fracturé. Comme nous. Agressivité. Mésestime ou estime de soi. Embrasement ou lassitude… On connaît. Le besoin de gentillesse, d’attention et d’amour aussi. « Je vous remercie de vous occuper de moi », dit un patient.

« Notre société produit des schizos comme du shampoing Dop ou des autos Renault, à la seule différence qu’ils ne sont pas vendables », L’anti-Oedipe – Gilles Deleuze

L’anti-OedipeGilles Deleuze

Le cœur du film réside dans les personnes. Il trame aussi – dans les interstices de la parole de patients et des professionnels de santé – un hôpital ployant sous les attaques libérales. Une psychiatrie humaine en difficulté face au supposées rationalisations des neurosciences. Sans misérabilisme. Sans discours contre la nécessité du médicament.

Cela fait bien des gouvernements successifs que les politiques austéritaires étouffent l’hôpital public. Fermeture de lits. Tarification à l’acte qui creuse l’hôpital à deux vitesses. Désattractivité des métiers et surcharges. Épuisement du temps pour la relation avec les malades… Et la religion des algorithmes, de la comptabilité et des chiffres. « Pour une gangrène une amputation est plus rentable qu’une tentative de soin », raconte Roland Gori. Religion des nombres à laquelle se superpose en psychiatrie celles du délabrement de la prise en charge des patients, de la restriction de leurs libertés, de l’enfermement chimique faute de tout.

Ce sont souvent les technocrates et les libéraux contre le terrain et les praticiens.  Une volonté de normalisation et de faibles coûts. Au détriment de l’humain. Dans « Averroès et Rosa Parks » des patients font preuve d’une grande lucidité sur  l’état de l’hôpital. Et le fait qu’il ne tient plus qu’à une déontologie de fer des personnels.

« Partout s’imposent des sortes de chapes neuroleptiques pour fuir précisément toute singularité intrusive », Les Trois Ecologies – Félix Guattari

L’hôpital, c’est affaire de formes et de fond. Le film de Nicolas Philibert montre des soignants qui s’acharnent à rompre avec les anciennes et les nouvelles pratiques asilaires avec une « psychiatrie institutionnelle ». Elle met l’accent sur une dynamique de groupe et la relation entre soignants et soignés par la parole. Eloigne les équipes soignantes du modèle « gardiens de camp ». Aide le patient à créer des circulations et de l’habitation de lieux divers. Multiplie les possibilités de s’en sortir. « On essaie d’accompagner les patients vers ce qui les mène vers la vie », dit un docteur d’Averroès.

Jean Oury en dit quelques mots et chute sur une histoire édifiante : « Ce que la psychothérapie institutionnelle s’obstine à faire, créer de l’hétérogène pour qu’on puisse passer d’un point à un autre. Il ne faut pas confondre ce qui se passe avec l’agitation. Il y a une pression aliénatoire pour que rien ne se passe. Ce que j’appelle la thanato-technocratie qui fabrique obstinément de l’homogène, des classes homogènes, par exemple. Si l’on regroupe les mêmes, il ne se passera rien.

Ou alors… Il n’y a pas longtemps, un ami m’a raconté qu’il suivait un jeune homme qui venait de se défenestrer. On l’a hospitalisé dans un pavillon regroupant les défenestrés. Ça a l’air d’une blague terrible, mais c’est vrai. J’ai demandé : ‘Il y a un étage ?‘ » .Cette psychiatrie là est en passe de s’effondrer faute de moyens humains et financiers. Et de soutiens politiques. .

« L’intérêt peut être trompé, méconnu ou trahi, mais pas le désir ».

L’anti-Oedipe – Gilles Deleuze

Michel Foucault, dans L’histoire de la folie à l’âge classique raconte : « Le fou devient relatif, mais il n’en est que mieux désarmé de ses pouvoirs dangereux: lui qui, dans la pensée de la Renaissance, figurait la présence proche et périlleuse, au cœur de la raison, d’une ressemblance trop intérieure, il est maintenant repoussé à l’autre extrémité du monde, mis à l’écart et maintenu hors d’état d’inquiéter, par une double sécurité, puisqu’il représente la différence de l’Autre dans l’extériorité des autres… De l’homme à l’homme vrai, le chemin passe par l’homme fou ».

Le film de Nicolas Philibert s’affranchit de tout propos didactiques encore moins lénifiant. Le cinéaste nous invite à la rencontre de personnes dans l’épaisseur de leurs problèmes de leurs questions. Il établit la parole et la relation comme une condition du soin. Et de l’existence. « Averroès et Rosa Parks » n’embrasse rien moins que notre société.  Il nous invite par l’émotion à la réflexion. Et pourquoi pas l’action pour défendre

Par Laurent Klajnbaum