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« Le iench », par Eva Doumbia : montrer le racisme systémique et les violences policières sur scène

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

« Le iench », c’est la tragique envie de « normalité » de Drissa. Formatée par la publicité, l’école, la télé, les voisins…Un désir qui se fracasse sur les murs, les portes fermées et les assignations. Un désir qui échoue face au racisme systémique. Sur le continent des violences policières. Le titre Iench, c’est chien en verlan. C’est aussi le signe d’une société qu’il nous faut remettre à l’endroit. Notre article.

« Combien de jeunes français d’origine étrangère ? On ne peut plus se taire sur ces choses. Le théâtre est un espace de colonisation », Hassan Kouyaté

Il faut quelquefois commencer par la fin. Au Théâtre de Montreuil, c’était les saluts. Des applaudissements à tout rompre. Une salle debout. Un public presque l’image de la ville. Couleurs et générations. Face à dix comédiens et comédiennes à l’image du public. Couleurs et générations. Jusqu’aux «premiers rôles». Étonnement de se retrouver au théâtre pour une fois «minoritaire». Se reconnaître sur scène dépasse l’ego flatté pour devenir une question politique.

Commencer par les fins, c’est aussi, dès l’ouverture du spectacle, savoir la mort de Drissa. Le personnage principal. Les grecs, qui ont inventé le théâtre, eux aussi connaissaient la fin des intrigues qu’ils allaient voir. Le devenir des héros. L’enjeu du spectateur grec ? L’ouverture du questionnement. Sur qui peut dire la loi avec Antigone. Ou les zones obscures du savoir avec Œdipe. Le théâtre comme miroir et apprentissage politique et citoyen. Obligatoire pour tous et toutes. Et rémunéré. Avec « Le Iench » Eva Doumbia renoue le fil de cette histoire.

« Les indigènes et leurs descendant-es ne peuvent entrer dans le musée que comme gardiennes, femmes de ménage, caissières, médiatrices et médiateurs, ou témoins dont la parole apparaît dans un dispositif muséal, mais pas comme créatrices et créateurs. »

François Verges

Ça commence avec la famille. Entre les origines – le Mali – et l’aspiration au modèle bourgeois français. Désir de « normalité ». De banalité. Du bonheur tranquille et rien d’autre. Une famille franco-africaine et ses problèmes universels communs. Le patriarcat. La révolte des femmes. L’amour. Le dépassement générationnel. Dans les deux sens. Les affrontements fraternels, sororels et amicaux. Chacun à sa manière. Ici, on mange à la table basse et l’amour et l’hospitalité n’ont pas besoin des «merci» et «s’il te plaît» des parents. L’universel devrait se nourrir de tous.

Drissa :

« J’ai 11 ans.

Je rêve de chiens.

Depuis toujours je rêve d’un chien.

N’importe quel chien.

Toujours de chiens.

Alors quand on commence à parler de posséder un pavillon tout de suite je pense le jardin, la niche du chien.

Tout commence par Un lopin dessiné par le cadastre.

Propriété hante les conversation des parents. On va dans des banques.

Mes parents demandent des acomptes.

Le banquier dit bonjour monsieur Diarra, avec un sourire qui n’existe pas. Acte de propriété.

La viande de la sauce devient plus rare.

Et au dîner ma mère se met à couper les pommes en deux pour Ramata et moi.

L’odeur de terre retournée et humide qui pique mes dimanches embrumés. Les week-ends, on visite les maisons-témoins.

Du ciment et le gris du du béton.

Un ennui enfantin qui se nomme Bouygues, Phénix et épigones.

Témoins aussi les cuisines équipées les canapés chez conforama les salles de bains en émail. Des carrelages éblouissant de routines à venir. J’attends que ça passe en rêvant canin ».

La mise en scène et le jeu commencent réalistes. Le décor est presque naturaliste : salon, télévision, cadres au murs tapissés, table basse autour de laquelle on se réunit pour les repas. Mix d’ici et la-bas. Tensions entre la culture qui vient de l’école et celle des ascendants. Entre jeunes : les jeux, les rivalités, les complicités. Dans la société, les humiliations subies. La discrimination qui combine social et origines familiales. Les traumatismes. Les héritages dont on veut se libérer. Ceux qu’on combat à l’intérieur de la famille. Qu’on défend à l’extérieur. Les impasses et les micmac. Jusqu’à la revendication antiraciste d’être victime comme les blanches du machisme de la notation des filles par les garçons.

Sans moralisme. Sans bonnes intentions. Eva Doumbia, dans l’écriture comme dans la mise en scène, traque la capacité d’un racisme structurel français à s’immiscer dans la moindre faille. Méthodiquement et consciencieusement. La capacité comme la traque.

« Les racines poussent aussi dans le béton », Kader Attia

Un drame familial et sociétal ? Pourquoi pas. On sait beaucoup de ce qu’on voit. Mais jamais vu sur scène. Les suédois ont bien « Père » de Strindberg. Les allemands « Visage de feu » de Mayerling. Nous avons « Juste de la fin du monde » de Jean-Luc Lagarce ou « Cet enfant » de Joêl Pommerat. Entre beaucoup d’autres. Pourquoi la famille franco-africaine ne serait pas au cœur de la scène ?

Pourtant le trouble est déjà présent. Dès le début le salon documenté  du pavillon des Diarra disparaît régulièrement pour faire place aux blocs des rues  juste campées. Et la longue liste des victimes policières –  établie par le collectif militant « Urgence la police assassine » – vient perturber la reconstitution. Micro en mains. La liste déjà longue s’arrête en 2016 avec Adama Traore, 24 ans. Dans le programme elle se poursuit – et même s’accélère jusqu’en février 2024. Et les chants nous demandent «qui sera le prochain ?» Le réel déstabilise le réalisme. Le réel et la poésie. Eva Doumbia sculpte des langues faussement quotidiennes. Alternativement prosaïques et lyriques. Du dialogue à la harangue et au soliloque. Du naturalisme à l’épique.

« T’as cru qu’on allait rester là à pas critiquer ton putain de gouvernement./T’as cru qu’on allait rester là à subir l’état, à subir l’État, à subir l’état dans lequel tu nous mets »

Rébecca Chaillon

La pièce explose en son milieu. Drissa, Karim et Mandela veulent danser dans leur boite de province. Entrée interdite. Drissa y retourne chaque soir pendant plusieurs semaines. Face à face avec le vigile. Duel de position. Physique et philosophique. Face à face de celui veut entrer et l’autre qui détient les clefs. Affrontement à la Koltes de la Solitude des champs de coton.

« Alors ne me refusez pas de me dire l’objet, je vous en prie, de votre fièvre, de votre regard sur moi, la raison, de me la dire ; et, s’il s’agit de ne point blesser votre dignité, eh bien, dites-la comme on la dit à un arbre, ou face au mur d’une prison, ou dans la solitude d’un champ de coton dans lequel on se promène, nu, la nuit ; de me la dire sans même me regarder. 7

Car la vraie seule cruauté de cette heure du crépuscule où nous nous tenons tous les deux n’est pas qu’un homme blesse l’autre, ou le mutile, ou le torture, ou lui arrache les membres et la tête, ou même le fasse pleurer ; la vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu d’une phrase, qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait, de l’animal ou de l’homme, une erreur du regard, une erreur du jugement, une erreur, comme une lettre qu’on a commencée et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date. » Les champs de coton Bernard-Marie Koltès .

Comme Paul Hackett/Griffin Dune face à la boite de nuit dans « After Hours » de Scorcese, le gardien laisse entrer Drissa. «Essayer encore avant d’en dire l’impossibilité» comme écrit dans l’Ancien Testament, le livre commun des trois religions . La normalité. En être. Vouloir être comme tout le monde peut être une rébellion. Être dehors dedans signe la révolte. D’autant que le public du théâtre a  la même couleur que les danseurs de la boîte où est entré Drissa. Et que les regards et le corps du comédien nous le disent. En direct. 

Tancrède dans le Guépard de Visconti proclame : «Il faut que tout change pour que rien ne change».  Drissa, en produit la version 2024 « Être l’exception ne sert qu’à donner l’illusion que ça change pour que rien ne change. »

« Pour nous, la police est une police d’exception, dont le visage est celui des forces d’intervention. Elles ne garantissent pas notre sécurité, elles nous mettent en danger », Assia Traore

La pièce aurait pu nous raconter l’histoire de Drissa victime des violences policières, de sa soeur jumelle contrainte d’abandonner l’université, de son petit frère, de sa mère et de son père immigrés. De ses amis révoltés contre une police qui assassine. Mais au mitan de la boite, le monde extérieur quitte les mots pour venir sur scène. Le drame devient tragédie. Laisser deviner la traversée de l’exil jusqu’à l’adoption de Mandela…  Les apartés se changent en monologues épiques.

Le salon devient le lieu du chœur multicolore de notre tragédie contemporaine. Un peuple qui nous manque à la Deleuze. Le père raconte son déracinement et son exode. Ramata – mi Cassandre mi Antigone – trace sa révolte de femme racisée… Même la télé du salon, qu’on avait vu diffuser Bruno Masure, les Minikeums, Arnold et Willie… affiche les portraits des victimes des violences policières. Le récit de l’exploitation et du racisme systémique.

Eva Doumbia visibilise les abandonnés dans leurs grandeurs. Tord le cou aux discours et fantasmes dominants médiatiques. Jusqu’au meurtre policier de Drissa et du Iench. Exilés dans la forêt à la Henry David Thoreau de Walden.

«La merveilleuse pureté de la nature en cette saison est quelque chose des plus agréables. Chaque souche pourrie, chaque pierre, chaque clôture recouvertes de mousse et les feuilles mortes de l’automne sont dissimulées sous un napperon immaculé de neige. Dans les champs dépouillés et les bois tintinnabulants, il faut voir quelle est la vertu qui survit.» 

« Tous les exils qui nous habitent transparaissent dans nos arts et nous bruissent aux oreilles », Gerty dambury

Il faut remercier Eva Doumbia et ses comédiens. Leur théâtre politique est construit politiquement.  La troupe exerce les regards et les esprits des spectateurs – les jeunes étaient nombreux dans la salle. Et on ressent l’insatisfaction, individuellement et collectivement, à se contenter de la représentation. 

On pourra voir «Le Iench» prochainement à Dijon. En tournée encore deux ans après sa création. Et le lire. Et être attentif au mouvements sociaux à venir.  Il faut remercier aussi Pauline Bayle et son équipe pour le travail de service public rare effectué au Théâtre Public  de Montreuil. Avec en son centre la création.

Par Laurent Klajnbaum

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