killers of the flower moon palestine
Capture d'écran de la bande annonce du film

Killers of the flower moon de Martin Scorsese : du film à la Palestine

Cinéma. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur. 

Pour ce nouvel article, l’Insoumission.fr vous parle du dernier film de Martin Scorsese, Killers of the flower moon. Dans cette œuvre, Scorsese plonge le spectateur dans une immersion entre western et documentaire, contant l’histoire des Etats-Unis comme pays fondé sur le racisme, la violence, et la corruption par l’argent. Autant de fondations sur lesquelles le réalisateur s’appuie pour développer sa critique du capitalisme. Un pays aussi construit sur la colonisation des indiens par les Etats-Unis, et dont la narration percute l’actualité du conflit israelo-palestinien. Notre article.

Du film à la Palestine

Killers of the flower moon, de Martin Scorsese. L’arrivée du train en gare, des indiens et des cow-boys, un ranch, des carabines… C’est un western. Un parrain de campagne, l’argent de l’or noir, un système mafieux et meurtrier… C’est un film de gangsters. Un jeu de séduction, une histoire d’amour impossible, la trahison… C’est un mélodrame. Des assassinats en série, avec armes à feu ou blanches, des détectives et le FBI… C’est un thriller. Une histoire déterrée des archives, un peuple, ses rites et son imaginaire… C’est un documentaire. La colonisation, le racisme et le patriarcat, la loi de l’argent et le capitalisme… C’est un film politique.

« La force de l’art : ni dans un moule ni mécanisé », Le Blues – Martin Scorcese

Tous les chefs d’œuvre possèdent deux caractéristiques communes.

Ils ont leur propre fin. Un déjà là voulu ou accompli par l’artiste. Une maîtrise des formes qui se conjugue avec la capacité à créer du pas encore vu. Créer et inventer à la fois. Exemple : Le cri d’Edward Munch. Avec ses couleurs vibrantes et irréelles – ciel, visage, paysage – son expressivité, l’œuvre de Munch se sépare des représentations de son temps. Exposé en 1895 à Oslo, Le cri crée l’effroi chez ceux qui le regardent. Certains doutent de la santé mentale de l’artiste.

Les chefs d’œuvre disposent d’une seconde caractéristique. Ouvrir à la plongée en eux de celui qui lui fait face – spectateur, auditeur, public. Avec ce qu’il est, et son temps, dans différents lieux et époques. Ainsi, dans le Tres de Mayo , nous dépassons l’hommage que rend Goya aux espagnols persécutés par Napoléon afin d’imposer son frère sur le trône, pour convoquer toutes les résistance, tous les envahisseurs.

Killers of the flower moon rassemble ces deux caractéristiques. C’est pourquoi nous pouvons regarder pleinement ce film que Martin Scorcese a mis 7 ans à penser et filmer avec ce que nous vivons et ressentons aujourd’hui.

Comme la chute d’une larme d’ange
John Keats

Voici comment Martin Scorcese résume Killers of the flower moon à Geoffrey Standing Bear, chef élu de la nation indienne des Osages : « Cela va être une histoire de confiance et de trahison. C’est l’histoire de la confiance que le peuple Osage avait envers la société – la société occidentale – qui est venue ici et a trahi cette confiance. Par ce système qui a été mis en place. Mais c’est aussi, à un autre niveau, l’histoire de la confiance que Mollie Burkhart avait envers Ernest et sa famille et de la trahison de cette confiance ».

Cette histoire de confiance et de trahison est contée – car Martin Scorcese est un formidable conteur – à un rythme hallucinant. Aux sons du blues et de la country. Un rythme quelquefois freiné au gré du récit ou déporté dans des événements voisins de sens et de lieux. Avec des plans séquences virtuoses – la marque de fabrique du réalisateur. La caméra quelquefois « portée à l’épaule » pour nous procurer un sentiment d’urgence ou d’angoisse. D’autrefois s’envolant dans les airs. Et l’on ressent la plénitude d’une situation ainsi que la modestie de la réalité humaine.

Comme dans sa filmographie, le réalisateur use du ralenti – à la fois tragique et diégétique. Pour Elie Faure, l’historien de l’art, « des chiens courants dont les contractions musculaires rappellent les ondulations des reptiles».

Des voix hors champs et intermittentes nous parlent. Scorcese filme encore une passion. Il s’appuie sur le réel en écartant le dogme. Et, pour ce film, mêle les genres. Au sein de la fiction prennent place le documentaire et la reconstitution dans une fabuleuse double fin. Celle de la société américaine qui exprime tout le doute du réalisateur sur la fabrication de la fiction et la possibilité de réception de son œuvre. Celle des indiens dans une communion cosmologique avec la nature.

Trois monstres dans une distribution impeccable : Robert De Niro/William, en parrain aux champs, Leonardo Di Caprio/Ernest, son suiveur de neveu jusque dans ses grimaces, Lily Glastone/Molly, superbe en dignité. Comme toujours dans les films de Scorcese, il s’agit d’ascension et de chute, de culpabilité et de tentative de rédemption, de violence et de territoires où se projettent les pièges, les fantasmes et les peurs. Un cauchemar éveillé.

« Nous ne savions pas que l’argent se payait si cher », Killers of the flower moon – Martin Scorcese

L’intrigue est simple : dans les années 1920, en Oklahoma, la société américaine WAPS ne se contente pas de profiter ou d’exploiter la richesse des indiens de la nation Osage, elle les tuent.

Scorcese raconte donc l’histoire des meurtres du Comté d’Osage. Dans ce film aussi, la narration de la grande histoire trouve son écho dans les destins individuels. Ici le couple Ernest- Molly. A la fin de la guerre de 14-18 – infanterie puis cuisines de l’armée – Ernest rentre chez son oncle. A la recherche d’un emploi. On peut lire dans la faiblesse d’Ernest, le traumatisme de cette période. Molly est indienne, d’une famille où ne subsistent que six femmes, sa mère et ses cinq sœurs. Toutes détentrices de droit d’exploitation exclusif sur toutes les réserves de leur sol. Ni cessibles ni vendables, seulement héritables .

Cette intrigue s’inscrit dans l’histoire plus large des indiens Osages. Les « enfants de l’eau du milieu », la rivière affluente du Mississipi. Ce peuple amérindien, historiquement fixé depuis des siècles dans ce qui est aujourd’hui l’État du Missouri, s’allie aux colons français en 1720. Jusqu’à être invité à Versailles par Louis XV. Pour y chasser, danser, aller à l’opéra. En 1803, Napoléon vend la Louisiane française – de l’actuel Canada à la New-Orleans – au président des États-unis Thomas Jefferson. Une première fois repoussés vers le Kansas avec la promesse d’y rester « aussi longtemps que le soleil se lèvera », cette terre riche est vite appropriée par les colons américains.

Les Osages signent avec les États-Unis leur premier traité en 1808. Cédant 210 000 km2 de terres fertiles contre une réserve aride de 5 900 km2 en Oklahoma. En contrepartie, les titres de propriété, pleine souveraineté et droits miniers. En 1894, d’immenses gisements de pétrole sont découverts faisant des Osages le peuple le plus riche du monde. Après une tentative de spoliation, le Bureau des affaires indiennes accorde les droits d’exploitation du pétrole à la Foster Oil Companie en échange d’une redevance de 10% des ventes aux indiens osages.

L’Amérique chute ? Elle n’a jamais été innocenteJames Ellroy

Au cœur du récit des meurtres du Comté d’Osage, le cinéaste insère des fragments, documentaires et fictionnels, historiques, contemporains et voisins de l’Oklahoma. Des histoires fondatrices et non élucidées de l’Amérique qu’on hait.

Celle connue du Ku Klux Klan, ressuscité en 1915, juste avant les meurtres d’Osage, par le film de Griffith, Naissance d’une nation. Scorcese, spécialiste du cinéma américain – comme il l’a montré brillamment avec son Voyage à travers le cinéma américain – connaît l’ambivalence de ce film. Première superproduction hollywoodienne, immense succès populaire, une grande prouesse formelle. Eisenstein dit qu’il n’y a pas un cinéaste qui ne lui doive quelque chose. Mais c’est aussi l’ancêtre raciste des blockbusters.

Upton Sinclair, grand écrivain américain caractérisera cette œuvre comme « le film le plus vénéneux qui soit ». En 2018, Spike Lee dans J’ai infiltré le Ku Klux Klan inclut des extraits de Naissance d’une nation et dénonce son influence dans le cinéma et l’histoire du pays.

Autre encastrement dans Killers of flower moon, l’histoire tue, et voisine du Comté d’Osage, du massacre de Tulsa en 1921. Pour un cireur de chaussures emprisonné pour une bousculade avec une blanche, l’émeute se leva. Plusieurs centaines d’afro-américains périrent dans un pogrom sous les yeux et les balles de la police. Plus de 10 000 se retrouvèrent sans abri suite à l’incendie de leurs quartiers. Il fallut 75 ans de terreur et de silence pour qu’une commission d’enquête voit le jour.

Scorsese exhume les fondations nauséabondes des Etats-Unis. Il réalise son histoire de l’Amérique. Avec le cinéma, « l’abri du temps » selon Jean-Luc Godard. C’est peut-être le sens de sa présence physique et de ses mots de l’intérieur de la fiction.

On a beaucoup reproché au cinéaste l’absence de rôles féminins forts dans ses films dominés par les hommes. Scorsese tient sa revanche. Si le narrateur du film est Ernest, la figure centrale est Molly. Puissante, digne, libre… Autant de valeurs attribuées à l’oncle Sam. Elle est à l’image de toutes femmes indiennes de Killers of flowers moon. Figures matriarcales qui résonnent comme un clin d’œil aux mouvements féministes actuels.

Pour le rôle de l’avocat, Scorsese choisit Brendan Faser. L’acteur oscarisé de The Whale n’est pas là par hasard. Il rejoint le mouvement Me-too en révélant les raisons de sa disparition de la vie publique : l’agression sexuelle de Philip Berk, grand ordonnateur des Golden Globes.

«Nous ne savions pas que l’argent se payait si cher » dit un sage des Osages dans le film. Comme pour Casino ou Le loup de Wall-Stret où avait joué Leonardo DiCaprio, l’argent est un personnage à part entière de Killers of flower moon. Abstrait mais aux effets bien concrets. Il est, là encore, le fantôme des protagonistes. L’intérêt surplombe et efface la relation.

Sans spiritualité, l’amour même ne tient pas le choc. La perversion morale de l’argent est l’endroit où Martin Scorcese développe sa critique sociale du capitalisme. Plus chrétienne que marxiste. Habituellement, Martin Scorcese évoque des individus et non des exploités. Pour la première fois dans son œuvre on assiste, même hésitante, à une lutte collective, celle de la nation indienne.

Les indiens de Palestine

On va au cinéma la tête pleine de nos vies. En cherchant à mettre le monde dans l’œuvre totale qu’est son film, Scorcese nous autorise à y déposer le nôtre.

La narration et le type de colonisation des indiens par les États-Unis percute l’actualité du conflit israélo-palestinien. La grande famine irlandaise de 1846 causa la mort d’au moins un million de personnes et précipita le départ de plus de un million d’autres vers l’Amérique du Nord. Et le génocide des nations indiennes. Pour les nouveaux arrivants, loin du mythe de la conquête géographique de l’Ouest, il s’agit de faire le vide. Comme s’il n’y avait jamais eu d’occupants précédents. Sauf dans des ghettos ou les réserves qui en feraient autant d’immigrés du dedans ou de la périphérie.

Elias Sanbar, intellectuel palestinien et traducteur du poète Mahmoud Darwich et Gilles Deleuze philosophe français discutent de cette question dans Les indiens de Palestine.

Elias Sanbar dit : « Nous sommes les Peaux-Rouges des colons Juifs en Palestine. À leurs yeux notre seul et unique rôle consistait à disparaître. En cela il est certain que l’histoire de l’établissement d’Israël est une reprise du processus qui a donné naissance aux États-Unis d’Amérique. Il y a probablement là un des éléments essentiels pour comprendre leur solidarité réciproque. Il y a là également des éléments qui font que nous n’avions pas durant la période du Mandat à faire a une colonisation habituelle «classique», la cohabitation des colons et des colonisés.

Les Français, les Anglais, etc. aspiraient à installer des espaces dans lesquels la présence des autochtones était la condition d’existence de ces espaces. Il fallait bien pour qu’une domination s’exerce que les dominés soient là. (…) Qu’elle fût intolérable , écrasante, exploitante dominatrice ne change rien au fait que «l’étranger» pour dominer le «local» devait commencer par être en «contact» avec lui ».

Gilles Deleuze « les Palestiniens ne sont pas dans la situation de gens colonisés, mais évacués, chassés. (…) Il y a deux mouvements très différents dans le capitalisme. Tantôt il s’agit de tenir un peuple sur son territoire, et de le faire travailler, de l’exploiter, pour accumuler un surplus: c’est ce qu’on appelle d’ordinaire une colonie. Tantôt, au contraire, il s’agit de vider un territoire de son peuple, pour faire un bond en avant, quitte à faire venir une main-d’œuvre d’ailleurs. L’histoire d’Israël comme celle de l’Amérique est passée par là: comment faire le vide, comment vider un peuple ? »

Mahmoud Darwich, dans son texte La Palestine comme métaphore, raconte : « Je me souviens d’une maison à l’orée du village où venait toutes les nuits un chantre qui racontait son histoire. Sa voix était mélodieuse et sa poésie belle. Puis il disparaissait avec le jour, car il était pourchassé par la police israélienne. C’est à ce chantre que je pensais dans mon poème « La terre » : « Le chantre chantait le feu et les étrangers, et le soir était le soir. »

Cet homme traqué par l’armée israélienne, nous l’entendions de nuit, et il disparaissait le jour. Il portait le voyage dans sa voix, sa poésie et son chant. Il racontait son histoire de fugitif traqué. Sa quête des siens. Comment il escaladait les montagnes, descendait les vallées. J’ai alors réalisé que les mots pouvaient porter la réalité, ou l’égaler. » . Et dans son recueil Comme une feuille d’amandier, on lit:

Ni patrie ni exil que les mots

mais passion du blanc

pour la description des fleurs d’amandier.

Ni neige ni coton.

Qui sont-elles donc

dans leur dédain des choses et des noms ?

Si quelqu’un parvenait

à une brève description des fleurs d’amandier

La brume se rétracterait des collines

et un peuple dirait à l’unisson

Les voici

les paroles de notre hymne national !

(…)

Ma patrie est une valise

Ma valise est ma patrie

Un jour, nous verrons un film qui se nommera Killers of the flower almond tree ou quelque chose d’approchant. Mais l’urgence, c’est la paix et le respect du droit des peuples à vivre. Dans Témoins jusqu’au bout, Georges Didi-Huberman citait Victor Klemperer – « Mes soldats de papier, journal 1933 – 1941 » : « L’essentiel dans la tyrannie, de quelque nature qu’elle soit, c’est la répression du questionnement »

Martin Scorsese a 81 ans. Au festival de New-York, il trouvait « répugnant le règne des chiffres, coût, box-office, rapport, profits... ». Au Festival de Cannes, cette année, lors de la présentation de son film, il estimait « commencer seulement à voir la possibilité de ce que pourrait être le cinéma ». Souhaitons des lendemains filmiques à Killers of the flower moon. Et en attendant, courez dans votre salle obscure. Et rejoignez les manifestations de solidarité avec le peuple gazaoui, pour un cessez-le-feu immédiat et pour une paix juste et durable.

Par Laurent Klajnbaum

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