16 octobre 2020. La France est plongée dans l’effroi. Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie, est décapité en pleine rue. Victime du terrorisme islamiste, il est assassiné pour avoir fait son métier, celui de lutter contre l’obscurantisme, celui d’instruire, d’éclairer.
6 mois plus tard, en réaction à ce drame, celle qui est alors ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, une certaine Marlène Schiappa, annonce le lancement d’un fonds de 2,5 millions d’euros : le Fonds Marianne pour la République. Destiné selon ses propres mots à financer des personnes et associations portant « des discours pour promouvoir les valeurs de la République et pour lutter contre les discours séparatistes, notamment sur les réseaux sociaux et les plateformes en ligne », le Fonds Marianne plonge aujourd’hui l’ex ministre dans la tourmente.
Entre révélations de presse en cascade, ouverture d’une information judiciaire du parquet national financier (PNF), et rapport au vitriol de l’inspection générale de l’administration (IGA), l’actuelle secrétaire d’État chargée de l’économie sociale et solidaire et de la vie associative est aujourd’hui dos au mur. De nombreuses questions se posent sur le rôle qui a été le sien dans une affaire mêlant soupçons de détournement de fonds publics, de favoritisme, instrumentalisation d’un drame national et gestion hors cadre de l’argent public.
Pour y voir plus clair dans ce scandale d’État et dans l’implication de Marlène Schiappa, L’insoumission.fr vous propose l’état des lieux d’une affaire qui entache une fois de plus la responsabilité d’un ou une ministre d’Emmanuel Macron. Notre article.
Le Fonds Marianne, qu’est-ce que c’est ?
Fin avril 2021, sur le plateau de BFMTV, Marlène Schiappa annonce le lancement d’un fonds de financement de 2,5 millions d’euros : le Fonds Marianne. Explicitement conçu en réaction au drame de l’assassinat de Samuel Paty, il a pour objet le financement de personnes et associations menant des campagnes de « [promotion] des valeurs républicaines et de [combat] contre les discours séparatistes ».
Aussi, à l’issue d’un appel à projets extrêmement court (20 jours seulement), et sans passer par la procédure classique d’octroi de subvention, 17 dossiers sont retenus par le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (le CIPDR), administration en charge de piloter le Fonds Marianne
Mais près de deux ans plus tard, les 29 et 30 mars 2023, à l’issue d’une enquête menée conjointement par France Télévision et l’hebdomadaire Marianne, l’une des associations lauréates de l’appel à projets retient l’attention.
L’USEPPM : l’association au cœur du scandale
USEPPM. Derrière cet acronyme un peu barbare se cache une vieille association à l’objet a priori bien éloigné de la lutte contre le séparatisme : l’Union des sociétés d’éducation physique et sportive et de préparation au service militaire. Il se cache surtout l’association ayant reçu la plus forte subvention du Fonds Marianne, soit 355 000 euros. Mais qu’a donc bien fait l’USEPPM pour, dans un premier temps, mériter ces 355 000 euros, et dans un second temps, lutter contre le séparatisme avec cet argent ?
Pour ce qui est d’obtenir la subvention, rien de plus simple. Il a suffi à l’USEPPM de produire une « fiche synthétique de candidature » de sept phrases, pour se retrouver propulsée premier bénéficiaire du Fonds Marianne. Sept phrases. Concrètement, cela signifie que l’association a perçu près de 51 000 euros par phrase. Rentable non ?
Mais le plus grave, c’est ce que nous révèlent Marianne et France Télévision de ce qu’ont fait de cet argent les dirigeants de l’association. Ces derniers – Cyril Karunagaran et Mohammed Sifaoui (prétendu expert de la radicalisation, réelle imposture intellectuelle) – se sont engagés dans leur fiche de candidature à produire du contenu multimédia pour « défendre le cadre républicain et la laïcité ».
En réalité, au moment des enquêtes, l’association ne pouvait se targuer que du maigre bilan d’un compte Instagram aux 138 abonnés, d’une page Facebook suivie par cinq personnes, et d’une poignée de vidéos YouTube dépassant péniblement les 50 vues. 355 000 euros pour ça, vraiment ? Pas seulement.
Les dirigeants de l’USEPPM se seraient personnellement gavés d’argent public
Contrairement à ce qu’annonce la fiche de candidature de l’USEPPM et conformément aux révélations de France Télévision qui a pu consulter les relevés bancaires de l’association, ce ne sont pas « quelques dizaines de salariés permanents » qui ont vu la subvention du Fonds Marianne leur être versée sous forme de salaire, mais seulement deux : Cyril Karunagaran et Mohammed Sifaoui.
En effet, comme en témoignent les documents transmis au Sénat tels que rapportés par Libération, Karunagaran a enclenché en 2018 une procédure de radiation de 137 membres de l’association pour « faute grave ». Ainsi, au moment de la candidature de l’USEPPM à l’obtention d’une subvention du Fonds Marianne, l’association ne déclarait que 5 membres comportant notamment Sifaoui, Karunagaran et…une personne décédée.
Dans ce contexte, Karunagaran et Sifaoui se seraient versés des salaires allant de 3 100 à 3 500 euros nets pour un total de 120 000 euros. Le tout, rappelons-le, pour une page Facebook à 5 abonnés, et des vidéos YouTube à moins de 50 vues.
De surcroît, les statuts de l’USEPPM interdisent la rétribution financière des membres de l’association au titre de leur fonction. C’est ce que relève notamment Me Fergon, saisi par les membres du bureau de l’association, auprès de France Info : « L’essentiel de cette subvention a été consommée au profit des deux administrateurs de l’association [Cyril Karunagaran et Mohamed Sifaoui]. En comptant les charges, on est à près de 200 000 pour deux personnes. Or, les statuts de l’association interdisent formellement de rémunérer les administrateurs pour toute mission, toute activité ».
Enfin, pour rajouter du soupçon au soupçon, France Télévision révèle que quelques semaines avant la parution de l’enquête, 12 000 euros ont subitement réapparus sur le compte de l’association avec pour libellé… « remboursement ».
Le Fonds Marianne a financé des contenus politiques contre des opposants au chef de l’État
Le 12 avril 2023, moins d’un mois après la parution des enquêtes de Marianne et de France télévision, Médiapart fait de nouvelles révélations accablantes : non seulement le Fonds Marianne a engraissé de faux experts des sujets de radicalisation pour 5 abonnés Facebook, mais il a financé des contenus politiques en pleine période électorale. Ces contenus s’en prennent à des opposants d’un certain… Emmanuel Macron.
En effet, outre l’USEPPM, une autre association a été grassement subventionnée par le Fonds Marianne : l’association Reconstruire le Commun (RLC). L’organisation venait alors tout juste d’être créée et ne justifiait d’aucune activité connue. Elle a pourtant perçu 330 000 euros du Fonds Marianne. Pour qui ? Pour quoi faire ?
De fait, les 330 000 euros d’argent public versés à l’association ont servi à la production d’une poignée de vidéos YouTube excessivement peu visionnées. Mais surtout, ces vidéos, publiées en pleines campagnes présidentielle et législatives de 2022, affichaient un contenu ouvertement pro-Macron et critique à l’égard de ses opposants, en particulier de la Gauche et de Jean-Luc Mélenchon.
Concernant les profils des membres et intervenants des vidéos de RLC, Médiapart révèle le 24 avril 2023 des informations atterrantes : l’un des membres de l’association était responsable des Jeunes avec Macron. Un autre a participé au harcèlement en ligne d’un journaliste. Un autre a été interpelé en 2020 en train de taguer « mosquée, tueurs de profs ».
Le rapport au vitriol de l’Inspection générale de l’Administration provoque la démission du préfet en charge du Fonds Marianne
Outre l’ouverture par le PNF d’une information judiciaire pour détournement de fonds publics, détournement de fonds publics par négligence, abus de confiance et prise illégale d’intérêts (rien que ça !), outre les multiples auditions en commissions d’enquête sénatoriale, l’Inspection générale de l’Administration (IGA) s’est fendue ce 6 juin 2023 d’un rapport au vitriol sur les conditions de subvention de l’USEPPM par le Fonds Marianne.
En 34 pages, l’IGA évoque on ne peut plus explicitement « un appel à projet qui n’a pas été transparent ni équitable » ; « une défaillance dans l’organisation du service » ; « une production en ligne de l’association limitée ». Elle recommande sans détours le remboursement « des sommes indûment perçues », pour un total de 127 476 euros.
Ce rapport accablant n’a d’ailleurs pas manqué d’effets. Le jour même, le préfet Christian Gravel démissionne de son poste de responsable du CIPDR (l’organe qui pilote le Fonds Marianne). Homme lige de Manuel Valls, Christian Gravel affirmait pourtant le 16 mai, devant la commission d’enquête sénatoriale, sa satisfaction quant au travail effectué par l’USEPPM : « Qualitativement, le bilan est positif. C’est, objectivement, la seule association qui a fait ce pour quoi elle était engagée. Je considère, en toute objectivité, que le travail est de qualité ». En toute objectivité, vraiment ?
Sans doute Gravel oubliait avoir confié à France Télévision qu’il connaissait déjà l’association USEPPM avant le lancement du Fonds Marianne, association dans laquelle il avait animé une séance de muay-thaï en 2017. Notons au passage que Gravel avait commencé par nier à France Télévision connaître l’USEPPM.
L’ingérence de Marlène Schiappa
Et Marlène Schiappa dans tout ça ? Alors ministre déléguée chargée de la citoyenneté, c’est elle qui a fait du Fonds Marianne un élément de communication et qui dirigeait le ministère en charge de sa mise en œuvre. Quelle est donc sa responsabilité dans cette affaire ?
Certes, le rapport de l’IGA dispose que la ministre s’est effacée du processus une fois le fonds lancé. Pour autant, un certain nombre d’éléments rendent difficilement plausible l’hypothèse selon laquelle Marlène Schiappa n’a pas influé sur choix des bénéficiaires du Fonds Marianne, contrairement à ce qu’elle affirmait encore dans un communiqué au mois d’avril dernier.
Premièrement, Médiapart a révélé le 20 avril 2023 que 3 des membres du cabinet de Marlène Schiappa ont participé au comité de sélection des associations lauréates. Parmi eux, son propre directeur de cabinet, donc son plus proche collaborateur, aurait même présidé la réunion du comité de sélection.
Par ailleurs, le 16 mai 2023, devant la commission d’enquête du Sénat, le préfet Christian Gravel fait de nouvelles révélations attestant de l’implication de la ministre. Il déclare que fin mars 2023, soit avant le lancement de l’appel à projet, il a reçu un coup de téléphone de Mohammed Sifaoui. Ce dernier lui disait alors sortir du bureau de Marlène Schiappa, et être réjoui du lancement futur de ce qui deviendra le Fonds Marianne. Du même coup, Gravel découvrait le projet par celui qui sera son plus important bénéficiaire.
En d’autres termes, et comme le souligne le rapporteur de la commission d’enquête sénatoriale, l’USEPPM a été mise dans les starting-block par Marlène Schiappa et son cabinet avant même le lancement officiel du projet. Auprès de Médiapart, voilà d’ailleurs ce que confesse Sifaoui : « Ce sont les membres du cabinet de Marlène Schiappa qui ont insisté pour que je prenne part à la riposte citoyenne ».
Mais ce sont les révélations d’un autre de ses plus proches collaborateurs qui témoignent encore plus directement de l’implication de la ministre.
Marlène Schiappa a personnellement refusé 100 000 euros de subvention à SOS Racisme
Le 7 juin 2023, Sébastien Jallet, l’ancien directeur de cabinet de Marlène Schiappa, est auditionné au Sénat. Il y est notamment interrogé sur une association n’ayant reçu aucune subvention du Fonds Marianne, en dépit du feu vert initial du CIPDR et du comité de sélection. Après avoir feint de ne se rappeler de rien, il cherche dans ses feuilles. Soudain, réinterrogé par le président de la commission, la mémoire lui revient.
« Il y a bien eu sur les décisions arrêtées en comité de sélection, pour l’un des lauréats, une infirmation par la ministre », déclare Jallet. Dans l’après-midi, Médiapart révèle l’identité de l’association dont la subvention de 100 000 euros, pourtant acceptée par le comité de sélection, a été bloquée par Marlène Schiappa : il s’agit de SOS Racisme. D’ailleurs, la ministre a confirmé ce 14 juin, devant la commission d’enquête du Sénat, avoir émis un avis défavorable à la subvention de SOS Racisme.
Jallet va même encore plus loin en suggérant certaines des raisons du blocage par la ministre. Pour lui, le court-circuitage du comité de sélection par Marlène Schiappa est dû à « […] un historique de relation assez ancien » et à « une mise en cause, par voie de presse, d’un des membres de l’association vis-à-vis de la ministre ».
Vous avez bien lu. En raison d’un différend personnel, une ministre de la République a sucré une subvention devant être accordée à une association, et cela, rappelons-le, en instrumentalisant la décapitation d’un professeur. Nauséabond.
La famille de Samuel Paty « particulièrement heurtée » par l’affaire
Le 4 avril 2023, par communiqué, c’est une partie de la famille de Samuel Paty elle-même qui s’émouvait de la première salve de révélations de l’affaire. Ses proches se sont dits « particulièrement heurté[s] par les récentes révélations de France 2 concernant l’utilisation douteuse des subventions dédiées au fonds Marianne, (…) et l’absence de contrôle de l’utilisation de ces subventions ». Ils ajoutent : « Le nom de Samuel Paty ne peut en aucun cas et en aucune manière être l’instrument de tels agissements ».
Alors que Marlène Schiappa est aussi accusée de promouvoir des proches au sein de son ministère, elle doit maintenant redouter le second rapport de l’IGA attendu pour fin juin, ainsi que les conclusions que tirera le PNF de l’information judiciaire qu’il a ouverte le 4 mai. En attendant, les éléments qui l’accablent sont largement suffisants pour exiger sa démission.
Incompétente ou partie prenante : Marlène Schiappa doit démissionner
Audition après audition, révélations de presse après révélations de presse, l’implication directe de Marlène Schiappa dans la sélection des bénéficiaires du Fonds Marianne fait de moins en moins de doute. Lâchée de toutes parts par ses anciens collaborateurs (Gravel, Jallet, Sifaoui), elle a pataugé devant la commission d’enquête sénatoriale de ce 14 juin. Donnant l’impression de ne pas savoir ce qui se passait dans son ministère. Tout contredit pourtant la protégée de Macron.
Pour aller plus loin : Fonds Marianne : Marlène Schiappa ne sait pas ce qu’il se passait dans son ministère
Membres de son cabinet siégeant au comité de sélection, révélations du secrétaire général de l’administration qui pilote le projet, aveux de son ancien directeur de cabinet, instrumentalisation personnelle d’un drame national : tout porte à croire que Marlène Schiappa a été partie prenante du scandale. Tout porte à croire qu’elle a donc joué un rôle actif dans la subvention d’une association dont les dirigeants se seraient gavés d’argent public, et d’une autre qui s’en prenait aux opposants au chef de l’État en pleines campagnes électorales. Et le tout sur le dos de la lutte contre le « séparatisme », après le terrible assassinat de Samuel Paty.
Peut-être Marlène Schiappa dit-elle vrai en affirmant devant le Sénat n’avoir été au courant de presque rien dans le déroulé du projet du Fonds Marianne. Si tel est le cas, cela relève d’une incompétence et d’une négligence absolues. Sinon, hypothèse plus probable, cela signifie qu’elle a menti. Dans les deux cas et comme a notamment appelé à le faire le député insoumis Aurélien Saintoul, Marlène Schiappa doit démissionner.
Par Eliot