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Privatisation de l’eau : en Grèce, la lutte pour protéger ce bien commun

Ces dernières semaines, la question de l’eau a fait son entrée spectaculaire sur la scène politique grecque. La lutte contre sa privatisation en constitue l’enjeu phare. Le message est clair : l’eau est un bien commun et ne doit pas devenir une marchandise. Ce combat semble susceptible d’éveiller la conscience du peuple et de l’unir contre les appétits voraces de l’oligarchie. Notre article.

Une première mondiale : un concert pour défendre l’eau

Dimanche 2 avril 2023, des milliers de personnes envahissent la place Aristote de Thessalonique, la deuxième ville de Grèce. Elles viennent assister à un concert à forte coloration politique. Des chanteurs et groupes musicaux populaires se succèdent sur la scène qui tourne le dos à la mer, entrecoupés par des prises de parole combatives. Le message est clair, limpide : protéger l’eau. Organisée par le syndicat des salariés de la Société de distribution d’eau et d’assainissement de Thessalonique, cette initiative est une première mondiale : un concert politique pour la défense de l’eau comme bien commun et contre sa privatisation. « Le combat pour l’eau est un combat pour la vie », scandent les intervenants.

Des rassemblements à Athènes devant le Parlement et à Thessalonique avaient précédé cet événement historique et permettaient d’organiser l’opposition à un projet de loi présenté par le gouvernement de droite conduit par Kyriakos Mitsotakis.

L’eau met le feu à la scène politique

Ce projet de loi, adopté par le Parlement le 23 mars, vise l’intégration des services de distribution d’eau potable et d’assainissement (la société de Thessalonique, celle d’Athènes et l’Union des entreprises municipales de distribution d’eau et d’assainissement, regroupant les services des autres communes) à l’Agence de régulation de l’énergie. Celle-ci deviendrait alors l’Agence de régulation des déchets, de l’énergie et de l’eau et aurait le pouvoir de fixer le prix de l’eau et décider de ses modes de gestion.

Il s’agit de préparer juridiquement le terrain au développement d’un marché de ce bien commun, sur le modèle du marché de l’énergie. Les desseins du gouvernement sont donc de transformer l’eau en marchandise et de désengager l’État de sa gestion. La loi ouvre ni plus ni moins la porte à la privatisation de l’eau, ce qui déboucherait sur des conséquences catastrophiques : hausse considérable des factures et de dégradation de la qualité du service.

Dans un contexte pré-électoral (les législatives auront lieu le 21 mai prochain), la question de l’eau a mis le feu à la scène politique, devenant un thème de campagne. Ainsi, tous les groupes parlementaires de gauche (SYRIZA, les socialistes du PASOK, les communistes du KKE et MeRA25, le parti de l’ancien ministre des Finances Yanis Varoufakis) ont voté contre le projet de loi. Au coude-à-coude dans les sondages avec le parti de droite Nouvelle Démocratie de Mitsotakis, SYRIZA s’est engagé à « mettre fin à toute pensée de privatisation » de l’eau, si demain il venait à composer un gouvernement progressiste.

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L’eau et l’union populaire

Mais au-delà des promesses et confrontations électorales, la thématique de l’eau en tant que bien commun alimente une dynamique d’union populaire. Étant une question vitale, elle est à même de fédérer le peuple contre l’oligarchie prédatrice visant son accaparement. La « société civile » s’est ainsi organisée autour de l’Initiative pour la sauvegarde de la gestion publique de l’eau, composée de 74 organisations (principalement des syndicats et des associations diverses) et soutenue par des partis politiques de gauche (les Verts, SYRIZA, MeRA25).

De manière plus générale, l’eau éveille la conscience populaire : un sondage récent montre que 83 % des Grecs considèrent que sa gestion doit être exclusivement confiée au secteur public. En 2014 déjà, un référendum organisé à Thessalonique avait mobilisé 200 000 votants, dont 98 % s’étaient prononcé contre la privatisation de la société de distribution d’eau et d’assainissement, permettant de bloquer sa vente au privé.

La Constitution et l’eau comme bien commun

Les juges se sont eux-mêmes saisis de la question de l’eau. Dans plusieurs de ses décisions – dont la dernière remonte à décembre 2022 –, le Conseil d’État a prononcé l’inconstitutionnalité de la privatisation de l’eau. La Constitution grecque ne reconnaît pourtant pas explicitement l’eau et l’assainissement comme un droit humain fondamental. Les magistrats de la plus haute juridiction administrative se fondent sur d’autres dispositions constitutionnelles pour étayer leur décision : la reconnaissance du droit à la protection de la santé (article 5.5) et l’obligation faite à l’État de veiller à la santé des citoyens (article 21.3).

De manière impressionnante, le Conseil d’État a reconnu que « l’eau est un bien public et non un bien marchand ». C’est ainsi qu’a été déclarée inconstitutionnelle la cession en 2011 des actions de la Société de distribution d’eau et d’assainissement de la capitale au Fonds de développement des actifs de la République hellénique (TAIPED), un organisme créé par les plans d’austérité avec pour mission de privatiser le patrimoine public grec.

En définitive, sur la base d’une lecture progressiste du texte constitutionnel, l’instance administrative suprême a affirmé que l’État est dans l’obligation de conserver le caractère public des sociétés de distribution d’eau et leur position de monopole, car c’est seulement ainsi que la qualité du service peut être assurée. Autrement dit, la privatisation de l’eau est contraire à la Constitution.

Dans un pays martyrisé et frappé de plein fouet par des politiques austéritaires et de privatisations, le slogan « save water » s’est emparé des forces politiques de gauche, de la « société civile organisée », des juges et du peuple dans son ensemble.

Dans son communiqué publié le 20 mars, jour du vote de la loi, l’Initiative pour la sauvegarde de la gestion publique de l’eau écrivait ainsi : « avant même que ne sèchent les larmes versées pour les 57 morts de Tempé [l’accident ferroviaire le plus meurtrier de l’histoire grecque survenu le 28 février dernier, ndlr], qui ont été assassinés sur l’autel de la privatisation des chemins de fer, le gouvernement, sans honte, poursuit dans la voie criminelle de la privatisation des biens communs et des infrastructures publiques ». Et de conclure : « La privatisation des fonctions et infrastructures sociales sont un crime ! ».

En Grèce, en France, comme partout ailleurs, l’heure est venue de mettre un arrêt aux politiques de privatisation. L’heure est venue de considérer l’eau comme un bien commun, de déployer et de renforcer sa gestion publique, locale et citoyenne, délivrée des intérêts capitalistes et des griffes des multinationales. L’heure est venue d’affirmer qu’une régie publique est le seul mode d’organisation capable d’assurer l’accès à l’eau potable et à l’assainissement pour toutes et tous et une maîtrise écologique du cycle de l’eau.

Par Alexis Christodoulou

Crédits photos : Chris Avramidis, Capture d’écran d’une vidéo.