Brice Couturier

Portait – Brice Couturier : derrière le « journaliste », un militant conservateur très à droite

Il y a un an, Brice Couturier mettait un terme à vingt ans d’activité éditoriale à France Culture. Animateur, producteur, chroniqueur, il y a accompagné l’installation d’un conservatisme européen. Il y a surtout développé un combat assidu contre tout ce qui peut être assimilé à la pensée « woke » ou à la gauche dite « populiste ». Son parcours, ses objectifs, sa méthode, reflètent jusqu’à la caricature l’évolution de la pensée conservatrice contemporaine. Qui est Brice Couturier ? L’insoumission vous dresse son portrait.

Les éditorialistes de plateaux, loin, très loin de l’objectivité affichée, sont des militants politiques déguisés en journalistes. Chaque jour, ils défendent une idéologie en direct aux heures de grandes écoutes. Les éditorialistes sont des acteurs de la bataille culturelle. Révéler d’où ces acteurs parlent, quels sont leurs parcours, leurs liens avec le capital, les 9 milliardaires qui possèdent 90% des médias du pays, est une œuvre nécessaire pour éclairer le débat démocratique. Fin d’un mythe : non, les éditorialistes ne sont pas des journalistes neutres. Pour qui militent-ils ?

L’insoumission lance une série de portraits des éditorialistes que vous voyez chaque jour à la télé. Deuxième épisode : Brice Couturier.

Du journalisme au militant

Comme beaucoup des plus ardents activistes conservateurs actuels, Brice Couturier a consacré ses premiers engagements au maoïsme, très en vogue parmi les intellectuels nés dans les années 40-50. Il a fait ses armes pendant les années 1980 sur le plan politique, en tant qu’assistant parlementaire auprès du parti socialiste, et sur le plan médiatique dans la presse écrite culturelle et la radio. Ce, avant d’entamer une carrière universitaire en Angleterre et en Pologne pendant les années 1990.

L’observation de son parcours à France Culture entre 2002 et 2021 permet de mettre en relief la montée progressive de son militantisme. En compagnie de la journaliste franco-allemande Jacqueline Hénard, il présentait de 2002 à 2006 Cause Commune. C’était une émission hebdomadaire vouée à « faire mieux connaître la culture politique » de l’Europe orientale où son parcours personnel l’avait mené, et pour laquelle il disposait d’une réelle expérience.

De 2006 à 2011, il co-animait Le grain à moudre. Avec cette émission quotidienne de débats, son militantisme est monté d’un cran. Sur les sujets les plus divers, il n’hésitait pas à faire part de son point de vue personnel et à prendre à partie ses invités. Cependant, la présence à ses côtés de Julie Clarini, dont la parole était plus pondérée, permettait de conserver un équilibre à l’émission tout en lui conférant un certain dynamisme.

Son engagement prenait malgré tout parfois le pas sur son professionnalisme : en 2007, alors que le débat avait pour objet L’avocat de la terreur, le film que Barbet Shroeder consacrait à Jacques Vergès, Brice Couturier confessait ne pas avoir vu le film en question, ce qui a provoqué l’indignation et le départ retentissant du sulfureux avocat.

En devenant chroniqueur à la matinale de France Culture en 2011, il s’est installé dans l’exercice plus confortable et moins contradictoire du billet d’humeur. Chargé de provoquer et de faire réagir les invités, Brice Couturier pouvait laisser libre cours à sa plume péremptoire et univoque. En revanche, il souffrait mal la contrepartie, qui était de ne pas avoir la main sur l’intégralité de l’émission, son déroulement et la nature des invités.

Le 6 avril 2016, lors d’une émission consacrée au mouvement Nuit Debout, en compagnie de la députée LFI Clémentine Autain, le philosophe Michaël Foessel, et le sociologue Manuel Cervera-Marzal, il a considéré que la « diversité idéologique » n’était pas suffisamment représentée sur le plateau. Dont acte, il a quitté le studio selon un invité, ou est resté simplement en retrait, selon lui. 

La dernière étape du parcours de Brice Couturier sur l’antenne de la radio publique a été marquée par son passage dans Culture monde, où il tenait une chronique, Le Tour du mondes des idées. Il se proposait d’informer les auditeurs des « parutions des cinq continents ». En fin d’émission, il soliloquait principalement sur l’actualité produite par quelques think tanks conservateurs américains (principalement Project Syndicate et The Atlantic), en se contentant de paraphraser les auteurs sans aucune mise en perspective ou examen critique.

En guise de tour du monde des idées, l’auditeur profitait d’un tour des favoris du navigateur de Brice Couturier. À noter que la pensée conservatrice française se nourrit volontiers de la production américaine. Alors même que ses tenants reprochent régulièrement à leurs adversaires, désignes comme « woke », d’importer des États-Unis des idées supposées n’être pas compatibles avec l’universalisme français.

Cette chronique lui laissait davantage de temps pour s’adonner à une activité éditoriale qui s’est accélérée ces dernières années. Aux éditions de l’Observatoire ont été publiés Macron, un président philosophe en 2017, un ouvrage laudatif sur Emmanuel Macron, 1969, année fatidique en 2019, un retour sur sa jeunesse gauchiste, et Ok Millenials ! Puritanisme, victimisation, identitarisme, censure… L’enquête d’un « baby-boomer » sur les mythes de la génération woke en 2021, un pamphlet décomplexé dont le titre est un manifeste explicite. 

En parallèle, il maintient une activité radiophonique ponctuelle mais régulière dans l’émission L’esprit public présentée le dimanche matin par Patrick Cohen, qui traite de l’actualité politique. Il a naturellement trouvé sa place dans cette émission où, dans une ambiance feutrée de fumoir façon IIIème République, on explique que Vladimir Poutine a télécommandé les Gilets Jaunes, on renvoie dos à dos les étudiants grévistes et les milices masquées qui les ont tabassés, et on affirme que le supposé antisémitisme de Jean-Luc Mélenchon est « documenté ». Brice Couturier n’a d’ailleurs pas manifesté de désagrément particulier par rapport à la diversité idéologique dans le studio de Lesprit public.

Brice Couturier au secours des générations futures

Cette carrière, complétée par un beau parcours dans la presse écrite (L’événement du Jeudi, Le Monde des débats, Marianne, Le Point…) a permis à Brice Couturier de fourbir une méthode au service d’objectifs qui sont en termes économiques ceux d’un conservateur classique : réduire la dette publique, sans augmenter les impôts. Il utilise pour cela la rhétorique bien connue des « générations futures », supposées pâtir au premier plan du déficit de l’État. Mais celles-ci nesont plus convoquées lorsqu’il s’agit de renoncer à tout investissement dans les systèmes de santé et d’éducation, ou dans la préservation de l’environnement. Quand il s’agit de lutter contre le racisme et le sexisme, elles sont simplement congédiées, comme dans Ok Millenials !

Il est également très présent sur les questions de sécurité. Elle serait doublement menacée : d’une part par l’islam, derrière lequel se cacheraient l’islamisme et le terrorisme, le tout protégé par une gauche lâche et aveugle, et d’autre part par le mouvement social, qu’il soit d’ordre syndical ou directement issu de la société civile. C’était vrai, comme on l’a vu, pour le mouvement Nuit Debout qu’il n’a pas manqué de vilipender. Les Gilets jaunes ont également fait l’objet de ses foudres à de nombreuses reprises, notamment pour dénoncer une mainmise de l’État russe sur le mouvement. 

L’analyse de l’actualité française à travers l’hypothétique influence du Kremlin est d’ailleurs devenue un mème que Brice Couturier a largement contribué à développer : désordre, grèves, incidents au Stade de France : tout cela est susceptible d’être le fait de Poutine et de ses sbires. Il semble que cette résurgence de l’Œil de Moscou est un vestige de l’archéologie intellectuelle conservatrice française.

La crainte d’une grève générale fomentée par le pouvoir soviétique a longtemps été une peur de la droite française. La grève constitue un autre cheval de bataille de Brice Couturier. Habitant de la banlieue parisienne, les grévistes des transports parisiens étaient particulièrement visés par ses diatribes. Régulièrement en retard pour sa chronique dans la matinale de France Culture, il prenait à témoin en fulminant la population française de la « prise d’otage » qu’opérait une minorité de « syndicalistes privilégiés ». Il reprenait en cela la rhétorique conservatrice qui s’est développée depuis les mouvements sociaux de 1995, mise en relief par Jacques Rancière dans Les trente inglorieuses (La Fabrique, 2022).

Sécurité, réduction de la dépense publique, baisse des impôts, dénigrement du mouvement social : Brice Couturier s’inscrit dans la droite ligne du libéralisme autoritaire tel qu’il s’est développé et renforcé notamment depuis le référendum sur la Constitution de l’Union européenne de 2005. En revanche, il s’est placé à la pointe du combat contre le politiquement correct et le communautarisme, pour la protection de la laïcité et de l’universalisme – en fait contre les mouvements féministes et antiracistes tels qu’ils se sont développés ces dernières années. Sur les trente dernières chroniques du Tour du monde des idées, environ la moitié porte sur des dénonciations explicites de la montée du « politiquement correct » et de la pensée dite « woke ». 

Brice Couturier contre les commentateurs autorisés

Dans ce domaine, la méthode mise au point dans sa chronique Le tour du monde des idées et formalisée dans son ouvrage Ok Milllenials ! caractérise la pensée conservatrice moderne. Brice Couturier n’est en effet pas seul dans ce combat, pour lequel il met beaucoup de passion. Régis Debray, Jacques Julliard, Jean-Pierre le Goff, Michel Onfray, Alain Finkielkraut sont à ses côtés. S’ils utilisent le même genre de méthodes, lui les a éprouvées et poussées très loin. 

Le socle de cette méthode consiste à se présenter isolé, voire carrément encerclé, voire condamné au silence. Il faut pour cela ne pas craindre le paradoxe, car Brice Couturier comme ses compagnons cités ci-dessus ont tous leur rond de serviette dans les médias de grande audience, notamment dans l’audiovisuel public. 

C’était le but du grand entretien qu’il a donné à Figarovox en août 2016 intitulé : Le parti des médias et l’intelligentsia méprisent la réalité. Dans un mélange d’invectives et de comparaisons historiques douteuses par lesquelles la position de l’islamisme en Europe est mise en perspective avec la montée du nazisme dans les années 1930, il y déroule une théorie selon laquelle les médias et l’université serait aux mains d’une intelligentsia. C’est-à-dire une élite intellectuelle, constituée de gauchistes ignares et militants, empreints de french theory, réduisant au silence par intimidation une poignée d’intellectuels conscients et lucides dont il fait partie. 

Les théories économiques parcellaires alternent avec les prises à partie tous azimuts, sans que jamais personne ne soit nommé. Un autre élément central de la méthode Couturier et de ne pas identifier ses adversaires ni de préciser leur nature. Son discours porte sur un brouillard indéfini dans lequel l’interlocuteur est supposé comprendre sur qui portent les saillies.

Ainsi, en janvier 2016, lors d’un colloque organisé par le Comité Orwell, Brice Couturier fustigeait les « commentateurs autorisés » occupés à minimiser la menace terroriste et à lui chercher des excuses sociologiques. Il n’est pas précisé qui sont ces commentateurs autorisés, ni par qui ils le sont, mais le terme renforce la rhétorique de connivence que Brice Couturier affectionne. Elle permet par surcroît d’éviter le débat en évinçant des interlocuteurs qui ne sont pas nommés.

La notion de « parti des médias » forgée dans cet entretien à Figarovox a connu une certaine fortune, et lui-même la reprend régulièrement. Ce 12 juillet, l’affaire des Uber Files était l’occasion de la réactiver en laissant entendre que ces investigations sont le résultat d’une manigance contre le président de la République. Cette notion de parti des médias serait issue de l’œuvre de Marcel Gauchet, mais en l’absence de référence précise, l’affirmation est invérifiable.

C’est que Brice Couturier s’affranchit volontiers des normes éditoriales en termes de références et de citations. Dans sa chronique du 15 juin 2021 sur France Culture, il omet tout simplement de préciser l’ouvrage dont il parle, se contentant de mentionner l’auteur. Quoi qu’il en soit, la filiation avec Marcel Gauchet est évidente, et dans un article du Crieur de 2015, les auteurs montrent comment l’intellectuel a nourri la pensée conservatrice moderne. 

Brice Couturier se passe volontiers de la nécessité de sourcer et référencer son propos. Sans doute parce qu’il accorde davantage d’importance au message, voire à la vigueur avec laquelle il est porté, qu’à des formalités sourcilleuses destinées aux mandarins universitaires. Il ne nomme pas toujours ses adversaires, il ne référence pas toujours non plus les textes qu’il invoque, pas davantage qu’il ne mobilise de fastidieuses données quantitatives qui supposeraient un vrai travail de terrain. Les seuls chiffres qu’il utilise sont ceux des instituts de sondage, lorsqu’ils soutiennent son propos, et notamment quand ils lui permettent de mettre en scène une fracture entre la « France réelle » et le parti des médias. 

Dans sa boîte à outil méthodologique, figure en bonne place un dispositif puissant : l’anecdote. Facile à utiliser, elle constitue un matériau inépuisable qui permet d’alimenter n’importe quel propos. Il suffit de puiser dans la presse conservatrice américaine qui en regorge, une histoire truculente, réelle, inventée ou arrangée, en en déduire un état de fait. Exemple : dans tel campus américain, un étudiant a fait interdire le port du sombrero dans les fêtes, sous prétexte d’appropriation culturelle.

Dans tel autre, un professeur s’est vu interdire d’enseignement sous la pression d’obscurs groupuscules d’étudiants gauchistes. Cela suffit largement à témoigner d’une invasion de la Cancel culture. C’est la stratégie développée dans Ok Millienials ! Dès les premières pages, le livre noie le lecteur sous une avalanche de faits isolés et de citations. Dans cette pensée conservatrice, la culture de l’anecdote se substitue à une analyse construite, référencée et appuyée sur des travaux de terrain et des analyses quantitatives.

La tactique du Bernard-l’hermite

Pour conclure, on peut interroger la réalité de son appartenance à la gauche, revendiquée lors de son entretien à Figarovox. On a vu qu’il se place, sur le plan économique et social, sur une ligne libérale autoritaire. Il est aussi à la pointe du combat contre les mouvements féministes et antiracistes tels qu’ils ont émergé ces dernières années.

Dans ce cas, qu’est-ce qui fait de Brice Couturier un penseur de gauche ? Quels sont les marqueurs qui permettent de l’identifier comme tel ? Si l’on se penche de plus près sur son dernier essai, Ok Millenials !, – qui se veut une enquête sur la jeunesse – on s’aperçoit que le terme « woke » est utilisé 78 fois, les termes « politiquement correct » 13 fois, et « cancel culture » 9 fois. En revanche, le terme « chômage » n’apparaît que 3 fois, le terme « inflation » deux fois dont une seule fois dans son acception économique, et le terme « logement » n’apparaît pas. 

Comment un penseur de gauche pourrait-il entreprendre une enquête sur la jeunesse sans aborder sous un angle économique les problèmes auxquels elle est confrontée ? Il semble s’agir davantage d’un pamphlet réactionnaire, qui substitue un clivage générationnel à un clivage idéologique, pour mieux décrédibiliser un mouvement de pensée que Brice Couturier combat.

Ses prises de position dans les différents médias, ses écrits, ainsi que ses interventions sur les réseaux sociaux, montrent qu’il s’agit d’un militant conservateur positionné très à droite sur l’échiquier politique. Mais, tel le bernard-l’hermite qui investit la coquille d’un autre animal, Brice Couturier continue d’arborer les oripeaux d’une gauche dite « républicaine », la seule légitime selon lui.

Par Nicolas Bourgeon

A lire aussi :

-Sébastien Fontenelle, Mona Chollet, Olivier Cyran, Laurence de Cock : Les éditocrates 2, le cauchemar continue, La Découverte, Paris, 2018

– Maurice Midena « Brice Couturier ou l’archétype du macroniste radicalisé », Arretsurimage.net, 2 mai 2022