Ken Loach et Édouard Louis : l’art pour changer le monde

Le 31 mars 2021 est sorti dans la collection “des mots” chez PUF un Dialogue sur l’art et la politique entre Ken Loach et Edouard Louis. Ce dialogue revient sur la violence de la société néo-libérale qui broie les individus, et se demande comment l’art, dans ce contexte politique inquiétant, peut changer la vie.

Ken Loach est un réalisateur britannique. Il mène dans ses films une étude sans concession de la misère au Royaume-Uni, conséquence des réformes publiques ultra-libérales menées par Margaret Thatcher, première ministre britannique entre 1979 et 1990. Son œuvre, résolument militante, traduit son engagement aux côtés d’une gauche radicale. Dans des films au style épuré, il pose un regard plein d’empathie et de tendresse sur la souffrance de celles et ceux qui combattent pour survivre. Ses fictions et documentaires témoignent également de sa volonté farouche de témoigner de son temps, de montrer la réalité vraie dans toute sa crudité. 

Ken Loach et Édouard Louis, deux artistes insoumis

Les films de Ken Loach reçoivent une large réception parmi le public et dans le monde du cinéma. En 2006, il reçoit la Palme d’or du 59ème Festival de Cannes pour Le vent se lève. En 2016, il obtient de nouveau cette récompense pour Moi, Daniel Blake. En 2019, ce réalisateur insoumis a de nouveau obtenu un grand succès avec son brûlot contre l’ubérisation, Sorry we missed you.

Dans ce Dialogue sur l’art et la politique, le réalisateur britanique s’entretient avec Edouard Louis, jeune écrivain qui se fait connaître en 2014 avec En finir avec Eddy Bellegueule, roman à forte dimension autobiographique. Ses deux ouvrages suivants Qui a tué mon père (2018) et Combats et métamorphoses d’une femme (2021) s’inscrivent dans la même démarche. Edouard Louis explore, à la manière du sociologue, des thèmes qui sont proches de ceux qui intéressent Ken Loach : ces deux auteurs (dé)montrent comment le néo-libéralisme fou de notre époque brise la vie du grand nombre et broie nos quotidiens. Autre similitude : tous deux envisagent leur œuvre artistique comme étant indissociable de leur engagement politique (au sens le plus noble : dans la vie de la cité). Édouard Louis a exprimé publiquement son soutien à La France Insoumise, notamment lors des élections européennes ou en manifestant aux côtés de Jean-Luc Mélenchon et de Danièle Obono contre les violences policières à l’appel du comité Adama. 

Ces deux artistes de deux pays et de deux générations différentes publient donc ce Dialogue sur l’art et la politique, un ouvrage court et percutant, organisé en deux grands dialogues : « Travail et violence » et « Politique et transformation ». 

Dialogue sur l art et la politique

La violence de la politique jusqu’à l’intime

Dans le premier volet, Edouard Louis et Ken Loach interrogent les processus de domination en questionnant les liens entre “travail” et “violence”. Le néo-libéralisme produit une violence “ultra-visible” qui, pourtant, “n’interpelle presque plus”, comme en témoignent les milliers de personnes mal-logées ou à la rue, en France comme au Royaume-Uni (p. 32-33), ou encore “le système social […] punitif” méprise les citoyen-nes et use d’une grande violence, allant jusqu’à utiliser la “faim” comme une “arme” (p. 13-14). Ainsi, des milliers de vies sont “persécutées”, bien plus qu’ “exclues” (p. 10). Ces propos résonnent avec la promesse non tenue d’Emmanuel Macron qu’il n’y ait “plus personne à la rue” ou avec la contre-réforme de l’assurance chômage, qui va mettre dès le 1er juillet 2021 de nombreuses personnes dans une précarité encore plus accrue.

Face à cela, les deux artistes se demandent “comment rendre l’organisation politique de nouveau possible” ? (p. 21). Comment les dominés peuvent-ils sortir de la “loi de perpétuation de la violence, [cette] loi sociologique qui s’observe aussi au niveau individuel” (“les dominés [étant] victimes de violence deux fois : au moment où ils la reçoivent et au moment où ils sont contraints de la reproduire”, p. 24-25) ? La grande force de ce dialogue est de voir l’intrication entre différents niveaux de domination. Edouard Louis conclut ainsi ce premier dialogue : 

Il faudrait réussir à montrer qu’il existe ce qu’on pourrait appeler une double violence de la politique : d’abord au moment où les gouvernements suppriment des aides sociales, précarisent les conditions de travail, déremboursent les médicaments, etc., et ensuite quand ces réformes ont un impact intime sur la vie des gens, à cause de ce stress dont tu parles. A chaque réforme violente contre les classes les plus précaires, on peut imaginer qu’en conséquence les parents seront moins patients et compréhensifs avec leurs enfants, que les gens qui s’aiment seront moins tendres l’un envers l’autre. […] Quand on parle de violence politique, on ne pense jamais à ce deuxième aspect de la violence économique, l’aspect intime de la politique.

Cette remarque permet également de penser la singularité des œuvres des deux artistes, qui s’attachent à montrer cet “aspect intime de la politique”, c’est-à-dire comment le néo-libéralisme brise des vies. Ce propos permet également de penser les conditions concrètes d’un changement de paradigme : “comment transformer le monde si les personnes qui souffrent ont honte de souffrir ?” (p. 31). La réponse est de créer une “esthétique de la confrontation”, piste qui est explorée dans le second dialogue “politique et confrontation”.

Ce deuxième volet s’ouvre sur la question de la montée de l’extrême-droite, partout en Europe. Ken Loach et Edouard Louis reviennent sur l’ubérisation du travail, propre au début du XXIe . Ils soulignent que la “flexibilité” n’existe que pour l’employeur, et que le système économique dévoyé ne permet pas de transformer cette “flexibilité” en “liberté” (p. 46-47). 

L’art doit montrer à quel point le monde est insupportable pour donner l’envie de sa transformation radicale

Cette réflexion est intéressante en ce qu’elle est articulée avec la question du langage. Pour les deux artistes, il est urgent que la gauche crée son “propre langage”. “La gauche, écrit Edouard Louis, sera puissante quand elle se saisira du silence. Quand elle apprendra à ignorer la violence de la droite, et qu’elle posera ses propres questions, avec son propre langage, plutôt que de réagir sans cesse aux questions de la droite – et donc qu’elle cessera de se laisser enfermer dans le langage de la droite” (p. 54). 

La question qui suit est donc logiquement la place de l’art dans ce combat politique, du point de vue des artistes qui le font. Edouard Louis et Ken Loach ne peignent pas seulement les classes populaires, ils veulent incarner une “éthique généreuse de la création, et une éthique de combat, qui consiste à essayer de faire exister des idées justes dans le plus de lieux possible”. Mais comment faire exister cette “éthique de combat” quand des phrases comme “nous avons besoin de l’art” sont utilisées essentiellement par celui qui domine pour “réaffirmer indirectement son propre privilège, son propre accès et sa propre relation de classe à l’art, par opposition aux masses barbares qui ne s’y intéressent pas” ? (p. 61).

Face à la violence de la société, “l’art doit rendre le monde insupportable, en montrant à quel point le monde l’est dans la réalité, et c’est en montrant à quel point il est insupportable qu’on peut donner l’énergie et l’inspiration aux autres pour le rendre plus supportable, plus beau”. Ce dialogue se conclut donc comme un manifeste pour un art résolument engagé, et ce au service d’une transformation radicale de la société.

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