Trois fois Ulysse

« Trois fois Ulysse » de Claudine Galea, par Laëtitia Guedon à la Comédie français

« Trois fois Ulysse ». L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Le héros grec est masculin. Vainqueur ou vaincu. Claudine Galea et Laëtitia Guedon corrigent l’histoire et rendent justice aux femmes au travers de trois personnages féminins de l’Iliade et l’Odyssée. En temps de guerre. Face à Ulysse en trois âges de sa vie. Une histoire de sang, de pouvoir et aussi d’amour. Notre temps n’est pas loin.

Victor Hugo disait des poètes : « Le monde naît, Homère chante. C’est l’oiseau de cette aurore ». L’Iliade et L’odyssée, ses poèmes-récits fondateurs – 8 ou 9 siècles avant notre ère – sont une source inépuisable. Notre article.

« La spirale de l’histoire ruine les centres en broyant les zones périphériques » – Philoctète – Heiner Müller

300 ans après Homère, Eschyle, Sophocle, Euripide, s’en saisissent. En 1306, Dante, au chant XXVI de La Divine comédie, envoie Ulysse aux enfers. James Joyce réécrit l’Odyssée dans le Dublin du début du XXe siècle. Au cinéma, Kubrick lui dédicace « 2001 Odyssée de l’espace ». Dans les « Ailes du désir » de Wenders, Curt Bois joue Homère. Godard tourne l’Odyssée dans « Le mépris ». Georges Clooney est Ulysse dans « O’Brothers » des frères Coen. Théo Angelopoulos reçoit le Grand prix de Cannes pour « Le regard d’Ulysse », relecture, en bout de XXe siècle, du roman de James Joyce. Robert Guédiguian a fait du poète aveugle le tuteur de la nouvelle génération des révoltés dans « Et la fête continue ».

Ulysse est connu pour ses milles métamorphoses. Heiner Muller le décrit dans Philoctète idéologue et praticien de la réal-politique et du compromis. Dans un pays, la RDA, où disait il « Nous n’étions que le négatif du capitalisme, pas son alternative ». Ulysse : « Laisse tomber les dieux tu vis avec des hommes (…) Les morts après tout ne mangent pas de lauriers (…) Je te prête mon dos, mort. Tire, fais nous plus crédible le mensonge le requiert. Et, sache le : si le troyen me tue aussi je ne peux te servir de témoin (…) Marche plus vite, que ta rage ne refroidisse pas. »

L’art est fait de réinterprétations et d’emprunts. Louis Aragon dans Les aventures de Télémaque – le fils d’Ulysse – écrit : « Il est bon de dire que les nombreux emprunts, parfois de plusieurs pages, faits par l’auteur aux ouvrages les plus diverses (de Fénelon à Jules Léminas), ne seront pas signalés au lecteur, afin de lui ménager le plaisir de les découvrir soi-même, de s’en indigner, et de se réjouir de sa propre érudition ». Homère est largement créditeur.

Claudine Galea avec « Trois fois Ulysse » poursuit cette route. À sa manière. Et dans notre monde. En notre siècle. Après le XXe où l’on a répété à l’envi « plus jamais ça ». Et aujourd’hui, encore les guerres. Les exodes. Les massacres. Les génocides… Aux quatre coins de la planète. De l’Ukraine à Gaza. Aux cortèges des réfugiés et leurs échouages maritimes. À chaque fois, les femmes comme premières victimes. Les boucheries marchent sous l’égide du patriarcat et de l’accumulation. « Vingt neuf siècles de soumission », écrit Claudine Galéa.

« Trois fois Ulysse » donc. Parce qu’il était une fois ne suffit pas. Le mythe n’est pas un conte. Il fonde une postérité. Un temps. Le conte s’inscrit dans la fiction. Les Troie d’hier et aujourd’hui sont détruites à de nombreuses reprises. Guerres, pillages, massacres et ruines. L’écrasement est l’affaire des hommes. De l’Iliade à nos jours. Militaire n’a pas de féminin. Ici c’est chez les femmes que l’humain résiste.

« Trois fois Ulysse » parce qu’il ne s’agit pas là seulement d’Ulysse. Ulysse le chef grec stratège, sage, diplomate, rusé, artificieux, séducteur… Une espèce de matrice masculine ? Même si chez Homère, il simule la folie pour éviter son départ en guerre. Faille originelle ? Là marchant vers sa mort. La trace sanglante à chaque passage. Désarroi de sa vie. Perdu dans ses doutes d’héroïsme et de domination.

Le moment est venu de décentrer le héros. Dans l’amour et l’affrontement. Par le deuil, l’abandon et le silence. Piedestaliser 3 femmes de l’Odyssée. Cela aurait pu être les sirènes, Nausicaa et Circé. Ce sont Hécube, Calypso et Pénélope. C’est justice. Elle n’avaient que quelques lignes homériques. Femmes fortes qui font vaciller Ulysse. Pour peut-être reconstruire un homme.

L’écriture directe et précise de Claudine Galéa s’accorde au souffle et à la respiration. Autant chant que musique. Une écriture de vie. Une littérature d’élancement. D’engagement. Des mots et des phrases comme des parties d’un corps. Pour mettre en branle la matière des idées et des émotions. Collusion des mots et des sentiments. Pas besoin d’images pour entendre dans le discours d’Ulysse la Palestine ou les exode de la Méditerranée.

Tout Homère a forgé « Trois fois Ulysse ». Les auteurs et intellectuels qui l’ont suivi aussi. Des tragiques grecs à Jean-Pierre Vernant ou Barbara Cassin. Mais aussi : Louise Bourgeois, Heiner Müller, Virginia Woolf, Simone de Beauvoir… Un texte chambre d’échos de voies amies. Déjouant les enfermements de genre – la poésie se passe très bien du fracas du lyrisme. L’épique à côté du dialogue, de la harangue, de l’interpellation et du lamento. Des mots choisis. Jamais au hasard. Retournement du mot ou mitraillage. Néologismes, archaïsmes, anachronismes… Des registres de la langue classiques, contemporains, des parlers étrangers… L’amour, la guerre, la politique…. Une langue pour dire l’universel du propos. Un poème pour pénétrer l’intime.

« Trois fois Ulysse » comporte 3 actes reliés par un chœur. Acte 1 Hécube. Acte 2 Calypso.
Acte 3 Pénélope. Chaque acte son écriture. Chacun débute par « les faits ». Une
démonstration pour construire une parole, une vérité plus qu’un procès. L’homme compte,
les femmes montrent et déploient.

Les dieux ne sont pas absents du texte. Calypso, fille du géant Atlas, est elle-même immortelle. Et on donne parfois rang de demi-dieu à Ulysse. Mais ce qui se déroule ici est affaire humaine. Bien sûr, les fantômes des morts traînent et nous hantent. Toutes victimes de l’époque et des siècles. Celles des camps, des champs de bataille, des bombardement et de la Méditerranée. Mais sur les planches tout est chair.

Laëtitia Guédon, la metteuse en scène de la pièce, épure la scène et mêle les disciplines.
Jeu, chant, chœur, vidéo… « Indiscipliné mieux que pluridisciplinaire » – comme elle dit.
Pour dire les enjeux autant dans leur temps long que dans leur actualité. Elle installe le
chœur vocal Unikanti – au répertoire traversant les siècles et les continents – en contrepoint
et écho du choeur enregistré du texte.

Le crâne du cheval de Troie, nourrissant la pourriture des batailles, sert de décor. Retourné par les choristes – ouvriers et peuple de la scène – il deviendra grotte puis cap. En cohérence, la distribution est diverse et à parité. Oratorio d’où se dégage les solos frissonnants des acteurs de la Comédie française. En symbiose avec le texte de Claudine Galéa. On pense avec la peau. On touche avec la langue. On sent avec la tête.

Comment regarder le Temps de l’Odyssée depuis notre Temps ? Claudine Galea

« Trois fois Ulysse» commence en enjambant la chute de Troie. La fin de l’Iliade pour commencer l’Odyssée. Avec Hécube face au premier Ulysse. Mater dolorosa. Ulysse, homme-ver sorti du cadavre du cheval, rejoint l’ancienne reine distribuée comme tribut à l’homme aux milles tours. La femme des temps de guerre. Du « champ d’honneur». Après que les grecs aient pris la vie de ses filles, ses fils, ses petits enfants, son mari, ses concitoyens. Rasé sa ville. Une scène de violence de l’amour/haine. De douleur et de sang. Hécube ne se plaint pas. Elle porte plainte.

Hecube : « Êtes-vous capable d’imaginer pour vous même de nouveaux objectifs ? Ou bien
considérez-vous que la vie soit juste un champs de bataille avec conquérants et conquis territoires à prendre femmes et gens à subordonner tuer soumettre tuer ? (…) le malheur fabriqué politiquement ne manque pas. Décidez-vous ou bien laissez le sel bâtir votre statue (…) sel et statues résistent (encore) un peu
».

Calypso interpelle le second Ulysse. Calypso, celle qui enveloppe – littéralement. L’amante
d’Ulysse. Un amour qu’elle appelle. Un amour non genré. « Je suis un homme aussi si
seulement tu acceptais d’être une femme un peu
». Elle n’incarcère pas l’homme – comme
Hécube était la prisonnière du grec. À un Ulysse qui geint, elle donne la clefs de ses choix. Il
prend la clef des champs.

Calypso : « Je t’offre sans compter le non-besoin de guerre l’inutilité de briller la force des corps qui s’accordent matin après matin ciel lumière arbre mer visages-nuages mer les hirondelles limaces faons libations seins ronds chute de rein fémilin-mascunin, ciseau galop merveille rires baisers pas d’âge pour se plaire »

Pénélope est au bord de la mer. Hiératique. Loin de l’épouse fidèle cantonnée à l’attente. Pénélope est l’ultime étape du voyage d’Ulysse. Sa leçon aussi. À ses pieds il se dépouille dans le long compte de son histoire meurtrière. Autant sophiste que lamentateur. Mais humain même dans ses questions. Il concède « La civilisation c’était Troie ». Après l’orgie de violence, peut-il rentrer chez lui ?

Pénélope : « qu’est ce que nos yeux empêchent de voir ?
Qu’est-ce que nos paroles remplacent
as-tu remarqué :
dans l’obscurité le silence est plus vaste
le repos plus grand

(…)

celui qui raconte ton histoire est aveugle
dans la langue rêche du jour si tu meurs c’est pour ton propre coeur
le danger est de vivre
alors
commencer par aimer est-ce si difficile ?
Si inhabituel ?
»

L’amour comme la guerre a vocation à déborder les frontières.

C’est plein de cadavres la vie de héros – Trois fois Ulysse – Claudine Galéa

Le rapport aux œuvres est affaire de goût, de moment et d’histoire. C’est aussi une question politique. Si « Trois fois Ulysse » est applaudi à tout rompre par la salle et loué par la plupart de la presse, d’autres journaux – Marianne et Les Échos – en parlent différemment. Pour l’un, la « tentative de déconstruction du héros grec (…) peine à convaincre. Répétitif et ampoulé. » C’est donc le sens qui motive le rejet. L’idéologie comme guide. On sent presque un regret mâle et boutefeu pour une « Pénélope, la dernière épreuve d’Ulysse » selon le mauvais mot de Jean Cocteau. « Trois fois Ulysse », c’est jusqu’au 8 mai.

Par Laurent Klajnbaum

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