Dune

Dune et les luttes anticoloniales au 21ᵉ siècle

Dune. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Qui n’a pas encore vu Dune ? Il est temps d’interroger ce film au travers du prisme des luttes anticoloniales du 21ᵉ siècle. Après cet article, vous ne regarderez plus jamais le film de Denis Villeneuve de la même manière, en particulier à l’aune du génocide mené par l’armée de Benjamin Netanyahu en Palestine. Notre article.

Dune sans ses auteurs ?

Le premier opus littéraire de Dune de Frank Herbert est sorti en 1965. Si l’œuvre a été appropriée dès les années 1960 par les milieux de la gauche estudiantine anti-impérialiste, l’auteur, lui, s’est plutôt défendu d’une telle orientation. De ce qu’il en a dit, Herbert voyait essentiellement son histoire comme une fable contre le pouvoir en général, et contre les pouvoirs messianiques, démagogiques – selon lui – en particulier. Regardez vers l’est pour comprendre qui était visé.

L’auteur sera d’ailleurs un soutien de Nixon et Reagan par la suite. Denis Villeneuve, le réalisateur du chef-d’œuvre adapté du livre de 1965, a pour sa part affirmé que son ambition avait été de retranscrire le plus fidèlement possible l’histoire, l’esprit et l’intention de Herbert. Conclusion : Dune n’est pas un film anticolonial. Il ne parle tout simplement pas de cela. D’ailleurs, lors de la sortie du premier volume de la saga, en 2021, des gens très intelligents avaient écrit des articles très intelligents, jugeant le film trop complaisant avec son sujet ou son héros, pour rappeler ce que raconte vraiment Dune.

Et pourtant. Dune n’appartient pas à Frank Herbet ou sa famille, et son adaptation blockbuster n’appartient pas plus à Denis Villeneuve. Aucune œuvre ne s’observe en laboratoire, sous vide. Elle se regarde, s’apprécie, nourrit des conversations, des articles et des rêves dans une époque précise, dans un contexte précis. Un film aussi grand public, en passe de passer au statut de mythe de la pop culture tant il est bon, peut entrer en résonance avec les grandes contradictions de son époque sans que l’intention initiale de l’auteur n’en soit une condition nécessaire.

Guerre asymétrique dans le sable

Et pour résonner, on peut dire que cela résonne sacrément. Quand, à l’écran, un gouvernement colon disposant d’une armée surpuissante et ultra-moderne utilise le bombardement indistinct d’habitations civiles, leur massacre génocidaire depuis le ciel comme stratégie de riposte à un groupe armé, il y a comme une atroce familiarité avec les horreurs de Gaza. Bien sûr, il n’y en avait pas à l’origine. Le film a été écrit et tourné avant octobre dernier. Mais certaines scènes sautent aux yeux et à la gorge tant on croirait voir une allégorie de la tuerie de masse qu’un État colonial est en train de réaliser sur les colonisés.

Cette familiarité n’est pas totalement un hasard, en fait. Ou seulement indirectement. Elle se rattache à une familiarité plus grande qu’a le film de Villeneuve pour un ensemble de faits récents. Où les interventions de l’impérialisme états-unien et occidental ont-elles le plus marqué nos imaginaires ces vingt dernières années ? En Irak, en Afghanistan, au Yémen, en Palestine. Le décor de Dune est une planète désertique, recouverte de sable et peuplée par les Fremen, peuple composé de racisés noirs et arabes. Le film mobilise largement l’univers de la guerre asymétrique dans la résistance du peuple Fremen à ses oppresseurs, les Harkonnen.

Les guerriers Fremen se cachent, surgissent, surprennent, tirent de leur connaissance parfaite du désert la force qu’il leur manque en moyens technologiques. Lorsque l’on voit les « Ornichoptère », engins volants des Harkonnen s’écraser dans le sable, quelles images cela évoque-t-il chez nous ? On imagine un hélicoptère Apache américain visé par des groupes armés pendant la longue déroute irakienne de l’Empire.

La bataille finale, dans le 6ᵉ opus de Star Wars, où les ewoks mettent en échec la puissance technologique de l’empire dans la dense forêt de la lune d’Endor qu’ils habitent évoquait la guerre du Vietnam. De la même manière, Dune fait penser, dans son esthétique, aux guerres asymétriques des années 2000 et 2010 au Moyen-Orient depuis que les États-Unis ont attaqué et déstabilisé cette région.

Lisan-al-Gaib

Jusqu’ici, on est dans le domaine de l’évocation. On tire par les cheveux peut-être ? Ici un petit résumé de ce dont parle le film peut être utile. Dans un futur très lointain, un empire galactique contrôle une très vaste portion de l’univers. Dans cet empire, une planète, Arrakis, est particulièrement convoitée. Et pour cause : si c’est un désert très rude, c’est aussi le lieu où l’on peut extraire « l’épice », une ressource à la base des voyages intergalactiques. La planète est donc confiée par l’empereur à une famille noble, les méchants Harkonnen, qui occupent la planète contre ses premiers habitants, les Fremen.

Contre, car pour maximiser les rendements de l’épice, ils se l’approprient, privant les Fremen de son usage – eux l’utilisent comme base de leur alimentation et non comme carburant. Il y a donc une guerre plus ou moins permanente entre d’un côté, volonté de conquête / contrôle du territoire en vue de l’exploitation d’une ressource indispensable à la civilisation impériale et de l’autre, une résistance du peuple dont la planète est colonisée sous forme de guérilla.

Les Harkonnen sont blancs (et même très blancs). Les Fremen sont noirs et arabes. Voici le contexte du récit de Dune. Quand même. Comment ne pas voir cette énorme métaphore du colonialisme, post-colonialisme et de l’impérialisme ? Comment ne pas voir les invasions pour le contrôle de l’extraction du pétrole ? C’est tout simplement impossible à moins d’avoir vécu dans une cave depuis 20 ans. Il manque une seule chose dans le tableau, c’est le rôle de la religion et du fanatisme religieux dans cette fresque. Ça tombe bien : c’est le sujet principal de Dune. Le film (et le livre) raconte l’histoire de la transformation de Paul Atréides, héritier de la famille rivale des Harkonnen, en « Lisan-al-Gaib », c’est-à-dire messie des Fremen.

Politique et religion sont fortement liés dans Dune, et notamment dans le camp des opprimés. Ce qui en fait encore une résonance puissante avec l’histoire récente du colonialisme, de l’impérialisme et des résistances qu’ils ont suscités. Mais d’une manière moins caricaturale qu’on ne pourrait l’imaginer pour un film américain. D’abord, la religion dans Dune peut être vue comme une force émancipatrice. C’est la foi, nous explique-t-on qui permet d’unir tous les Fremen, de les mettre en mouvement et d’obtenir une victoire très significative sur leurs oppresseurs. Le film fait le constat de la possible appropriation par une lutte de libération de la religion.

Mais il faut dire que là n’est pas son propos. Car il présente aussi le fait religieux comme une stratégie des oppresseurs pour garder sous contrôle les opprimés. Dans l’univers de Dune, un ordre au service de l’empire fabrique littéralement des mythes religieux pour les implanter dans les peuples colonisés. Le « lisan-al-Gaib » en fait partie. La religion permet de diviser les Fremen, ou de les rendre passifs et inoffensifs. D’ailleurs, il existe parmi les Fremen une branche de résistants laïques et progressistes. Elle est représentée par le personnage de Chani, averse au fanatisme religieux et revendiquant dans la tradition Fremen une sorte de communisme des égaux.

L’empire, dans Dune favorise, et même contrôle directement, le développement de la religion depuis longtemps chez les Fremen, au détriment de l’option plus militante défendue par Chani. Comme le Likoud a activement soutenu le développement du Hamas parmi les organisations palestiniennes, contre l’OLP ? Peut-être. On y pense en tout cas. Le passage de la lutte révolutionnaire en mode guerre sainte est critiquée dans Dune pour bien d’autres raisons, notamment la soumission des combattants Fremen à un leader étranger. Mais on sent bien que le problème principal va être l’escalade, sujet, sûrement, du prochain film.

Déjà, la bataille finale est violente et implique du côté des Fremen l’utilisation de l’arme nucléaire. La suite risque d’être un massacre, comme les visions de Paul Atréides l’annoncent. Le problème de l’escalade dans la violence est présent dans le film et le fanatisme religieux joue un rôle central dans celle-ci. Mais le scénario est clair. Ce qui convainc la résistance Fremen, et notamment sa partie laïque, de se rallier à un messianisme révolutionnaire, c’est le massacre commis contre les installations civiles de l’armée Harkonen. Ce sont les oppresseurs, dans Dune, qui déclenchent le passage à un niveau de violence supplémentaire chez les opprimés. Les oppresseurs contrôlent le niveau de violence global de la lutte.

Dune est dans l’air du temps. Ce n’est pas un film manifeste. Mais un film qui évoque les luttes anticoloniales de l’époque, les questions qui les traversent, qui esthétise leurs contradictions dans une incroyable épopée de science-fiction.

Par Antoine Salles-Papou

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