Les chants anonymes. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.
À la salle des Quatre chemins du Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, la mise en scène par le «Scarface Ensemble» des « Chants Anonymes » de Philippe Malone travaille la tragédie des migrants de la Méditerranée. Dans notre actualité. Hier. Aujourd’hui. Demain. Le moment choisi par la compagnie «Scarface Ensemble» pour mettre en chantier « Les chants anonymes » de Philippe Malone n’est pas anodin. En Méditerranée, ce sont 2 500 migrants morts ou portés disparus depuis début 2023 selon l’ONU. Notre article.
« Des jours plus durs approchent./ Le temps en sursis révocable/apparaît à l’horizon », Toute personne qui tombe a des ailes – Ingeborg Bachmann
Le moment choisi par la compagnie «Scarface Ensemble» pour mettre en chantier « Les chants anonymes » de Philippe Malone n’est pas anodin. En 2023, près de 9 000 personnes sont mortes sur les routes de la migration dans le monde – Selon l’OIM, agence de l’ONU, « cela représente une augmentation tragique de 20% par rapport à 2022, ce qui souligne le besoin urgent d’agir pour éviter de nouvelles pertes de vies humaine ». La Méditerranée est la plus meurtrière de ces voies pour celles et ceux qui fuient les famines, les guerres, les dictatures, les prédations…
Scellant un accord idéologique de la macronie à l’extrême-droite , la loi anti-immigration de janvier 2024 bafoue, en France, les droits humains des survivants de cet exode. Un exode qui concerne un terrien sur trente. Et la loi consacre la préférence nationale. Résister est à l’ordre du jour. Lutter emprunte plusieurs voies – le rapport de force, le rapport d’idées, le vote, la manifestation, la raison, le sensible… Le poème en est une. Si, comme le dit Heiner Muller, « La question n’est pas de savoir comment faire du théâtre politique mais comment faire politiquement du théâtre » .
« Je sais et tu sais, nous savions /nous ne savions pas, nous/étions bien là et non làbas, et parfois/à condition qu’entre nous/le Rien se dressât, tout à fait/nous nous trouvions/unis l’un à l’autre. », Paul Celan
«Les Chants anonymes» de Philippe Malone, c’est une partition à deux pistes et un contrepoint. C’est à la fois un poème, un récit, un oratorio, un mémorial, … C’est d’abord de la littérature. Formes et fond. Le chœur impossible à former des noyés. L’anonyme qui a survécu à la traversée. Et l’administration du libéralisme. Édité, trois graphies distinctes les identifient. Sur le plateau, ce sera l’amplification ou non de la voix. Le théâtre est d’une certaine manière l’art des fantômes. Le texte de Philippe Malone est donc fondé pour la scène aussi. Il redonne un corps, une voix, une histoire, une forme et une langue à toutes et tous les disparus en mer. Les oubliés de l’identité.
A l’envers de l’endroit où les migrants, noyés ou passés, n’existent plus qu’en chiffres et pourcentages. La statistique ne produit pas d’esprit ni de chair. L’auteur suit un autre chemin. Il nous offre un récit épique. Une mémoire revenante. Des spectres pour nous hanter. Des spectres contre le danger ectoplasmique. Du tourisme à la bureaucratie en passant par le mercantile. Deux trajectoires. Une verticale de la multitude des noyés. La descente vers les fonds marins. L’autre horizontale d’une traversée qu’on ne peut tout à fait dire réussie. Des mots sublimes et des silences respectueux là où le monde empeste.
Des images pour restaurer les absents et nommer ceux d’en face. La banalité du mal et celui qui sait qui il sert. Philippe Malone ne cesse d’interroger le politique et l’économique. Il convoque notre monde moderne et son verbe sur scène. Pas de récit sans langue. Philippe Malone en forge une dans son oeuvre. On la retrouve dans ces «Chants». Claire comme l’océan. Aiguisée comme des proues. Explosive comme une déferlante. Tourbillonnante comme l’aspiration du fond. Obsédante comme un ressac.
Derrière ce récit l’histoire de l’humanité. Comme la chante Homère. L’Odyssée d’Ulysse. La traversée de la solitude et de l’espoir. De la peur et du courage. La volonté et l’impuissance.
L’éloignement physique des proches, de la langue, de la terre, du foyer. Reset de la tragédie. Une traversée qu’on aimerait sous les auspices de l’archéologue Jean-Paul Demoule dans Homo migrants. De la sortie d’Afrique des Homo erectus qui décidèrent d’aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte et peuplèrent la planète jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à demain pour Malone. Aller-retour après le retrait des eaux. Quand dans 650 000 ans – ou plus tôt ? – la Méditerranée se sera asséchée et avec elle la frontière liquide et ses dangers.
Chants anonymes – extraits
« Tu te tiens sur le rivage et tu parles avec le ressac. Devant toi les ruines d’un siècle. Dans ton dos l’orage brûlant des bombes incendiaires. Des filets de sang s’écoulent des torse d’hôpitaux. Les missiles les ont éventrés. Les soldats ont achevé chaque gravât. Un par un. Tu es Anonyme. La chienne errante au ventre empli de plomb. Un cri entre les mâchoires. L’écho muet d’une vie transformée en latrine.
Sur ta peau VEUILLEZ LAISSER L’ENDROIT AUSSI PROPRE QUE VOUS L’AVEZ TROUVÉ. Tu es Anonyme et n’as de cesse de nettoyer ton visage. Pour l’avenir. Tu ramènes entre tes crocs la carcasse métallique d’un soulèvement. Le ciel s’est éteint sur toi, le soleil ne brûle plus qu’à l’Ouest. Tu es Anonyme et tu amasses en toi des clous à replanter. Ils pousseront mieux sous un soleil plus froid. Adossée au désert, tu contemples le désert. Des images de prospérité tatouées sous la paupière. Flashs incendiaires sauce publicitaire. Aveuglée. Tu es Anonyme et ne possède pas encore tes propres paupières. Ombre lumière enfer, paradis. Chaque clignement d’oeil un écartèlement.
Tu es Anonyme, à l’est de toute peur. L’avorton expiré par les bombes. Tu apportes la preuve de leur amortissement et le récépissé du service-bien-fait. Tu marches depuis trois mois pour ramener le plomb. En consigne. Tu es Anonyme apatride et tu reviens de l’enfer. Encore vierge, déjà squelette. Ils n’osent pas violer les os. Tu es Anonyme et tu viens renégocier le contrat. Non. »
« Je ne fais pas de différence entre un poème et une poignée de main. », Paul Celan
Élisabeth Marie est bienvenue pour faire entendre ce texte sur scène. La compagnie Scarface Ensemble s’est toujours intéressée – depuis ses débuts – au métissage des notes et des mots. A leur écho. Un théâtre qui n’oublie pas l’oreille. Avec les «Chants», Elisabeth Marie construit la scène sans effets. Sans lyrisme. Pas de fioritures ni de superflu. Les larmes n’ont pas besoin de larmoiements. Pas besoin des éléments pour sentir la chaleur ou l’eau. Pas besoin de guichet et d’hygiaphone pour entendre la bureaucratie. Pas besoin de sable et de transats pour voir la plage. La langue en avant. Confiante dans la force du poème. Pour faire apparaître le sens.
S’en libérer et faire place à la musique. A nous spectateurs d’accueillir. Comme Heiner Muller, Philippe Malone est un adepte de l’emprunt et du collage textuel. Elisabeth Marie exergue, derrière le rideau de fond de scène, trois autres auteurs cités. Une espèce de patronage laïc – poétique et politique – de la scène. Avec les écrivains Ingeborg Bachmann et Paul Celan et le photographe Masahisa Fukase Trois destins, trois lucioles, trois voix/oeil de l’humanité. Ce sont trois comédiennes qui portent les Chants. Selin Altiparmak, Françoise Lepoix et Elisabeth Marie.
Trois femmes c’est à dire toutes les femmes. Le texte en révèle en son cours l’acuité. Elles jouent leur partition sous le regard de Cyril Atala. Ses compositions électroacoustiques en live, cheminent à leur côté. Réminiscentes de leurs origines comme de leurs visées. Hybride comme l’est le chœur des noyés. Une partition sonore toute en intelligence et émotion. Un miroir consonant du poème. Au coeur de la pièce, l’artiste abandonne ses consoles pour un piano. bouleversant. On sait qu’on peut aimer Chopin à côté d’Auschwitz. On se rappelle la banalité du mal et « La zone d’intérêt ». On l’entend.
Selin Altiparmak et Françoise Lepoix se partagent et le chœur et l’Anonyme. Avec une règle sonore simple comme l’impression des différentes typographies dans le livre. Comme le poème émerge de la page blanche, les voix occupent le plateau nu. Le début du poème est écrit au sol à la craie. Comme on pourrait marquer le sable d’une plage. Mots mangés par les noyés. Leur danse ou la mer les estomperont plus tard. La voix quelquefois regagne un corps. Elisabeth Marie adopte dans l’espace la précision polysémique de Malone. Quand un mot revient, dans le texte comme sur scène, c’est à la fois la force une force concentrée et les métamorphoses de son sens.
Ainsi «Enregistrer» prend les couleurs simultanées et successives de l’archive, de authentification, de la consigne, du constat, de l’immatriculation, de la mémoire, du répertoire, de la référence, de la gravure, du film ou de la copie. Appel à la conscience ou/et au « Charme putride de l’appareil mécanique de reproduction» dit Walter Benjamin dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. «Déperdition de l’aura» – « l’unique apparition d’un lointain si proche soit-il » .
« J’ai photographié des corbeaux pendant plus de 10 ans et, en fin de compte, j’ai eu un déclic et j’ai compris que le corbeau, c’était moi », Masahisa Fukase
La polysémie chez Philippe Malone comme Elisabeth Marie, loin de la brume, c’est notre liberté mise au travail. Par le choc des antagonismes. Collision des dissonances et des assonances. Face au public dans leur cote à cote assemblé. «Sur la scène de notre histoire commune, le théâtre tient une place fondatrice car il indique et institue, par la voie de l’art, la scène infiniment réinventée qui permet de faire voir et faire entendre la possibilité de former une assemblée» écrit la philosophe Marie-José Mondzain dans son dernier livre Accueillir – venu(e) d’un ventre ou d’un pays.
Une assemblée non séparée du monde. Ni en surplomb. Ni à sa remorque. En dialogues et conflit. Le texte de Philippe Malone, le travail scénique d’Elisabeth Marie éclairent l’idée de force propulsive, poétique et politique, de l’oeuvre. Dans un monde qui en a bien besoin. Contre le cynisme. L’indifférence. Les dominations… Georges Didi-Huberman écrit dans Survivance des lucioles : « L’urgence politique et esthétique, en période de « catastrophe » ne consisterait donc pas à tirer les conséquences logiques du déclin jusqu’à son horizon de mort, mais à trouver les ressources inattendues de ce déclin au creux des images qui s’y meuvent encore, telles des lucioles ou des astres isolés ». Merci pour cela à Philippe Malone et au «Scarface Ensemble».
Les « Chants anonymes » ont été présentés dans le cadre d’une résidence au Théâtre de la Commune d’Aubervilliers. Ils cherchent la rencontre avec tous les publics. Pas seulement ceux des théâtres. Déjà des contacts se nouent avec des associations d’aides aux migrants. On pourra aussi voir ces «Chants» cet été au Festival d’Avignon au Théâtre de l’Entrepôt. Et cet automne au Festival de Strasbourg/Méditerranée.
Par Laurent Klajnbaum