Procès Besançon

« Ma seule arme, c’est ma voix » : à Besançon, le procès politique d’un journaliste et d’un syndicaliste

Procès à Besançon. La bataille contre la réforme des retraites va laisser des cicatrices dans le paysage social et politique français. Avec le 49.3, le camp présidentiel a fait passer en force son projet de recul social à l’Assemblée nationale. Qu’importe l’intersyndicale unie et la plus forte mobilisation sociale depuis mai 68. Dans la rue, le mouvement de protestation se durcit en réaction au 49.3 et les blocages se multiplient. Bien vite, les grenades lacrymogènes pleuvent, suivies d’interpellations arbitraires, d’amendes abusives, de gardes à vue dissuasives, et la répression judiciaire embraye la répression policière. Les procès suivent.

Dans ce contexte social explosif, de violences policières et de manifestations, deux figures forment une paire utile pour le mouvement social : celle du syndicaliste et celle du journaliste (indépendant). Le premier appelle à la mobilisation, y participe, l’organise. Le second relaie ces actions, jouissant de la liberté de la presse et du droit d’informer. Que dire alors d’un pays se voulant démocratique quand ces libertés sont attaquées en justice par le Parquet ? Le 30 juin 2023, un syndicaliste, Frédéric Vuillaume et un journaliste indépendant, Toufik de Planoise sont convoqués devant le tribunal de Besançon. La justice leur reproche leur participation à des actions de blocage. Un procès politique de plus. Récit.

À Besançon, un procès politique de plus

Un cas qui symbolise ces fissures graves dans notre République s’est illustré à Besançon au printemps dernier. Le 7 mars 2023, un rond-point sur la RN57 est bloqué par des manifestants contre la réforme des retraites. Les autorités reprochent au syndicaliste Frédéric Vuillaume (Force Ouvrière) d’être présent au blocage. Celui-ci est aussi vu le 20 avril, lorsque la gare de Besançon est bloquée et occupée.

À cet événement, le journaliste indépendant Toufik de Planoise est aussi présent. Il est aperçu traversant la voie ferrée de la gare bloquée. Convoqués par la police le 26 avril à 8 heures 30, ils se rendent au commissariat de Besançon et sont placés en garde à vue jusqu’en fin d’après-midi. L’audience est fixée au 30 juin 2023.

Ce jour-là, quelques militants sont présents devant le tribunal de Besançon, malgré la grisaille, en soutien aux deux accusés et pour assister au procès. À la barre des accusés, Frédéric Vuillaume, dit « Fred”, agent de service dans un lycée bisontin, représentant du syndicat Force Ouvrière (FO) au conseil régional de Bourgogne Franche-Comté. Il s’est fait connaître lors du mouvement des gilets jaunes. Depuis, il dénonce le « harcèlement judiciaire » dont il est la cible.

Dernière amende en date : 68 euros pour tapage nocturne (à 16 heures) à l’occasion d’un déplacement du ministre Olivier Dussopt le 7 juillet, qui s’ajoute aux huit gardes à vue et cinq procès. À ses côtés comparaît Toufik de Planoise, journaliste indépendant (notamment pour Media 25 et Radio Bip), pigiste, membre du Syndicat National des Journalistes-CGT (SNJ-CGT). Il est lui aussi une figure militante bien connu localement, plusieurs fois ciblé par les forces de l’ordre, mais aussi par l’extrême droite bisontine.

L’avocat de « Fred » commence par souligner le caractère politique des accusations et des infractions présumées, mais aussi le fait que les accusés ont été convoqués par le Procureur de la République par un procès-verbal. Or une convocation par procès-verbal (CPPV) ne peut s’appliquer à des délits politiques. Puis le syndicaliste lui-même est appelé à prendre la parole. Il défend alors son droit à manifester et rappelle les alertes lancées par des instances et organisations internationales contre la dérive autoritaire depuis plusieurs années en France. Même Amnesty International l’a soutenu il y a deux ans pendant un de ses innombrables procès.

Pour aller plus loin : Racisme et violences policières : le rapport choc de l’ONU sur la France de Macron

Puis c’est au procureur de la République, M. Étienne Manteaux, de défendre son dossier d’accusation. Il fait valoir la nécessité de l’Etat de droit pour que notre société retrouve « l’apaisement ». Selon lui, les manifestations du 7 mars et du 20 avril auraient dû être déclarées. L’infraction n’est donc, selon lui, pas politique : l’État de droit serait menacé par les manifestations spontanées et les blocages. Un tel procès serait donc purement juridique et nullement politique, une juste réponse à une menace envers l’État de droit. Mensonge.

Le rapport de force : la réponse à la dépolitisation des manifestations

Face à cette dépolitisation des manifestations, Frédéric Vuillaume se défend, et dit ne pas comprendre la raison de sa présence devant ce tribunal. En tant que responsable syndical à FO, il a reçu mandat de son organisation pour participer à toute action contre la réforme des retraites, déclarée ou non (rappelons qu’une simple participation à une manifestation non déclarée ne constitue pas une infraction), comme tout représentant syndical. Alors pourquoi est-il le seul syndicaliste accusé dans cette affaire ? Fred fait le rapprochement avec le « harcèlement judiciaire » qu’il subit depuis 4 ans.

« Je suis syndicaliste, ma seule arme, c’est ma voix ! », clame-t-il. L’intérêt des blocages et des manifestations est là : engager un rapport de force contre le gouvernement, se faire entendre. Si le gouvernement se montre sourd à des manifestations pacifiques, passe en force au parlement, le mouvement social doit logiquement adopter des modes opératoires plus radicaux. C’est aussi la défense de Fred : il a été vu à la gare le jour de son blocage, mais le contexte politique justifiait une telle action (qui s’est d’ailleurs déroulée dans une bonne ambiance, sans violence). La SNCF n’a d’ailleurs pas déposé plainte : c’est le parquet qui a engagé les poursuites.

Le journaliste Toufik de Planoise, lui, défend le fait qu’il ne faisait que son travail. Le 20 avril, il couvrait un événement en lien avec le mouvement social contre la retraite à 64 ans. Son travail nécessitait de traverser la voie ferrée, ce qu’il a fait, tout en étant reconnaissable en tant que journaliste. Il en veut pour preuve le logo « MEDIA » fluo inscrit sur son sac à dos, que l’on voit aussi sur les images de vidéosurveillance. Cela lui permet de conclure que « ce dossier est une farce ». D’autres éléments viennent étayer son affirmation, qui seront avancés par son avocat.

En bref ce jour-là, Toufik de Planoise remplissait les exigences de son métier de journaliste indépendant, et accomplissait sa mission : informer. En réponse au procureur, il rappelle que la liberté d’informer est un « élément de démocratie ».

Pour le procureur, les manifestants « prennent en otage » la population

Dans son réquisitoire, le procureur de la République martèle qu’il veut représenter l’intérêt général, dépasser les points de vue individuels, s’élever au-dessus de la mélée politique. Surplombant la vie politique et le mouvement social, il concède reconnaître « l’altruisme » de celles et ceux qui s’engagent dans la vie associative, syndicale. Par mépris (ou par ignorance ?) il confond la charité avec la solidarité, pense qu’on se syndique comme on allume un cierge, pour soulager sa conscience. Puis, voilà le Procureur, pourfendeur de la « chienlit », de ce débat dans une « société atomisée » « où chacun a sa vérité » pour défendre le bon sens et l’intérêt général.

Le procureur E. Manteaux défend une liberté de manifester… qui ne dérange personne. La manifestation perd alors tout son intérêt, engager un rapport de force, explique Frédéric Vuillaume. Le Procureur revient sur l’un de ses arguments favoris : les manifestations du 7 mars et du 20 avril n’étaient pas déclarées. Ainsi, par leurs blocages improvisés, leurs manifestations non-déclarées, ces citoyens en colère « prennent en otage » le reste de la population. Pour rappel, plus de 60% des Français soutenaient alors le mouvement social.

Ces mots de prise d’otage sont donc tenus par un procureur de la République, dans l’enceinte d’un vrai tribunal, pendant un vrai procès. Normalement, nous sommes plus habitués à ce type de propos sur les chaines d’information, de la bouche de quelques éditorialistes conservateurs peu inspirés.

Il ne s’arrête pas là. Si la défense d’un des accusés est sa profession de journaliste, E. Manteaux fait croire qu’il ne l’est pas. Selon lui, Toufik de Planoise n’est « que » pigiste. Outre le crachat à la figure pour les pigistes, considérés comme des sous-journalistes, M. Manteaux en veut pour preuve que l’accusé ne détient pas de carte de presse française. Il n’aurait donc rien eu à faire sur la voie ferrée ce jour-là et mériterait donc 1500 euros d’amende et 3000 contre Frédéric Vuillaume.

Les avocats répliquent : « le procureur aime l’ordre, j’aime la loi »

La réponse des avocats ne se fait pas attendre : « comment reprocher à un journaliste de couvrir un événement ? ». M. Manteaux se drape dans le rôle du grand défenseur de l’intérêt général, mais l’avocat de Toufik de Planoise rappelle que le journaliste est, lui aussi, un défenseur de l’intérêt général, « le premier » même. Et ce journaliste, comme l’exige sa profession, doit parfois prendre des risques pour remplir sa mission. Toufik de Planoise a même déjà été agressé plusieurs fois, par l’extrême droite, ou en couvrant les dernières révoltes urbaines (la veille du procès).

Malgré ces risques, ces attaques, le journaliste continue son travail : selon son avocat, cela souligne l’intérêt que son client porte « au collectif ». L’avocat continue sur le dossier constitué après les faits. « C’en serait presque drôle », assène-t-il, si ce procès ne faisait pas peser une sérieuse menace sur la liberté de la presse en France. Il revient sur un mot qu’a eu le procureur plus tôt : si le but d’une condamnation serait de « mettre fin à la chienlit », alors celle-ci serait politique, et pas fondée sur des textes juridiques. Enfin, l’avocat de Toufik rappelle que c’est un journaliste qui a subi une procédure judiciaire, une garde à vue, un procès. Cela porte un nom : « une procédure-baillon ».

L’avocat du syndicaliste axe lui aussi son plaidoyer sur les libertés fondamentales : « le procureur aime l’ordre, j’aime la loi ! ». Cet “ordre” bourgeois se raidit, dérive vers l’autoritarisme, et monte sur ses grands chevaux au moindre blocage de gare. De plus, si Frédéric Vuillaume est reconnu coupable, ce verdict ouvrira la voie, selon son avocat, à tous les arbitraires des parquets qui voudront par la suite engager des poursuites contre des syndicalistes qui dérangent. De la même manière, interroge l’avocat, pourquoi applaudit-on un blocage dans une dictature (comme à Hong Kong), tandis qu’en France, les bloqueurs sont poursuivis en justice ?

Après le verdict, la démocratie encore attaquée, mais la lutte continue

A la fin du procès, Frédéric Vuillaume assure qu’il continuera à lutter.

Toufik de Planoise quant à lui dénonce un procès en illégitimité du journaliste, et rappelle que les trois quarts des journalistes en France n’ont pas de carte de presse. Il fustige donc l’argument du procureur qui lui reproche l’absence de carte de presse française, puisqu’il a une carte de presse internationale.

Finalement, les deux accusés sont condamnés à 1 euro d’amende (ferme pour Toufik de Planoise, avec sursis pour Frédéric Vuillaume) chacun, somme dérisoire, pour « intrusion sur une enceinte ferroviaire » et « refus de se soumettre à des prélèvements biologiques et relevés signalétiques ». Ainsi, la condamnation est inscrite aux casiers des accusés, mais cela crée aussi une jurisprudence dangereuse contre les libertés fondamentales.

Frédéric Vuillaume, bien que relaxé à propos du chef d’entrave à la circulation des trains, met en garde : « Si on laisse passer ça, ça va se généraliser ». Toufik de Planoise, sur qui la Cour a malgré tout statué qu’il n’était plus journaliste en descendant sur la voie ferrée (une menace de plus contre la presse indépendante) rappelle qu’ils étaient « neuf journalistes, reporters, ce jour-là sur les rails », mais qu’il est le seul à avoir été poursuivi. Les deux condamnés feront appel, de même que le parquet 

Ces condamnations sont un autre signe que la France mue à bas bruit vers un régime de plus en plus autoritaire. Une justice, de plus en plus répressive contre les acteurs et actrices du mouvement social, veut museler ce qu’elle appelle « chienlit » et ce que nous appelons opposition légitime et nécessaire pour protéger la République et les droits sociaux.

Reste à espérer que le parquet de Besançon se montrera aussi vif contre les violences bien réelles de l’extrême droite. En août dernier, des activistes d’extrême-droite, alcoolisés, ont violemment agressé deux personnes LGBT+ en raison de leur identité de genre, de nuit, en pleine rue. Nous rappelant l’utilité publique de la presse indépendante, l’agression est notamment révélée par Toufik de Planoise. Affaire à suivre qui, on l’espère, finira devant un tribunal.

Par Alexis Poyard