Trois côtés égaux et la couleur du sang : que signifie le triangle rouge porté par les insoumis depuis la campagne présidentielle de 2017 ?
De sa première apparition lors d’une manifestation du 1er mai en 1890 à sa diffusion parmi les militants de France insoumise, en passant par les camps nazis, l’Insoumission vous raconte l’histoire de ce petit symbole de grande valeur.
Le 1er mai 1890 marque la naissance de ce triangle rouge qui ne cessera plus jamais de symboliser la résistance. Comme souvent, tout part d’un besoin assez trivial, pragmatique : comment différencier les participants à la manifestation des personnes qui utilisent simplement la même rue au même moment, comment différencier les passants des manifestants ?
Les organisateurs optent pour un petit triangle rouge. D’où vient ce choix ?
Depuis la grève générale de 1886 lors de laquelle 350 000 travailleurs aux Etats-Unis arrêtent le travail et une personne trouve la mort lors d’une charge policière à Haymarket à Chicago, le premier jour de mai est devenu une journée consacrée à la revendication de la journée de 8 heures. Le slogan pour les travailleurs et travailleuses alors en lutte : huit heures de travail, huit heures de sommeil, huit heures de loisir, un équilibre en trois temps merveilleusement symbolisé par le triangle équilatéral et ses trois côtés égaux.
Ainsi est choisi le triangle. Pourquoi rouge ? L’histoire des couleurs est riche, multiple et changeante au cours des âges.
Dans la culture des syndicalistes français du XIXème siècle, le rouge est la couleur de la détermination à lutter pour sa dignité jusqu’au sang. Il faut revenir quelques siècles en arrière pour comprendre comment cette signification s’est imposée, avec, comme de nombreuses fois dans l’histoire de la résistance, un point de bascule : la réappropriation d’un symbole d’oppression par celles et ceux qui la subissent, en sociologie : un retournement de stigmate.
Dans la Marine Royale, le pavillon rouge hissé avant d’engager le combat signifie qu’il n’y aura pas de prisonniers, la mer sera donc couverte de sang. En dehors des combats, hisser le pavillon rouge indique qu’un fait grave a été commis et le matelot jugé coupable sera fouetté jusqu’au sang.
Depuis la marine, cette double symbolique du rouge (détermination à lutter jusqu’à la mort et punition sanglante) se diffuse très rapidement dans la population pauvre du XVIIIème siècle. En effet, l’exode rural conduit de nombreux paysans pauvres à s’installer et chercher du travail dans les grandes villes industrielles qui se développent toujours à proximité d’un port. En ce début de l’ère capitaliste, les navires constituent le seul moyen de transport de marchandises de masse.
Très rapidement, les prolétaires utilisent le rouge lors de leurs mouvements de résistance à la violence débridée du capitalisme naissant. En 1768, le premier drapeau rouge est brandi par des ouvriers en grève dans le port de Londres. Dès lors, s’ouvre un conflit entre les représentants de l’ordre et les mouvements insurrectionnels pour l’appropriation de cette vive couleur. Symbole de répression ou de résistance ?
Pendant la Révolution Française, les forces de l’ordre, soldats, milice ou garde nationale hissent le drapeau rouge en guise de dernière sommation avant de tirer. Le 17 juillet 1791, la tension est extrême à Paris suite à la fuite du Roi à Varennes. De La Fayette, commandant de la Garde nationale à l’ordre de hisser toute la journée le drapeau rouge dans Paris. La journée se termine par la fusillade du Champ de Mars, la garde nationale ouvre le feu sur la foule qui manifeste malgré l’interdiction et fait plusieurs morts.
Le drapeau rouge, initialement symbole des forces de l’ordre prêtes à tirer sur le peuple devient alors le symbole de la répression sanglante du peuple par les puissants.
Après cette opération de retournement du stigmate, plus rien n’arrêtera la montée en puissance de ce rouge qui couvrira au XXème siècle à l’apogée du communisme presque la moitié de la planète.
Telle est donc la signification pour les initiateurs du triangle rouge : détermination à verser leur propre sang pour obtenir une plus juste répartition du temps de travail et libérer du temps pour le repos et le plaisir de lire, rêver, discuter, faire l’amour, éduquer ses enfants, prendre soin de soi et de ses proches.
L’épopée du triangle rouge ne s’arrête pourtant pas aux cortèges du premier mai.
Au milieu du XXème siècle, ce symbole de la lutte contre le capital se charge d’un nouveau sens : la lutte contre l’extrême-droite. Sans toutefois abandonner le précédent, à une époque où le lien entre les deux oppresseurs du peuple sont fortement visibles. (Vous trouverez sur Arte, un excellent documentaire pour creuser ce sujet des liens entre grandes entreprises allemandes et régime nazi).
C’est à nouveau par un retournement de stigmate (oui, vraiment, c’est une force fondamentale de la résistance à l’oppression dont on retrouve de très nombreux exemples dans l’histoire des luttes) que le triangle rouge enrichit sa panoplie significative.
Dans leur régime concentrationnaire, les nazis éprouvent la nécessité de marquer les différentes populations vouées à l’extermination. Le symbole le plus connu de ce système est bien sûr l’étoile jaune pour les Juifs. Le triangle rouge sera choisi comme marque des déportés politiques, emprisonnés pour s’être opposé au régime hitlérien, parmi lesquels les socialistes, les communistes, toute la grande famille de la lutte sociale est surreprésentée par rapport aux conservateurs et libéraux.
A la sortie de la seconde guerre mondiale, le triangle rouge devient donc le symbole de la résistance politique au régime nazi et par extension à l’extrême droite dans toute l’Europe. C’est notamment en Belgique que se perpétue cette tradition. L’association Territoire de Mémoire, créée par d’anciens prisonniers politiques rescapés des camps nazis (qui ont donc dû porter ce triangle rouge) finance ses actions de travail de mémoire et insuffle une culture commune de lutte contre le retour de la barbarie d’extrême droite en Europe grâce à sa campagne Triangle rouge.
C’est aussi de la part d’un syndicaliste de la Fédération générale du travail de Belgique que Jean-Luc Mélenchon reçoit son premier triangle rouge. Depuis lors, il ne le quitte plus et ce petit symbole chargé d’histoire de lutte contre le grand capital et l’extrême droite, un combat plus que jamais d’actualité, se diffuse au sein du mouvement insoumis.
Et vous ? Vous avez votre triangle rouge ?