Tout est politique, écrivait le philosophe Daniel Bensaid… jusqu’au couple hétérosexuel, peut-on ajouter à propos du dernier ouvrage de Mona Chollet intitulé « Réinventer l’amour, comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles ». Notre article.
Après le succès de ses deux derniers essais, “Beauté fatale : Les nouveaux visages d’une aliénation féminine” (2015) et “Sorcières : La puissance invaincue des femmes” (2015), la journaliste et essayiste Mona Chollet publie en septembre 2021 ce troisième ouvrage. La visée de cet ouvrage pédagogique est de comprendre et de contrecarrer la façon dont le patriarcat enferme femmes et hommes dans des stéréotypes de genre extrêmement puissants, et, ce faisant, détruit la plupart des relations (amoureuses et/ou sexuelles) hétérosexuelles. C’est un livre qui a toutes les raisons d’être en tête des ventes, depuis sa sortie.
En introduction de ce livre de vulgarisation, au meilleur sens du terme, Mona Chollet écrit : “J’adorerais parler de l’amour comme d’une sphère à part, une oasis, un sanctuaire. Mais je bute de plus en plus sur un obstacle. Qu’il s’agisse de situations d’oppression révoltantes ou d’incompréhensions certes pas tragiques, mais terriblement frustrantes, tout un arc de situations diverses, observées dans la société, dans mon entourage ou dans ma propre vie, font grandir en moi de prendre à bras-le-corps le sujet de l’amour hétérosexuel”.
Cette introduction donne le ton : la force de l’ouvrage de Mona Chollet est de partir de son expérience personnelle, de nombreuses lectures auxquelles elle est revenue à différents moments de sa vie (de Belle du Seigneur d’Albert Cohen à Histoire d’O de Pauline Réage), de nombreux films et séries, pour en arriver à une réinvention de l’amour.
Pourquoi faut-il, pour Mona Chollet, réinventer l’amour ? Parce que, et c’est l’objet de son premier chapitre, “nos représentations romantiques sont construites sur la sublimation de l’infériorité des femmes”. L’érotisation de la soumission est partout, jusqu’aux sportives. Les exemples qu’elle donne sont frappants. Par exemple, elle développe celui des bodybuildeuses, soumises au culte de “l’esthétique féminine” et mises en garde contre la “musculature grotesque”.
Ces représentations sont tenaces car le patriarcat ne se laisse pas désarmer facilement. Ainsi, des hommes n’ont de relations qu’avec un certain “type” de femmes, par exemple des femmes asiatiques. Si on leur reproche de s’inscrire, consciemment ou inconsciemment, dans une “fétichisation amoureuse et sexuelle”, on va se faire “accuser de vouloir faire la police des couples”. Pourtant, comme le souligne Mona Chollet, “le plus vraisemblable est cependant que nos goûts, là encore, sont tributaires des préjugés et des représentations en circulation dans nos sociétés, dont nous sommes forcément imprégnés”.
Mona Chollet, au terme de ce chapitre, souligne une chance : celle “d’inventer des rapports amoureux un peu plus égalitaires et excitants ; et, peu à peu, de proche en proche, de faire enfin bouger le monolithique d’une culture qui place les femmes de choisir devant une alternative impossible entre leur épanouissement amoureux et leur intégrité personnelle – comme si l’un était possible sans l’autre ; comme si on pouvait connaitre le bonheur, donner et recevoir de l’amour à partir d’un être tronqué.” C’est en cela que les relations de couple, telles qu’elle les envisage, sont essentiellement politiques.
Si les femmes sont construites socialement comme ces “êtres tronqués”, comment le sont les hommes ? C’est l’objet que se donne Mona Chollet dans le deuxième chapitre de son ouvrage. Elle commence par souligner que les violences dans les couples sont partout. Et “étudier les ressorts profonds de ces violences peut nous permettre de mieux comprendre les rapports entre les femmes et les hommes d’une manière générale, et ce qui pose problème dans la façon différenciée dont ils et elles sont éduqués. Et cela, peut aussi, peut-être, nous permettre de mieux prévenir les relations toxiques”. Mona Chollet part de ce constat : les personnes amoureuses (quel que soit leur féminisme ou leur niveau de déconstruction) sont vulnérables lors du déploiement de ces relations.
Mais, à l’infériorité construite des femmes répond en miroir des hommes qui sont souvent construits par la violence. Elle cite en ce sens la thérapeute Elisende Coladan qui considère les “pervers narcissiques” comme des “enfants sains du patriarcat” : “pratiquant une forme de lavage de cerveau, les hommes violents jouent sur le manque de confiance en elles dont souffrent les femmes du fait de leur position dominée dans la société”. Évidemment, tous les hommes ne sont pas des “pervers narcissiques”, mais on peut reconsidérer cette “perversité” comme une forme découlant logiquement du patriarcat.
Des femmes victimes de violence qui se pensent coupables, des hommes coupables de violence qui se pensent innocents : Mona Chollet se demande dans ce deuxième chapitre d’où vient “cet aplomb masculin à toute épreuve”. Et pourquoi on observe, dans la société dans son ensemble, une identification aux hommes dans ce genre de situation de violence. Mona Chollet explique comment une femme violentée par son compagnon voit son propre père défendre son compagnon violent. Elle reprend en ce sens le concept d’himpathy développé par la philosophe Kate Manne : le fait de se mettre spontanément du côté des hommes, y compris quand ce sont des agresseurs.
Revenant alors sur la façon dont les femmes sont construites et réagissent, Mona Chollet s’intéresse au fait que de nombreuses femmes, au fil du temps, sont tombées amoureuses de tueurs en série. Peut-être parce qu’ils poussent au bout le rôle de genre masculin qui constitue la normalité : si domination et violence définissent la masculinité, quoi de plus viril qu’un meurtrier ? Mona Chollet raconte comment Sandra London, une femme amoureuse d’un meurtrier, lui déclare sa flemme lors de son procès. Elle résume cela par cette formule frappante : “on dirait presque une satire macabre de notre société, où l’on s’étourdit de comédies romantiques tandis que les squelettes s’entrechoquent dans les placards du patriarcat”.
Une fois ce dyptique posé, Mona Chollet s’intéresse dans un troisième chapitre à “la valeur très différente que les femmes et les hommes sont poussés à accorder à l’amour, l’investissement souvent très fort des premières dans la relation, ainsi que les déséquilibres et les dysfonctionnements que cela crée, et les manières d’y remédier”. Si l’ouvrage de Mona Chollet est précieux, c’est qu’elle ne se borne pas à dresser un constat dramatique : elle propose une façon d’en sortir.
Les hommes, en effet, sont conditionnés à mépriser l’amour quand les femmes le surinvestissent. Pourquoi cette différence ? Mona Chollet s’appuie de nouveau sur son expérience personnelle et écrit que nous (les femmes) avons raison de survaloriser l’amour.
Il n’empêche qu’elles deviennent alors les “gardiennes du temples” car elles sont “conditionnées à l’amour”. “On les encourage à accepter leur rôle traditionnel de pourvoyeuses de soin”. En effet, “on éduque les femmes pour qu’elles deviennent des machines à donner, et les hommes pour qu’ils deviennent des machines à recevoir”.
Et cette construction sociale a bien évidemment des répercussions dans le couple : “Si les femmes peuvent si souvent passer pour des créatures capricieuses et tyranniques, aux demandes affectives exhorbitantes, et les hommes pour des êtres solides, autonomes, à la tête froide, c’est parce que les besoins émotionnels des seconds, contrairement à ceux des premières, sont pris en charge et comblés de façon aussi zélée qu’invisible”.
Comment, alors, les femmes peuvent-elles reconquérir leur propre imaginaire quand elles ont baigné toute leur vie dans l’imaginaire de la domination masculine ? C’est l’objet du dernier chapitre du livre de Mona Chollet. L’essayiste commence par souligner que “cette toute-puissance de la subjectivité et du regard masculin a pour conséquence que les femmes apprennent à s’envisager comme un spectacle offert aux hommes et au monde en général”. La vague metoo a permis en partie de sortir de cette subjectivation absolue.
Mais ce processus, bien sûr, n’en est pas arrivé à son terme. Et les enjeux sont nombreux pour sortir de cette grande dépossession. Par exemple, “à quoi peut bien ressembler la liberté érotique ? Est-il même possible d’avoir des désirs dont on est sûre qu’il nous appartiennent quand on a été plongée toute sa vie dans un monde régi par la domination masculine ?
Au terme de son ouvrage, Mona Chollet laisse les choses ouvertes car l’histoire reste bien sûr à écrire. C’est ce que dit sa dernière phrase : “Espérons que les femmes seront de plus en plus nombreuses à parler de plus en plus fort. Et que leurs voix prendront enfin toute leur place dans la définition de ce que nous appelons l’amour”. Aux hommes de se déconstruire, et aux femmes de se mettre au centre du jeu, alors !
Par Victoire Diethelm.