Qu’est-ce que la créolisation ? Entretien avec Jean-Luc Mélenchon

En cette rentrée 2021, alors qu’Éric Zemmour agite sa théorie du « grand remplacement », que François-Xavier Bellamy accuse Jean-Luc Mélenchon d’être un partisan de « la déconstruction de la société française », et alors que les idées d’extrême droite explosent dans la société, l’insoumission a décidé de réaliser un entretien avec celui qui est aujourd’hui le grand favori de la gauche dans la course à la présidentielle. Qu’est-ce que la créolisation, ce concept si souvent mis en avant par le leader des insoumis ? Échange passionnant avec Jean-Luc Mélenchon, réalisé par Pierre Joigneaux. Entretien.

C’est en septembre 2020 que vous vous êtes approprié le concept de créolisation. Est-ce par la lecture, une découverte des écrits d’Edouard Glissant ?

Younous Omarjee m’a fait redécouvrir le poète martiniquais Edouard Glissant à cette période. Je l’avais déjà lu il y a longtemps mais sans percevoir toute la portée du concept de créolisation. Il décrit à partir de l’histoire singulière des outre-mers français et de leur mélange forcé de populations, un processus finalement universel. Il s’agit de la créativité, de l’invention permanente qui résulte de la rencontre de culture différentes.

La créolisation, par essence, apporte une nuance à l’universalisme que vous avez longtemps défendu par le passé. Faut-il y voir une évolution de votre pensée ?

Non la créolisation n’est pas une nuance à l’universalisme. Elle en est au contraire le chainon manquant. L’universalisme auquel je me réfère depuis toujours est celui des droits. Les êtres humains sont tous égaux car ils ont tous les mêmes besoins. Ils doivent par conséquent avoir les mêmes droits. Cette revendication d’égalité, je ne l’ai jamais abandonnée. Elle est au cœur du programme l’Avenir en Commun dont je suis le candidat. La créolisation complète cet universalisme sans l’annuler. Elle est l’universalisme culturel. La créolisation est une alternative au modèle de la société segmentée à l’américaine et à celui de la culture dominante qui demande la soumission de toutes les autres.

Tentez-vous, ainsi, de concilier l’universalisme des Lumières et le droit à la différence ? Ou bien actez-vous l’échec de l’universalisme à la française ?

Ma position est claire : pas de droit à la différence s’il s’agit d’une différence de droits. L’universalisme c’est d’abord les mêmes droits et donc la même loi pour tous. Ce n’est aujourd’hui pas le cas : la loi laïque ne s’applique toujours pas dans les départements alsaciens, en Moselle ou en Guyane. Être français ne signifie pas adhérer à une religion particulière, être d’une couleur de peau, cuisiner certains plats ou aimer certaines œuvres. Être français en République c’est adhérer au programme « liberté, égalité, fraternité » et respecter la loi. L’universalisme de la Révolution française permet à la France d’être un pays créolisé. 

L’électorat LFI est divers, et se compose de Républicains « classiques » et de partisans de la nouvelle pensée antiraciste ? Ne tentez-vous pas d’unir ces deux franges a priori opposées ?

Je refuse cette division absurde. L’antiracisme ne ferait pas parti du corpus républicain « classique » ? Ceux qui se battent davantage contre les militants antiracistes que contre les racistes sont de mon point de vue de faux républicains. Le racisme décrit les êtres humains comme enfermés dans des caractéristiques soit disant biologiques. La créolisation au contraire les décrit comme des êtres de culture et reconnait leur capacité permanente d’invention et de création. 

Comment rendre concrète la créolisation ? Si elle n’implique ni dilution, ni archipellisation, comment pourrait-elle garantir le progrès en étant confrontée par exemple à l’islamisme, l’antisémitisme ou l’infériorisation des femmes ?

L’égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre l’antisémitisme ou le racisme sont l’affaire de la loi. Elle doit être implacable dans ces domaines. Les racistes, les extrémistes religieux, l’extrême-droite, ont tous peur de la créolisation car elle remet en cause leur vision étriquée des sociétés humaines. La créolisation est le contraire de l’uniformisation ou de la ségrégation : c’est un principe de liberté.

La créolisation, enfin, évoque un art de vivre mais ne semble pas imposer un ensemble de règles pour vivre ensemble. 

La créolisation est avant tout un état de fait. Elle décrit la vie elle-même. Nous, les êtres humains, nous réinventons sans cesse dans nos relations avec les autres. La créolisation n’est pas autre chose. Qui veut combattre la créolisation comme monsieur Zemmour perd son temps. Interdira-t-il aux gens de s’aimer ? Aux français de manger du couscous et de la pizza ? Aux musiciens de créer à partir d’influences du monde entier ? La France est créolisée et n’a pas à avoir honte d’elle-même.

Dans un article du Parisien, François-Xavier Bellamy conteste votre formule sur la francophonie selon laquelle « la langue appartient à ceux qui la parlent ». Il défend une vision de l’identité culturelle selon laquelle « nous héritons d’une culture et il nous incombe de la transmettre ». Qu’avez-vous à lui répondre ?

En ancien français : Si il voloit voir trametre un hereditage ne ja le changeler, il parlereit alsifaitierement. S’il voulait vraiment transmettre un héritage sans jamais le changer, il parlerait ainsi.

Ou en latin : Si majori solum aeterna praecepta tradidissent, Franciscus Amicus Pulcher non aliter quam latine sermonem contulisset (« si les anciens n’avaient transmis que des vérités immuables aux suivants, FX Bellamy se serait exprimé en latin »)

Vous ne comprenez pas ? Monsieur Bellamy non plus probablement. C’est la façon dont on parlait français au moyen-âge. Si toutes les générations de francophones s’étaient contentées de transmettre un héritage, nous parlerions toujours comme cela. Évidemment ce n’est pas le cas. La langue est en permanence transformée par ceux qui l’utilise. 

Monsieur Bellamy sait-il que le lexique français tel que décrit par le dictionnaire comprend 850 mots empruntés à l’italien, 400 mots empruntés à l’espagnol, 400 mots empruntés à l’arabe, 100 mots empruntés au russe ainsi que des mots hébreu, persans, chinois ou hindi ? Dans l’espace francophone d’aujourd’hui, la langue française est en contact avec bien d’autres langues, particulièrement en Afrique. Cela produira une nouvelle créolisation de notre langue commune à 29 pays et peuples. Rejeter ce processus par obsession du passé serait une erreur tragique pour la France. Cela nous couperait de la possibilité de construire un espace culturel en commun avec des centaines de millions de personnes.

Votre discours sur la créolisation fait-il de vous un partisan de « la déconstruction de la société française » comme vous en accuse M. Bellamy dans ce même article ? 

La créolisation ne détruit pas, elle construit. Personne, et surtout pas moi, n’a proposé de faire table rase de Victor Hugo, de nos fromages ou de la baguette de pain pour les remplacer par autre chose ! Tout ceci relève du fantasme. Je vois bien une « déconstruction de la société française » mais qui tient à bien d’autres choses. Le peuple français est construit autour de son État, de son unité sociale et de son contrat politique inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Aujourd’hui, le libéralisme disloque en effet la société française dans la société des privilèges, le démantèlement de l’État et l’autoritarisme. Pour vraiment lutter contre la « déconstruction de la société », il faut s’attaquer à ces maux. La créolisation, au contraire, nous unit. Elle nous rapproche, nous empêche de rester enfermés dans des cases hermétiques.

Entretien réalisé par Pierre Joigneaux.