Le débat sur le plan de déconfinement du gouvernement a eu lieu à l’Assemblée nationale ce mardi 28 avril. StopCovid, l’application de tracking des contaminations entre personnes, devait figurer dans ce plan. Mais sous la pression, le débat a été repoussé à une date ultérieur.
Le gouvernement réfléchit à sa mise en place depuis le 24 mars dernier. Ce jour-là, alors qu’Olivier Véran prétendait face à Danièle Obono ne pas vouloir du tracking, le Conseil scientifique s’était vu confier le soin de réfléchir à sa mise en place.
Depuis cette date, une stratégie s’est mise en place pour rendre acceptable l’application par la population. Et le gouvernement n’y est pas allé de main morte : retour sur un mois de manipulations et de conflits d’intérêts.
1ère technique : préparer les esprits
Le 25 mars, la Commission européenne annonce qu’elle fait appel aux opérateurs téléphoniques pour récolter des données de géolocalisation. Il s’agit de données « agrégées » c’est-à-dire des statistiques et non du pistage individuel. Le but est de tracer les mouvements de population afin d’étudier la propagation du virus.
Dans les 48 heures qui suivent, la surmédiatisation de cette nouvelle fait office de test. Beaucoup imaginent que le gouvernement peut aller jusqu’à géolocaliser individuellement chaque citoyen. C’est une stratégie efficace : en faisant craindre le pire, le reste devient ensuite acceptable.
Le 1er avril, Édouard Philippe confirme la mise en place d’une solution de tracking. Le lendemain, plusieurs médias relaient un sondage affirmant que les Français y seraient favorables.
Pas besoin de chercher bien loin : l’étude est menée par une équipe de chercheurs qui ont eux-mêmes conçu une application. Dans le sondage, énormément de conditions sur le fonctionnement de cette application sont posées, de manière à favoriser les réponses positives.
2ème technique : en faire un problème de « libertés individuelles »
Le 5 avril, Christophe Castaner confirme au journal de France 2 que l’outil sera retenu « s’il respecte les libertés individuelles ».
C’est durant cette période que fait son chemin progressivement l’idée d’une application « sans géolocalisation » et soi-disant « anonyme ». Le Monde publie le 8 avril un long entretien avec Olivier Véran et Cédric O, où ils annoncent confier le projet à l’INRIA (Institut national de recherche en informatique et en automatique). Ils confirment aussi l’utilisation du seul Bluetooth et pas du GPS.
Le 10 avril, Google et Apple annoncent travailler à des « boîtes à outils » permettant le développement d’applications de traçage. Divers membres du gouvernement dénoncent alors Google et Apple, et se félicitent du développement d’une application française, soi-disant plus respectueuse des libertés individuelles.
Problème : les médias l’ont très mal expliqué, mais Google et Apple n’ont pas développé d’application. Ils ont seulement adapté les systèmes des téléphones pour faciliter la création des applications de traçage. Il s’agit là encore d’une manipulation pour rendre plus acceptable, en comparaison, l’application du gouvernement.
3ème technique : produire des avis d’« experts »
L’INRIA pilote donc le développement de l’application. Le 18 avril, son PDG Bruno Sportisse commence à communiquer activement. Il met en avant les partenariats publics pour le développement de l’application. Il ne mentionne que discrètement les entreprises. Il ne remet pas en question le principe d’une application. Et pour cause : s’il est à la tête de l’INRIA, c’est parce qu’Emmanuel Macron l’y a nommé en 2018.
La veille, le gouvernement a aussi demandé aussi son avis au Conseil National du Numérique. Cette institution au nom pompeux, présidé jusqu’en 2017 par Mounir Mahjoubi, rend son avis le 24 avril. Celui-ci est extrêmement médiatisé, comme s’il validait définitivement la mise en place de l’application. Évidemment, cet avis est positif : les membres du Conseil National du Numérique sont tous nommés directement par le gouvernement. Cela est rarement mentionné dans les articles.
Ce que pensent les chercheurs de l’INRIA eux-mêmes passe alors complètement sous silence. Pourtant, plusieurs d’entre eux, avec des chercheurs du CNRS et étrangers, publient le site risques-tracage.fr. Ils montrent que les risques d’une application de traçage ne se limitent pas du tout aux libertés individuelles. Un employeur, un voisin malveillant, ou un magasin peuvent détourner l’application d’une manière dangereuse, quelle que soit la technologie utilisée.
Quelques jours plus tard, 140 chercheurs, dont 77 de l’INRIA, publient attention-stopcovid.fr, une autre mise en garde sur la question. Ce sont les mieux placés pour en parler, et pourtant, il n’y a eu très peu de relais médiatiques. Les chercheurs de l’institut chargé de développer l’application s’y opposent eux-mêmes, et cela ne bénéficie d’aucune couverture médiatique. Le PDG Bruno Sportisse a bien fait illusion.
Le 26 avril, ce dernier publie une nouvelle note sur l’avancée de StopCovid. On découvre alors qui travaille vraiment sur l’application StopCovid : majoritairement des entreprises privées. Capgemini est chargé de l’architecture de l’application, et Dassault Systèmes travaille sur le stockage des données.
Pourtant, l’État dispose déjà d’équipes pour développer rapidement et efficacement des applications pour répondre à des besoins précis. L’incubateur de services numériques de la Direction interministérielle du numérique, beta.gouv.fr, a développé des dizaines de projets ces dernières années.
Certains concurrencent directement les géants, comme la Base Adresse Nationale.
Pour aller plus loin, sur le site de l’Heure du Peuple.
4ème technique : vers une porte de sortie ?
Le gouvernement a annoncé ce lundi 27 avril entamer un bras de fer avec Google et Apple. Pourquoi ? Parce que l’application StopCovid actuelle n’est pas compatible avec les modifications de leurs systèmes faites par Google et Apple. Pour que l’application française fonctionne, il faudrait d’autres modifications dans les systèmes des téléphones, que les deux entreprises ne semblent pas prêtes à faire.
Or, les chances que Google et Apple cèdent à la pression de la France sont quasi nulles. Le plus simple serait sans doute de modifier l’application StopCovid pour la rendre compatible. Le PDG de l’INRIA a annoncé que c’était possible. Mais le gouvernement préfère jouer les gros bras : la raison est donc ailleurs.
Les sondages récents, montrent que maintenant qu’ils sont informés sur ce qu’elle pourrait être, les Français sont majoritairement opposés à l’application. Depuis quelques jours, la pression sur le gouvernement concernant StopCovid s’est donc accentuée. Ce dernier a dû céder sur le principe d’un débat, puis un vote à l’Assemblée nationale. Cette pression s’accentue de jour en jour, grâce au travail fait notamment par les députés insoumis.
Le débat qui devait avoir lieu ce 28 avril a donc été repoussé. Édouard Philippe a en effet annoncé ce mardi 28 avril que le débat aurait lieu « quand l’application fonctionnera ». Est-ce le signe d’un renoncement ? Pour s’en sortir, le gouvernement pourrait ne jamais terminer le développement de l’application en rejetant la faute sur Google et Apple. Si c’était le cas, ce ne serait que la dernière manipulation d’une longue série…
Par Jill Royer