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La simplification du bulletin de salaire selon Bruno Le Maire : pour qui, pourquoi ?

Après Bruno demande, Bruno Le Maire simplifie. Le 23 avril au matin, c’est sur Twitter, que Bruno Le Maire choisit pour publier une version prototype de ce que doit être, selon lui, le bulletin de salaire du futur, qu’il vante comme plus simple, plus accessible. Il écrit fièrement que la nouvelle version ne fait qu’une « quinzaine de lignes », là où l’actuelle version en incorpore une cinquantaine. Au-delà de la radicalité de ces suppressions, on se questionne sur leur cohérence alors que le dernier changement sur le bulletin de paie date seulement de juin 2023, et allait dans un sens nettement différent.

En effet, il avait fait apparaître une nouvelle rubrique, « le montant net social », servant à calculer facilement les prestations sociales, sans qu’il soit question de vider de sa substance la fiche de paie. Si, en 2023, l’objectif revendiqué du changement était également la simplification, elle avait, alors, vocation à se faire par l’ordonnancement plus judicieux des informations et leur regroupement logique plutôt que par une course à la réduction du nombre de lignes.

C’était d’ailleurs toute l’orientation suivie depuis longtemps sur la question. En effet, depuis 1998 ce n’est pas moins de cinq dispositions législatives et décrétales qui ont modifié le bulletin de salaire dans un but de simplification, quoiqu’avec un succès mitigé. À chaque fois, en tout cas, le législateur se posait la question suivante : comment concilier le bon équilibre entre l’information concrète du salarié sur ses droits et la capacité dudit salarié à appréhender des données techniques complexes ?

C’est cet équilibre que Bruno Le Maire a rompu, en répondant implicitement qu’aucun de ces deux impératifs ne l’intéressait. La nouvelle version du bulletin de salaire proposée par Bruno Le Maire a beau être épurée, elle réussit à n’être ni informative, ni claire. Les informations retirées, en effet, sont structurantes et capitales pour que le salarié, surtout s’il est en difficulté vis-à-vis des outils techniques, puisse vérifier le respect de ses droits. Notre article.

Une fiche de paie qui efface le travail du salarié, Bruno Le Maire parle « lisibilité »

Il n’y a plus, dans la version proposée par Bruno Le Maire, le nombre d’heures supplémentaires réalisées, mais seulement la somme due. Or pour des millions de salariés, il n’est pas évident de maîtriser les techniques de paie, mais il est très facile de savoir s’ils ont fait deux heures supplémentaires, cinq, ou zéro. D’autres avantages du quotidien, qui sont essentiels au budget de nombreux français, disparaissent tout bonnement, comme ce qui concerne les tickets restaurants, à la fois leur montant et leur pourcentage de prise en charge par l’employeur et par le salarié.

Les frais de transport eux-mêmes sont évacués, ce qui est tout sauf anecdotique : ils peuvent représenter une charge conséquente pour le salarié et donnent lieu à un contentieux abondant. C’est aussi un enjeu collectif, à telle enseigne qu’en 2022, le tribunal judiciaire de Paris a rappelé que syndicats et les CSE pouvaient exiger judiciairement la participation de l’employeur aux frais de déplacement de ses salariés, s’il manquait à ce devoir. Or, pour s’assurer du bon respect de ces obligations à l’égard de tous, c’est bien l’information en pourcentage et en montant sur le bulletin de salaire qui doit faire foi.

Il y aurait aussi de quoi dire sur la disparition des chèques vacances, mais le constat est clair : dans les bulletins de salaire nouvelle génération, le salarié devra avoir de solides connaissances juridiques et fiscales pour ne pas être à la merci des abus. Du reste, certaines suppressions sont préoccupantes, pas seulement pour des raisons pratiques, mais aussi pour des questions philosophiques. Disparaissent ainsi les cotisations et contributions sociales obligatoires sur la santé, sur les accidents du travail, la retraite, l’assurance chômage et les cotisations éventuellement prévues par la convention collective.

S’évanouissent également les mentions relatives aux cotisations et contributions sociales facultatives, notamment sur la prévoyance et les complémentaires retraites. Pourtant, l’importance de ces données est majeure : elles permettent de voir ce que le salarié et l’employeur paient concrètement pour le bien commun et la gestion de notre modèle social.

Ces données, pourrait-on dire, constituent le témoignage, le rapport d’activité, présenté par l’Etat à ses citoyens, au profit desquels il doit faire respecter l’adage : « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Sans de tels éléments, c’est le consentement aux cotisations qui est attaqué, c’est le renforcement de l’idée que la solidarité nationale est dénuée de sens et que chacun ne devrait payer que ce qui le concerne lui, dans une logique purement individualiste.

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Des luttes invisibilisées et une occasion manquée

C’est aussi un outil de compréhension des rapports de force qui est affaibli. Dans la nouvelle version du bulletin de salaire telle que promue par le gouvernement, on gomme des indicateurs spécifiques relatifs aux conventions collectives, qui peuvent parfois être décisifs. Par exemple, quid des dispositifs de maintien intégral de salaire en cas de maladie, qui sont essentiellement d’origine conventionnelle ? Ils changent très considérablement la qualité de vie des bénéficiaires, mais ces conquis sociaux n’existent que parce qu’il y a eu lutte, négociations et victoires.

C’est aussi cela que raconte le bulletin de paie d’un salarié, l’histoire de la lutte. Une lutte qui, c’est vrai, ne fait pas les affaires des dominants contre lesquels elle est dirigée, et pour qui il est plus simple de l’invisibiliser.

Mais que serait, alors, un bulletin de paie à la fois simple et informatif, utile pour les travailleurs et leur compréhension des rapports de force ? On pourrait imaginer toutes sortes de mentions intéressantes et pas si difficiles à mettre en place. Par exemple, l’échelle des salaires dans l’entreprise.

Pendant la dernière campagne présidentielle, Anne Hidalgo elle-même s’était convertie à l’idée de limiter les écarts salariaux dans le secteur privé et, plus récemment, les déclarations de Carlos Tavares ont ressuscité cette revendication qui accouché d’une proposition de loi, le 16 avril 2024. Dans la même veine, rien n’interdirait de faire figurer sur le bulletin de paie d’un salarié sa position salariale comparativement aux autres niveaux de rémunérations applicables dans la société.

Pour aller plus loin : 36,5 millions d’euros pour le PDG Carlos Tavares en 2023 – LFI dépose une loi pour instaurer un salaire maximum

Cette proposition est si peu bolchévique ou excessive que la loi Pacte de 2019 prévoyait que les entreprises cotées en Bourse publient chaque année un « ratio d’équité » comparant la rémunération des dirigeants à la moyenne de celle des salariés.  Mais, évidemment, un rapport annuel général et peu connu permet de se situer bien moins aisément qu’une comparaison individualisée et délivrée mensuellement.

Et, si les choses doivent être pensées à une échelle globale, alors osons rendre clairs les choix économiques des grands groupes aux yeux de leurs travailleurs. Par exemple, il y aurait de quoi éclairer le dialogue social en faisant figurer une mention indiquant quelle part du bénéfice est dévolue au paiement des salaires, et quelle part est reversée en dividendes, pour les entreprises que cela concerne.

Tous ces ajouts au bulletin de salaire sont facilement réalisables et permettraient non seulement de donner les informations strictement individuelles concernant le salarié mais, aussi, de situer ce même travailleur dans son contexte social, de lui faire mesurer précisément où il se situe dans l’organisation du travail. Ainsi, tous les mois, le bulletin de paie du salarié dirait beaucoup sur le degré de justice de la structure à laquelle il appartient, lui permettant de se positionner en acteur conscient lors des conflits sociaux, ou en soutien avisé des politiques allant dans son intérêt. Il serait évidemment possible d’aller encore plus loin.

L’un des concepts centraux de la pensée marxiste porte sur la notion de survaleur, c’est-à-dire la différence entre la quantité de valeur ajoutée par le travailleur à la marchandise initiale et la valeur de la force de travail nécessaire pour la production et la reproduction de sa propre force de travail. Autrement dit, la plus-value. Un bulletin de salaire marxien pourrait prendre pour base la notion de plus-value et tendre à mettre en évidence celle générée par le travailleur comme base des données présentées.

Par ailleurs, une fiscalité centrée sur les questions écologiques pourrait amener à ce que, sur les bulletins de salaires, on puisse établir les externalités positives ou négatives engendrées par l’activité économique du salarié et de l’entreprise pour illustrer les coûts et les bénéfices des activités sur le vivant.

Bref, sous des dehors strictement techniques, la question du bulletin de salaire amène à penser des questions fondamentales : la répartition de la valeur et sa légitimité, les rapports de force au sein des organisations de travail, et l’accès des travailleurs aux informations sur ce qu’ils produisent, et sur leurs droits.

Un boulevard pour la pensée s’ouvrait donc à un ministre aventureux qui aurait voulu questionner le rapport au travail par l’angle de la fiche de paie, mais, à la place, Bruno Le Maire a choisi de voir la question avec des œillères, cherchant, encore et toujours, obsessionnellement, comment réduire les droits des salariés, y compris dans leur accès aux informations qui les touchent au plus près.

Par Nathan Bothereau

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