« Missive depuis le Midi Rouge devenu brun » – L’analyse du député Sébastien Rome

« Réconcilier les campagnes populaires et les quartiers populaires ». Qui n’a jamais entendu cette formule dans le débat public ? Ce slogan sort souvent de la bouche d’un certain François Ruffin, réélu par le vote des quartiers populaires de sa circonscription. Mais réconcilier, n’est-ce pas justement valider l’opposition entretenue notamment par le Rassemblement national entre les quartiers pauvres et les villages pauvres alors que tout les rassemble, dans les difficultés comme dans les mouvements, par les réseaux et les parcours de vie ?

La priorité ne devrait-elle pas être de faire avancer les consciences par du contact personnel ? A l’aide d’un programme applicable partout, déjà existant, par ses propositions de rupture réglant les problèmes communs entre villages pauvres et quartiers pauvres ? Comme la lutte contre les déserts médicaux qui frappent aussi bien la Seine-Saint-Denis que la Creuse. Entre autres.

Ces questions, le député Sébastien Rome y répond dans une note d’analyse « Missive depuis le Midi Rouge devenu brun ». L’Insoumission la relaie dans ses colonnes.

Je vous écris du front du Midi Rouge devenu brun.

Que s’est-il passé ? Dans le moment politique où nous sommes, la première question à se poser est : « que faire ? » Que faire pour et avec les habitants de ces territoires de France qui ont placé le RN en tête ? Mais avant cela, nous dresserons un rapide portrait social et politique de la France.

Le système d’élection par circonscription a cela de remarquable qu’il montre comment la France est socialement et politiquement clivée en trois blocs. Par des découpages étranges, il peut décider du sort d’une population plutôt à gauche qui verra gagner un candidat à droite…

Il y a ainsi les circonscriptions favorables au vote centre-droit/centre-gauche où les CSP+ sont majoritaires, comme dans l’ouest parisien ou celles qui ont une tradition de modération dans l’ouest de la France, dans la vallée de Loire, en Normandie, en Bretagne. Ce sont les territoires qui connaissent une bonne dynamique économique et dont les perspectives d’avenir sont celles d’une France stable et apaisée.

Les bons scores de Renaissance chez les retraités en attestent. D’aucuns pourraient dire qu’il s’agit d’une France qui ne veut que rien ne change, voire, comme aime à le mettre en œuvre le Président de la République depuis son livre Révolution, que « si tout doit rester pareil, alors il faut que tout change ».

Les électeurs de Renaissance, en recherche d’apaisement, supportent de moins en moins l’instabilité constante de la crise politique qui découle de cette logique de « Guépard ».

Et il y a les territoires qui ont voté pour le Nouveau Front Populaire largement. Ce sont essentiellement les grandes villes et de plus en plus, les villes moyennes. Avignon a vu la victoire de Raphaël Arnault, Albi, celle de Karen Erodi, Nancy pour Estelle Mercier, Tours pour Charles Fournier, Le Mans et Sablé-sur-Sarthe pour Élise Leboucher, Valence pour Paul Christophe, Limoges pour Manon Meunier, Amiens pour Zahia Hamdane et François Ruffin, et bien d’autres encore.

Cette répartition géographique des victoires du NFP, et particulièrement de la Fi, ressemble à la manière dont se diffusent les innovations dans l’histoire de l’humanité. Une innovation part d’un centre, actif et créatif, pour se développer dans d’autres centres urbains puis de ces centres vers encore des centres plus petits. C’est la logique du réseau urbain qui constitue nos sociétés et que l’on retrouve dans le déploiement de la 4G, de la fibre, mais qui a débuté avec l’invention de l’écriture.

Moins visibles (car le découpage électoral favorise parfois la droite) sont les nombreux territoires ruraux avec un passé de gauche où la résistance à la monté du RN demeure : ce sont les Cévennes, les piémonts de la Drôme, l’Ariège, le Plateau des Milles Vaches, le centre Bretagne… des terres entre deux, des refuges ou des maquis peut-on dire.

La Lozère est assez emblématique de cette évolution mêlant hausse de la gauche dans les centres plus « urbains » et maintien dans des zones anciennement protestantes où la gauche a été forte dans le passé. Dans ces territoires ruraux, la gauche (socialiste) l’emporte grâce à ses « villes » (Mende 12 000 hab, Marvejols 4 700 hab, Saint Chély d’Apcher 4 000 hab, la Canourgue 2 000 hab) et l’implantation de la gauche issue de son passé lié au protestantisme, au républicanisme, à la résistance dans la partie sud-est du département. 

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Rapports de forces NFP/RN Lozère 2nd tour législatives 2024 © les 577

Il y a enfin les circonscriptions acquises au RN qui se superposent à la carte de la concentration de la pauvreté : le Nord, le Nord-Est et l’arc méditerranéen. Ce sont les zones de la désindustrialisation ou celles qui n’ont pas réellement connu l’industrie. La carte des résultats voit le brun s’étaler de proche en proche comme une tache d’huile, suivant les couloirs de circulation, le long de l’A6, A7, A9, A61 et A62.

Quand on descend à une échelle plus fine, comme chez moi dans l’Hérault, on s’aperçoit que les petites villes, bourgs centres (Lodève, Ganges, Bédarieux, Clermont-l’Hérault, Pézenas… moins de 10 000 hab) mettent la gauche en tête (avec cependant un RN bien plus haut qu’à Montpellier) mais qu’elles sont entourées de villages où le vote RN est très fort.

Le brassage social des villes, même petites, réduit l’impact du RN, là où il n’y a pas de présence d’immigration. Je ne suis pas certain qu’à Saint-Pierre-de-la-Fage, sur le plateau du Larzac, l’immigration et la délinquance soient un problème. La démonstration d’Hervé Le Bras est bien plus solide que celle de François Ruffin sur la séparation des tours et des bourgs.

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Rapport de forces NFP/RN Hérault 2nd tour 2024 © les 577

Comme le décrit justement Félicien Faury dans son livre Les électeurs ordinaires, le racisme, qui n’est pas seulement à l’extrême droite, est devenu aujourd’hui un signe de reconnaissance sociale. Lorsqu’on vit avec les gens et que l’on parle avec celles et ceux qui votent RN, on s’aperçoit, chose invisible depuis Paris ou une métropole, que les propos racistes surviennent rapidement au début des conversations avec des personnes que l’on rencontre pour la première fois.

Il s’agit pour ces auteurs d’une « vérification » que celui que l’on a en face est bien « comme nous ». La race remplace la classe. On défend un même intérêt, un « déjà nous », comme Benoît Coquart l’analyse si justement. De là, on comprend aisément la répartition géographique du vote RN :

  • peu d’activité économique implique plus de concurrence sur les emplois (souvent uniquement publics, en mairie par exemple) ;
  • un monde ouvrier exerçant dans des petites entreprises, souvent artisanales, où le mode de vie (football, chasse, motocross…) et les intérêts ressemblent à ceux du patron (« je ne peux pas t’augmenter à cause des charges sociales et même moi, je ne me suis pas payé le mois dernier… »)Le travail au noir, pour compléter les revenus, est fréquent chez ces ouvriers ;
  • la volonté de se distinguer de l’infamie sociale d’être un « cas-sos » (chômeur longue durée, bénéficiaire d’allocation…), figure plus large que celle de l’immigré ;

  • des modes de sociabilité plus enclins à être en cercle restreint du fait de la forme urbaine en étalement (lotissements) qui favorise l’invitation chez les uns et chez les autres plutôt que dans les lieux publics tels que les cafés où l’on retrouve… les « cas-sos ». L’étalement urbain a pour conséquence de rendre obligatoire la voiture pour faire ses courses dans un centre commercial (autre lieu de rencontres), pour aller au travail, pour aller à l’école et aux clubs des enfants… bref, où la rencontre fortuite de la ville et du transport en commun n’est pas possible ;

  • La possibilité d’avoir des amis « immigrés » (c’est-à-dire des Français) n’est pas écartée. Ils peuvent être intégrés dans les groupes selon le mot d’ordre connu du « mais lui, c’est pas pareil ».

Une chose est certaine, c’est que si nous n’acceptons pas que des personnes soient assignées à une identité unique (noir, arabe, homosexuel, femme…), nous ne pouvons pas nous permettre d’assigner un électeur du RN au racisme qu’il exprime. Nous devons marquer notre désaccord et arrêter ces paroles, ce discours ? Mais si le racisme est devenu un signe de reconnaissance pour certains Français, il n’en reste pas moins que « l’individu reste un infini » comme le disait Durkheim. Chaque individu à la potentialité de changer de vote à partir du moment où nous changeons les rapports sociaux qui les placent à tel ou tel lieu de l’espace social. Les discours et les propositions doivent donc transformer ces rapports sociaux.

Sans être exhaustif, cette cartographie des votes en France marque d’abord des clivages sociaux forts qui ont tendance à s’accentuer d’autant plus que les territoires se « spécialisent » : les mêmes territoires ont tendance à accueillir les mêmes catégories sociales, ce qui renforce les clivages sociaux et politiques.

Toutefois, la description ne serait pas juste si nous n’y ajoutions pas des éléments de fluidité. Tout d’abord, il y a des tours (habitat social) dans les bourgs. Il y a même des villages qui se fixent des objectifs importants en logements communaux pour permettre l’installation de « leurs jeunes » mais aussi pour accueillir des familles aux revenus faibles. Les petites villes, elles, ont des parcs de logements sociaux importants et très fréquemment leurs centres-villes anciens dégradés font fonction de logements sociaux de fait.

Ces logements dégradés, voire insalubres, dans des villes où (presque) tous les services (publics et privés) existent à quelques pas de chez soi (ce qui permet de ne pas porter l’insupportable poids financier d’une voiture) sont une solution peu chère en attendant un logement social. On observe dans ces centres-villes anciens un turnover important des habitants qui quittent rapidement des logements trop chauds en été et trop froids en hiver.

Paradoxalement, ces habitants sans voiture sont extrêmement mobiles ou plutôt radicalement mobiles par leurs déménagements fréquents. Il existe alors un mouvement des bourgs vers les tours comme recherche d’une stabilité dans la vie.

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Quartier HLM Ganges © google maps

À contrario, il y a chez les habitants des tours la volonté de sortir du quartier et de s’installer « près de la nature », dans les bourgs, les villages. J’ai observé des rues entières de lotissements composées d’habitants travaillant tous, venant tous « des quartiers ». Souvent, la sociabilité se fait encore avec les amis de la ville d’origine tant il est parfois difficile de rencontrer l’autre dans ces villages.

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Extrait livret ruralité Fi © députés « ruraux » de la France Insoumise

Cette dernière description laissera comprendre pourquoi j’ai de grandes difficultés à adopter le discours de François Ruffin : « Il faut réconcilier, pas opposer, montrer l’immense commun entre la France des bourgs et des tours. » Ce que j’affirme, c’est qu’en adoptant le discours de deux France, celle des tours et celle des bourgs, on valide la vision du RN. Pourtant, inspirées de Christophe Guilluy,  ces théories de la « France périphérique » sont invalidées par la recherche universitaire (ici aussi). Même si François Ruffin souhaite réconcilier les campagnes populaires et les quartiers populaires, il pose la même lecture, en miroir, que le RN, qui les oppose…

Je crois au contraire que le politique non seulement doit faire rencontrer sa connaissance du terrain avec la recherche pour dire la réalité du monde, mais aussi ne pas oublier que sa parole est performative. Nous nous devons d’ouvrir de nouveaux imaginaires qui rendent possibles ce qui ne l’était plus.

La séparation entre la France des bourgs et la France des tours a une conséquence majeure depuis plusieurs années. Les discours publics accentuent ce qui sépare bourgs et tours ; et de fait, ce qui les éloigne. Ils valident qu’il existerait une séparation des populations entre « races » [sic] et non une continuité entre classes. Ainsi, les représentations sociales utilisées dans le débat public creusent les écarts et augmentent les concurrences « victimaires ».

Qui est le plus maltraité par l’État ? La campagne ? Les quartiers ? Le débat public se fixe alors sur la question de la soi-disant injuste répartition de l’argent public entre les campagnes et les quartiers. On donnerait plus aux uns qu’aux autres, l’abandon des campagnes étant le miroir de « l’entretien » des assistés. Nous devons d’abord sortir de ce discours de la séparation et regarder ce qui fait lien entre ces espaces sociaux, comme par exemple l’accès à la santé.

« La réalité de la dépense publique dans les territoires fragiles » était le titre du rapport que je m’apprêtais à rendre en octobre pour la Commission des finances de l’Assemblée nationale. Les données, témoignages et recherches déployées allaient toutes dans le sens inverse de l’opposition entre tours et bourgs. Dans cette France fracturée et aux interactions complexes, il nous faut donc penser ce que serait une véritable politique de cohésion des territoires.

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