Les généreux

Les Généreux / El ajouad, par Abdelkader Alloula : le théâtre des héros du quotidien vient d’Algérie

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Pour ce nouvel article, l’Insoumission.fr vous parle de la pièce d’Albdelkader Alloula, « Les Généreux /El ajouad », une pièce qui met en scène trois personnages comiques et politiques engagés dans des projets altruistes et insensées. Un témoignage venu d’Algérie. Un spectacle que vous ne pourrez plus voir. Co-produit par deux compagnies, marseillaise et algérienne, les visas des comédiens algériens ont expiré au lendemain de la dernière représentation.

Des artistes se mobilisent pour une nouvelle venue dans notre pays. Les néolibéraux font des artistes des variables d’ajustement des relations internationales, symptôme de leur mépris colonial et pour l’art. Emmanuel Macron avait déjà « puni » les artistes du Niger, du Mali et du Burkina Faso.  Et de nombreuses initiatives ou spectacles palestiniens ont été annulés. Notre article.

Trois scènes de la vie du peuple et une ballade

Les Généreux /El ajouad – d’Abdelkader Alloula se jouait au Théâtre-Studio d’Alfortville. Trois scènes de la vie du peuple et une ballade. À la manière qu’ont les peuples de la terre entière de se représenter. Lutter pour subvenir aux besoins quotidiens. Rebelles au pouvoir et insolents. Défier la fatalité. Se jouer des puissants. Épris de justice souvent. Hier. Arlequin en Italie. Guignol en France. Chveïk en Tchécoslovaquie, Karagöz en Turquie. Petrouchka en Russie, Garagouz au Maghreb… Aujourd’hui. Les Généreux : trois histoires dans la vie quotidienne, trois personnages comiques et politiques engagés dans des projets altruistes et insensées. Un témoignage venu d’Algérie. Une émotion ici.

Vous ne pourrez plus voir ce spectacle. Co-produit par deux compagnies, marseillaise et algérienne, les visas des comédiens algériens expirent au lendemain de la dernière représentation. Les acteurs et le metteur en scène sommés de retourner dans leur pays. Pour la compagnie Istijmam et le collectif Gena pas de tournée en France. Après trois semaines d’accueil au Théâtre-Studio d’Alfortville arrachés de haute lutte au gouvernement français. Les visas accordés au dernier moment. Les acteurs et actrices arrivés la veille de la première. Répétant le jour, jouant le soir. Pour que les trois histoires soient prêtes la dernière semaine.

Des artistes français se mobilisent pour une nouvelle venue dans notre pays. Les artistes variables d’ajustement des relations internationales comme du mépris colonial et pour l’art on connait. Emmanuel Macron avait déjà « puni » les artistes du Niger, du Mali et du Burkina Faso.  Et de nombreuses initiatives ou spectacles palestiniens ont été annulés.

J’écris pour notre peuple avec une perspective fondamentale son émancipation pleine et entière – Abdelkader Alloula

Les Généreux, c’est trois récits burlesques et un chant. Révélant les carences de l’État, la corruption, la veulerie. Et chaque fois un homme se dresse. Hbib concoctant la mobilisation clandestine pour sauver les animaux du zoo de la famine. Et si ces bêtes étaient le peuple ? Akli faisant don de son squelette pour pallier aux carences de matériel pédagogique du lycée. Et pour servir la science et l’éducation populaire. Djelloul – impatient et colérique – dit-on – faisant face à l’effondrement de son hôpital et à la renaissance des morts. Trois comédies à l’image d’une Algérie populaire, fraternelle et rieuse. Trois comédies où se jouent la révolte face aux injustices et l’organisation de cette révolte.

Alloula dit de sa pièce : « C’est une fresque de la vie quotidienne ou disons quelques moments de la vie des masses laborieuses, des petites gens, des paysages humains de tous les jours. Cette fresque raconte et révèle en quoi précisément ces « anonymes », ces « humbles », ces « inaperçus » ou « laissés pour compte » sont généreux ; comment ils prennent en charge avec optimisme et profonde humanité les grands problèmes de la société, bien sûr dans les limites de leurs limites… »

Le théâtre d’Abdelkader Alloula fait penser à un certain théâtre soviétique. Celui qui utilisait la comédie pour dénoncer les travers d’une société  qui s’élaborait. De Nikolai Erdman avec Le suicidé au Boulgakov de L’Île pourpre. Ancré dans les espérances de la révolution d’Octobre côté soviétique. Aux promesses de la victoire de l’indépendance et à l’engagement dans le socialisme côté algérien. Deux vœux avortés. Mais on ne rit pas que de l’autre. Les aspirations à la justice et l’égalité comme le décalage entre la promesse et les discours des dirigeants politiques ne valent pas que dans l’ancien bloc de l’Est ou l’Algérie. Ici on pourrait en prendre pour notre grade.

« Cette impatience de troubler ta vie avec des mots dont je perds méthodiquement le secret ! », Kateb Yacine

Abdelkader Alloula, l’auteur, est un des grands écrivains d’Algérie. A la suite de Mohammed Dib, Tahar Djaout et Kateb Yacine… Ce dernier a créé une poétique propre au Maghreb. Écrite en langue française qu’il considérait comme « butin de guerre des algériens ». En 1966, Kateb Yacine déclarait : « L’usage de la langue française ne signifie pas qu’on soit l’agent d’une puissance étrangère. J’écris en français pour dire aux Français que je ne suis pas français. Une langue appartient à celui qui la viole, pas à celui qui la caresse ». En d’autres termes, la langue appartient à ceux qui la parlent.

Alloula choisit l’arabe. Plus même, le dialecte algérien. Pour porter la voix de la culture populaire. Pour dévoiler ce qui es tu. À l’écoute de la société. Comme un pont entre les générations. Entre passé, présent et futur. La parole d’un personnage développant et transformant le réel. Dans un processus aussi bien linguistique que scénique. Alloula attendait de l’indépendance, une nouvelle société. Il déchantera assez vite. Sans épargner ses critiques. Ni dans son œuvre ni dans son engagement citoyen. Refus de l’exil. Rester « parmi les siens ».

Le rire, la littérature, le théâtre comme seules armes. Le théâtre non pour divertir ou dérouter mais pour émanciper. Ennemi du GIA comme du pouvoir, il sera l’une des premières victimes de la décennie noire algérienne. Une balle dans la tête en se rendant à une soirée du mois de ramadan au théâtre d’Oran. Mort le 14 mars 1994 à Paris. Sortie de la morgue sous les bravos et les youyou. S’il a reçu une balle dans la tête, c’est parce qu’il avait su ne jamais séparer la vie, le théâtre et le militantisme », souligne le metteur en scène Jean-Marie Boëglin, ancien « porteur de valise » du FLN.

Le théâtre n’a pas à être un défouloir mais un creuset de créativité – Abdelkader Alloula

À Alfortville ce sont donc un théâtre, deux compagnies, sept comédiens – 4 Algériens, 3 Marseillais – un metteur en scène… qui nous accueillent. Ils savent chacun ce qu’est l’hospitalité et la générosité. Ils savent aussi qui était Alloula. Le metteur en scène est son neveu, une des actrices sa fille. Ils savent le théâtre qu’il avait inventé. Alliant le Meddah – l’art du conteur et le Halqa- le cercle. Alloula raconte que ce théâtre en cercle, dépouillé de tout décor, était né de la passion des spectateurs se pressant lors des représentations de rue autour des artistes. Contraignant les acteurs à sortir petit à petit les éléments de décor en dehors du cercle. Les inventions sont parfois le fruit des circonstances.

Dans le bel écrin du Théâtre-Studio d’Alfortville, le Meddah est là. L’art des conteurs. Plutôt sept fois qu’une. Personnages démultipliés. Au delà du canevas des histoires. Parole scindée des corps. Fiction de la présence et de la relation conteur/personnage. Jusqu’à l’abstraction. Abolition de la fracture entre scène et public. Art maîtrisé d’un théâtre que l’on connaît pour les acteurs français. La densité et le tragique du corps des clowns poussé à l’extrême pour les algériens. Métissage théâtral.

Le Halqa – le cercle – se traduit dans l’espace frontal avec les adresses au public, les incursions et apparitions dans les galeries ou parmi le public… Les limites de la scène débordent. Une espèce de place Jemaâ El Fna de Marrakech. Formation du cercle par la langue aussi. Distribution et circulation de la parole dans un choeur d’où naissent des personnages.

Entre les langues puisque la parole se fera quelquefois en français, quelquefois en algérien. Sans double traduction. Entrecroisement de deux verbes. On comprend ce qui nous est étranger de mot avec le jeu, le rapport entre les corps, en remplissant les espaces creux… On s’intéresse à l’autre langue. Sa tonalité, son chant. Puissance suggestive du dire au delà du sens. On s’habitue jusqu’à parfois écouter le français comme on écoute l’arabe. Pas pour comprendre, pour la mélodie.

Étonnant au théâtre, le public était ce soir là à l’image de la scène. Et à l’image de nos villes. Avec et sans voiles. Mélangé. Des rires fusent qui nous échappent aux passages en arabe. On sent le public vibrer et on voudrait saisir plus. Drôle de sensation fugace d’être, pour une fois, de l’autre côté de la barrière de la distinction sociale. Au Théâtre, le lieu par excellence de l’intimidation.  Invités – ni voyeur, ni consommateur – à penser et partager, côte à côte, dans le spectacle. Avec bienveillance. Recouvrir optimisme et courage.

Chaque épisode de la vie des héros du quotidien se clôt par des applaudissements et des youyou. La dernière ballade est chantée en algérien et accompagnée aux tambours, à l’accordéon et à la guitare. On en intercepte le sens. Elle sera traduite à l’oreille, comme un cadeau après le spectacle, par la spectatrice du rang de derrière : « Une ouvrière s’épuise au travail. Sa fille lui dit ne t’épuise pas, rentre à la maison. Nous trouverons bien de quoi faire du pain. Réponse de la mère : ce n’est pas pour du pain que je travaille, c’est pour que tu n’aies pas le même sort que moi ».

Je sais l’oiseau, rire embusqué/ Au cœur de chaque saule qui tremble – Tahar Djaout

Abdelkader Alloule voulait « donner à l’oreille à voir et aux yeux à entendre ». « Il y a – disait-il –  une dégustation pluridimensionnelle de la parole théâtrale. Nous suggérons au spectateur et cette suggestion le pousse à voir dans la vie avec les yeux de son cœur et de son intelligence, avec les yeux de son expérience, de son capital propre du vécu, de connaissance, à la fois la société et lui-même. Pour notre peuple, avec une perspective fondamentale : son émancipation pleine et entière.

Je veux lui apporter, avec mes modestes moyens et à ma manière, des outils, des questions, des prétextes, des idées avec lesquels, tout en se divertissant, il trouve matière et moyens de se ressourcer, de se revitaliser pour se libérer et aller de l’avant. En fait, j’écris et je travaille pour ceux qui travaillent et qui créent manuellement et intellectuellement dans ce pays ; pour ceux qui, souvent de façon anonyme, construisent, édifient, inventent dans la perspective d’une société libre, démocratique et socialiste. Mes héros sont des gens de tous les jours, des gens du commun, ceux qui, en fait, font et défont la vie de tous les jours ».

Les compagnies Gena et Istijmam ont parfaitement relevé le défi.

Au moment où le gouvernement français s’apprête à rompre avec le droit du sol après le passage en force d’une loi immigration empruntée à l’extrême droite, il faut remercier Christian Benedetti et le Théâtre-Studio d’Alfortville d’avoir permis cette traversée. Gagner une tournée en France pour ce spectacle serait une œuvre de salubrité publique.

Par Laurent Klajnbaum

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