“On nous abandonne” témoigne Jean-Louis Pichot, habitant de la Creuse, au micro de France Bleu Limousin. Ce retraité a appris en septembre qu’il n’aurait plus internet deux mois plus tard. En effet, certains habitants de départements français ruraux risqueraient de connaître des coupures d’internet à cause du déploiement de la 5G, qui pourtant devait accélérer la prise du virage et la démocratisation du numérique sur tout le territoire. Loin du mythe, il semblerait que le Gouvernement ne croit ni au modèle Amish, ni à une répartition juste de l’accès au numérique sur le territoire. Non seulement la 5G ne va pas profiter aux concitoyens éloignés du réseau, mais va en plus accélérer la fracture numérique que connaît le pays.
Que se passe-t-il ?
Comme l’ont justement rapporté plusieurs médias locaux et nationaux (comme Capital, le Figaro ou France Bleu) des habitants de communes rurales en Bourgogne ou encore dans la Creuse ont été informés que, du fait du déploiement de la 5G, ils n’allaient bientôt plus avoir accès à internet. L’impact global sur le territoire ne semble pas avoir fait l’objet d’une communication officielle claire. Le sujet ne concernerait que quelques foyers. Certes, à tout le moins peut-on dire que les autorités s’étaient bien gardées d’en parler, alors que le sujet était prévisible.
Comment en est-on arrivés là ?
En premier lieu, il faut rappeler que les réseaux de télécommunication qui nous donnent accès à internet sans fil font transiter les informations par des ondes de différentes fréquences définies par leur longueur d’onde exprimée en hertz (Hz).
En second lieu, il faut savoir que ces réseaux s’appuient sur des normes techniques qui définissent comment les informations transitant sur les ondes sont encodées et peuvent être comprises par nos téléphones portables. Par exemple, le standard utilisé le plus couramment pour communiquer entre les téléphones mobiles et le réseau s’appelle G.S.M pour « Global System for Mobile » (appelé aussi 2G). La norme et les réseaux ont été ensuite étendus pour permettre l’accès à un Internet de plus en plus rapide avec la 3G, 4G et maintenant la 5G. Mais il existe de multiples autres services qui transitent par les ondes : émissions audiovisuelles, communications entre radioamateurs, wifi… De manière générale, dès que vous avez un équipement sans fil, il y a en général une information qui transite par une onde.
Mais de cette rencontre entre des fréquences et des normes naît une complexité : pour éviter les interférences et permettre le bon fonctionnement des équipements émetteurs et récepteurs, il faut clarifier l’attribution des fréquences et prévoir quel protocole technique exploitera quelle fréquence.
Ajoutez à cela la dimension territoriale : les équipements qui émettent les ondes à une certaine fréquence n’ont qu’une certaine portée utile qui varie d’ailleurs suivant la fréquence. Vous obtiendrez une équation complexe pour que tout fonctionne correctement.
C’est pourquoi, un service public étatique, l’Agence nationale des fréquences (ANFR), existe en France qui attribue ces fréquences et vérifie que les acteurs privés chargés de mettre en œuvre ensuite tel ou tel protocole utilisent bien les fréquences dédiées.
La 5G est précisément un protocole technique permettant de faire circuler du réseau internet mobile. Elle exploite trois types de fréquences : elle reprend en partie des fréquences de la 4G (bande des 700 MHz), mais également de nouvelles fréquences inexploitées pour les réseaux mobiles jusqu’alors (les fréquences entre 3,4 et 3,8 GHz et celle de 26 GHz). La vente de fréquences réalisée par l’Etat récemment et vue comme le lancement de la 5G a concerné la bande de fréquences entre 3,4 et 3,8 GHz.
Or, si ces fréquences n’étaient pas utilisées pour le réseau mobile, elles l’étaient pour d’autres technologies, notamment les réseaux en boucle locale radio (BLR) en WiMAX. Cette technologie mise au point dans les années 2000 est une sorte de WiFi capable d’émettre sur de longues distances (environ 20 km autour d’une antenne d’émission) et de proposer en moyenne un débit de 10 Mbit/s souvent meilleur que l’ADSL (qui passe par le réseau cuivre en cours de démantèlement, tandis que les antennes WiMAX sont connectées à de la fibre). Compte-tenu des difficultés matérielles pour connecter l’ensemble du territoire à un débit internet suffisant par la fibre, plusieurs opérateurs ont proposé une offre de connexion internet passant par le WiMAX pour des zones rurales isolées.
Pour que la 5G puisse fonctionner correctement, il faut donc “nettoyer” les fréquences des autres protocoles qui l’utilisent, dont le WiMAX. C’est ce qui est en train de se passer et qui explique les coupures de réseaux pour les personnes qui bénéficiaient d’un accès internet par cette technologie. Des solutions de remplacement semblent être mises en place pour limiter les conséquences, mais les différences de caractéristiques entre solutions techniques entraînent des modifications des zones couvertes et l’abandon de certaines zones. En outre, on lit aussi dans le Figaro que, puisque ces services n’étaient pas rentables, certains ont été purement et simplement arrêtés. Mais ce n’est pas grave puisqu’il ne s’agirait que de 500 foyers (les intéressés apprécieront) et qu’ils seraient tous éligibles à l’internet par satellite. Les retours de médias locaux ne sont pas aussi optimistes et traduisent la détresse des usagers (voir cet article de France Bleu ou encore celui-ci de France Info qui parle de 4000 foyers touchés).
Du défaut d’anticipation au déni de démocratie.
Si la première question est de savoir si ces familles vont retrouver l’accès au réseau, une autre est en suspens. Comment se fait-il que cet effet collatéral n’ait pas été anticipé plus tôt et qu’aucun citoyen n’ait été mis plus tôt au courant ?
Plutôt que de traiter les opposants à la 5G d’amish, le gouvernement aurait dû prêter l’oreille aux demandes de la société civile d’avoir un débat sur le sujet pour vérifier collectivement les conséquences de la 5G. C’est d’autant plus troublant que les autorités compétentes semblaient bien connaître le problème : des articles attestent des réflexions de l’ARCEP (Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse, en charge notamment de la régulation des fournisseurs de réseaux téléphoniques et internet) autour de la question de la concurrence entre la 5G et d’autres technologies, dont le WiMAX, du fait de l’usage des fréquences des 3,5 GHz (voir par exemple ici un article de 2019 sur le sujet qui annonçait que les fréquences pour le WiMAX étaient bloquées jusqu’en 2026, ce qui ne semble finalement pas être le cas).
C’est également troublant et frustrant puisque depuis de longs mois les demandes de moratoire se sont multipliées. Tout d’abord, les 150 de la Convention citoyenne pour le climat ont demandé ce moratoire et Emmanuel Macron ne s’y est pas opposé. Puis ce fut au tour d’élus insoumis et écologistes d’alerter et de demander ce moratoire à travers une tribune dans le JDD. Cette demande moratoire était également appuyée par le manque d’information concernant la 5G (conséquences sanitaires, facture environnementale, valeur innovante…).
Preuve par les faits, le débat démocratique n’est pas un gadget de communication. Avec un vrai débat, ces coupures d’internet auraient pu être amplement anticipées.
La 5G ou l’acceptation d’une France à deux vitesses
La vraie raison pour laquelle les Creusois, Bourguignons et tant d’autres se sont vu couper le réseau, sans en être avertis, c’est que la start-up nation n’en a que faire. Qui imaginerait du jour au lendemain l’Elysée sans internet “par manque d’anticipation” ? Personne. Et bien que ce gouvernement s’est souvent targué de vouloir démocratiser le numérique, il semble surtout qu’il l’impose et que nous allons vers un darwinisme social. Les plus aptes avec un bon accès au réseau feront leurs paperasse en ligne, les autres n’auront que trop difficilement accès aux APL et autres aides.
Ce raté jette à nouveau la lumière sur la situation vécue par de nombreux compatriotes qui disaient pendant le débat sur le lancement de la 5G : “installez-nous déjà la zéro G !”.
C’est ce qu’a démontré l’ex Défenseur des droits dans une étude. Il indiquait en 2019 que, “dans les communes de moins de 1000 habitants plus d’un tiers des habitants n’ont pas accès à un internet de qualité. Cela représente près de 75% des communes de France et 15% de la population”. Fin août 2020, seuls 52% des sites relevant du programme historique « zones blanches – centres bourgs », lancé en 2003, bénéficiaient d’une couverture en internet mobile. Quand elle existe, cette couverture est toujours inégalitaire. Ainsi, la couverture en internet mobile 4G reste de 28 Mbit/s en moyenne en zone rurale contre 62 Mbit/s en zone urbaine dense (et c’est sans parler de la couverture en outre-mer largement moins bonne en moyenne qu’en métropole et plus chère). Rien de surprenant, puisque les obligations imposées aux opérateurs par la puissance publique pour la couverture en 4G ne prévoient pas une couverture de même qualité pour les zones définies comme “peu denses” par l’ARCEP, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes, soit 63 % du territoire et 18% de la population française : dans ces zones peu denses, ces obligations ne concernent que les fréquences 700 et 800 MHz et non les fréquences autour de 2,6 MHz les plus rapides.
Tandis qu’une partie du territoire traîne une dette technologique que le privé peine à combler, on lance à nouveau les quatre opérateurs à la poursuite du prochain Graal technologique, la 5G. Alors que personne n’a d’application à l’utilité sociale claire à mettre en exergue pour justifier un déploiement massif de la 5G, les opérateurs ont déjà commencé à y consacrer des moyens importants en achetant les premières fréquences à l’Etat pour plus de 2 Mds € et ce n’est pas prêt de s’arrêter. La France n’en est qu’au début puisque, pour le moment, il ne s’agit que d’installer le matériel nécessaire à l’utilisation de la fréquence de 3,5 GHz (antennes d’une portée d’1 km). Une étude annonce déjà un triplement des pylônes pour obtenir une couverture équivalente à la 4G sur cette fréquence. Et si cette densification n’est pas atteinte, la couverture sera plus réduite qu’avec la 4G. Certes, l’ARCEP rappelle que les opérateurs qui viennent d’acquérir les droits d’usage de ces fréquences doivent déployer un quart de leurs infrastructures 5G dans les zones rurales. Mais la faible portée des antennes 5G entraînera forcément une augmentation des inégalités sur le terrain.
En outre, l’installation des antennes nécessaires pour les fréquences de 26 GHz (portée de 300 m) conduirait à des investissements encore plus colossaux (leur installation massive n’est pas encore fixée mais des tests ont déjà lieu en France). On annonce au moins 4 à 5 fois plus d’antennes qu’avec la 4G en zone urbaine, voire 20 fois plus pour exploiter pleinement toutes les potentialités de la technologie. Comptez entre 10 000 et 100 000 € d’investissement pour chaque antenne, suivant leur rôle dans le réseau. Impossible de trouver une estimation du coût total pour la France. Sans parler des conséquences écologiques de ces énormes investissements, multipliées par le nombre d’opérateurs, on ne voit pas comment les opérateurs ne chercheraient pas à les rentabiliser en pariant essentiellement sur les couvertures urbaines où la densité d’usagers sera suffisante. Les enquêtes marketing qui se sont penchés sur la 5G ont d’ailleurs d’ores et déjà défini le marché cible : la population masculine jeune et diplômée des centres villes urbains avec un revenu annuel supérieur à 100 000 $ (près de 83 000 €).
Rappelons le contexte dans lequel nous nous trouvons. Pour espérer limiter le réchauffement climatique à 1,5°C d’ici la fin du XXIe siècle (souvenons-nous que si ça ne paraît pas beaucoup, seuls 5°C séparent le climat de notre époque de celui de la dernière ère glaciaire), les Accords de Paris demandent à ce que les pays réduisent de 7,6 % leurs émissions carbonées chaque année entre 2020 et 2030. Seule la crise du coronavirus devrait permettre de se rapprocher de cet objectif en 2020 (on table sur une baisse de 7 % des émissions mondiales de CO2). En 2019, la Terre avait encore connu une augmentation de 0,1 % de ces émissions. Or le numérique est déjà aujourd’hui responsable de 4 % des émissions de gaz à effet de serre du monde et sa consommation énergétique s’accroît de 9 % par an. Suivant ce rythme, la part du numérique dans les émissions de gaz à effet de serre pourrait doubler d’ici 2025 pour atteindre 8 % du total.
Quel est donc le sens d’un déploiement technologique de l’ampleur de la 5G dans ce contexte, alors même que le précédent réseau n’est pas terminé et devrait suffire déjà à nos besoins essentiels de communication ? Plus que jamais, les décisions technologiques sont politiques car elles se placent dans ce contexte d’un monde fini qui ne nous laissera plus très longtemps déployer sans conséquences graves tous les gadgets que nous imaginons. Il nous faut choisir collectivement notre avenir. On nous annonce monts et merveilles grâce à la 5G mais la mise en service des milliards d’objets connectés ou voitures autonomes qui justifierait le déploiement de la 5G aura-t-elle un intérêt supérieur aux nuisances environnementales que leur fabrication et leur fonctionnement vont engendrer ?
Le sens du débat autour de la 5G était d’ailleurs de prendre le temps de s’interroger : est-ce que le monde dans lequel nous voulons vivre doit être celui du tout numérique, et surtout du tout numérique capitaliste actuel, obsédé par la rapidité, la publicité et les usages inutiles ? Est-ce qu’il est nécessaire de viser les 100 % de services publics en ligne alors même qu’on estime qu’un tiers des Français s’estime peu ou pas compétent pour utiliser un ordinateur, soit 18 millions de personnes ? Que ne pourrait-on pas faire si ne serait-ce qu’une partie des 7 Md € du plan de relance alloués au numérique était consacrée à l’amélioration directe des services publics alors que tant ferment sur nos territoires ?
Les équipes des Livrets Numérique et Ruralités-Aménagement du Territoire.