Jesse Owens
« Jesse Owens competes in a broad jump event », Los Angeles Daily News, CC BY 4.0 DEED, pas de modifications apportées.

Jesse Owens par Alain Foix : l’histoire de l’athlète qui a déstabilisé le régime nazi

Jesse Owens. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Alain Foix a choisi d’écrire l’histoire d’un homme d’un seul exploit. Après les biographies de ceux qui ont soufflé sur le monde – Toussaint Louverture – Martin Luther-King – Che Guevara. Jesse Owens, un homme drapeau. Quatre médailles d’or aux JO de 1936. Une gifle à Hitler et à la prétendue supériorité aryenne. Puis plus grand chose. Jesse Owens imprime et subit le monde plus qu’il ne le change. Sur ses épaules, l’histoire de l’esclavage et des discriminations.

Une vie battante de hauts et de bas. D’un vingtième siècle dont nous portons encore toutes les empreintes… L’ordinaire des racisés au temps de la ségrégation est héroïque. Une occasion pour l’auteur, à quelques semaines des JO de Paris, de mesurer à quel point l’événement sportif est politique. Miroir du monde. Pour le meilleur et pour le pire. Le livre d’Alain Foix nous invite à une inquiétante lucidité. Face à la fabrication macronienne de l’euphorie olympique. Notre article.

Billie Holiday/Abel Meeropol – Strange fruit : « Les arbres du sud portent un fruit étrange/ Sang sur les feuilles et sang sur les racines/ Corps noirs balançant dans la brise du sud ».

Alain Foix inscrit d’emblée la vie de Jesse Owens – enfant du sud américain – dans les pas d’Ulysse. Pas parce qu’Itaque n’est qu’à 150 kilomètres d’Olympie. Mais, comme Ulysse, Jesse a eu son Iliade. Il a été symboliquement un cheval de Troie. Contestataire de fait et de couleur au milieu des nazis. Ses initiales comme une destinée. Et, ensuite, son Odyssée. Une histoire ballottée par les flots. Jesse Owens est, hormis la parenthèse, un homme banal. Un peu « Personne » comme Ulysse face au Cyclope.

L’ histoire commence par presque 100 page pour un 100 m. Celui de 1936. à Berlin Temps dilaté. Un 100 m qui concentre le travail du corps et de l’esprit. L’enfance et la famille. La découverte fortuite de la course. L’histoire de l’esclavage. La persécution des juifs par les nazis. Les discriminations à l’égard des noirs aux USA. L’opération com’ et la mise en scène des JO de Berlin par Hitler. Leurs enjeux… On y croise Nietzsche, Heidegger, Martin Luther-King, Goebbels, Lyndon B Johnson, Leni Riefenstahl, Coubertin, Romain Rolland, Popeye, Krupp, Mickey Rooney, Clark Gabble et Mae West, Brundage, Karl Marx, Richard Strauss, Mary Wigman… entre autres.

100 mètres où se rejouent le combat de David contre Goliath. Hitler perché dans la tribune officielle a tout décidé. Jusqu’au déroulé et à la musique de la cérémonie d’ouverture. Surcoût final légitimé par l’image du IIIe Reich – Toute comparaison n’est peut-être pas raison ? – C’est un aryen qui doit gagner la course maîtresse. Jesse Owens est un miraculé. Santé. Ségrégation et racisme. Pauvreté… Et c’est David qui triomphe. Ça arrive parfois. Puis quatre médailles d’or. Jesse regarde Hitler. De l’arène. Comme un gladiateur au Colisée. Il croit voir le pouce de l’empereur levé. Illusion.

« Il est absurde de prétendre que le CIO aurait dû transférer les Jeux d’Allemagne sous prétexte que les Juifs ne sont pas acceptés dans les clubs. Pourrions-nous exiger que les nègres soient admis dans les clubs américains ? »

Henri de Baillet-Latour, président du Comité international olympique – 5 octobre 1935

Jesse n’est pas seul à battre sur la piste le mythe de la supériorité de la race aryenne. Ils sont une armada. Mal vus. Quelquefois disqualifiés de l’équipe des États-Unis. Comme les juifs Sam Stoller et Marty Glickman du relais américain. Parce que le racisme et l’antisémitisme sont aussi américains. Pour ne pas gêner Hitler. Les athlètes noirs présents ont surmonté le ségrégationnisme et choisi de venir malgré le nazisme.

Pour certains, dont Jesse Owens, c’est le pari de la force de l’échange et de l’amitié. Pour faire pièce au racisme. Pour changer la vie. Et il y a de belles histoires. Comme celle qui lie le sauteur Luz Long, héros de Hitler, et Jesse Owens. Une exception qui ne change pas le cours des choses. D’autres ont choisi de boycotter.

« Je ne peux pas changer le monde avec de simple mots. Mais je peux, si je suis un gentleman et que je m’approche d’une personne différente de moi, l’écouter et elle m’écoutera »

Jesse Owens – 1950

Après le triomphe de Berlin, l’Odyssée de Jesse. Hauts et bas. Commencer tout en dessous. Malgré la gloire. Avec une tournée mondiale circassienne et non payée encadrée par un président de fédération raciste. Dormir et manger comme des animaux. Remonter avec ce qu’il arrive à monnayer de sa gloire. Redescendre avec les refus d’accès aux restaurants ou hôtels parce que noir. Et les entreprises hasardeuses et les faillites. Remonter encore. Avec son instrumentalisation de noir célèbre et modéré par les politiciens réactionnaires ou les industriels. Échouer à l’Université….

Jesse Owens n’est pas un héros. Sa croyance à la possibilité de changement par les relations interpersonnelles en font un bon homme. Pas son rejet du poing noir levé de Tommie Smith et John Carlos au JO de 68 à Mexico. Ou son soutien à la guerre du Vietnam. On en comprend la complexité des causes. Les Démocrates ont été esclavagistes. Il soutiendra les Républicains.

Et il faut bien se débrouiller pour faire vivre sa famille. « Les médailles d’or ça ne se mange pas » . Brecht avait dit dans l’« Opéra de quatre sous » : « La bouffe vient d’abord, ensuite la morale ». Il meurt en 1980 d’un cancer des poumons après avoir été la star de la pub Lucky Strike. Tout un symbole

Tommie Smith – Athlète – Mexico 68 : « Si je gagne, je suis un américain, pas un noir d’Amérique. Mais si je fais quelque chose de mal, on dira que je suis un nègre ».

L’écriture d’Alain Foix est directe, fluide et très documentée. Son livre fourmille de textes, de citations, d’événements… Inconnus et puissants. Il analyse et fouille les recoins du racisme et des dominations. Il met en évidence les ressorts individuels et collectifs des luttes d’émancipation. Leurs contradictions souvent. L’histoire qui limite et pèse sur les destinées individuelles. C’est le cas de Jesse Owens.

Coincé entre émancipation par le sport et racisme institutionnel américain. Opposé aux luttes de libération collectives par la pensée que tout peut changer par les relations interpersonnelles. Le fardeau non-débarrassé d’un descendant d’esclaves ? « Un enfant né de parents esclaves devient à son tour esclave », disait déjà le Code noir français en 1685. Soumis aux puissants comme si c’était le seul chemin pour s’en faire un.

« Les jeux olympiques devront se démaquiller d’une littérature révolue. Ils devront se constater pour ce qu’ils sont : une lutte féroce d’intérêts matériels et de prestiges nationaux, la continuation de la politique par d’autres moyens. Seuls les acteurs restent jeunes ».

Paul Guimard – 11 septembre 1972 – L’Express

La vie de Jesse Owens permet à l’auteur d’ausculter le 20e siècle au prisme des Jeux olympiques. Jesse Owens était au cœur de chaque session. De Berlin à Montréal. Jusqu’à Moscou en 80. L’année de son décès. L’année du boycott américain. Un olympisme loin de l’idéal de neutralité. Les semaines olympiques cristallisent les crises. Direction pendant 20 ans du Comité international olympique par le raciste et antisémite américain Avery Brundage.

De 36 à Berlin, l’invention du relais de la flamme par Goebbels pour propager l’idéologie nazie à 76 à Montréal année du boycott des pays africains pour protester contre l’apartheid en Afrique du Sud. En passant par 68 et Mexico. Les poings levés de Tommie Smith et John Carlos Au coeur des événements internationaux que l’on connaît – de Prague à Paris en passant par les USA. Et des soulèvements mexicains. Les épreuves dans un stade protégé par les militaires. Et simultanément le massacre des étudiants de Tlatelolco tués par la police et l’armée.

Sans oublier 72 et Munich. Irruption du conflit israélo-palestinien. Suite au non respect de la résolution 242 de l’ONU dénonçant le caractère illégal de l’occupation des territoires arabes occupés par Israël, un commando palestinien prend en otage la délégation sportive israélienne. 11 otages assassinés et 5 palestiniens tués. Au coeur du village olympique et dans toute la ville

« Il est certain que les sports athlétiques posent une question des nègres. Il semble qu’il n’y ait pas de commune mesure entre leurs dons naturels – non encore déformés par la civilisation – et ceux de nos coureurs à nous ».

Marianne – 15 août 1936

La biographie de Jesse Owens est aussi l’occasion pour l’auteur de parler des corps. En philosophe et danseur. Domestication de son corps et libération. Pour accomplir l’exploit sportif. Beauté des gestes. Et aussi, l’origine guerrière de la fondation de l’olympisme et du marathon : Philippides parcourant 42 km pour prévenir les athéniens de la victoire. Et mourant d’épuisement.

En 490 avant JC. Refaire la course du héros et de ne pas y perdre la vie. La blessure comme ouverture pour le repos. Le corps système ou le corps machine. Le corps comme sujet politique. Celui des noirs en l’occurrence. Les damnés de la couleur. Comme il existe les damnées au féminin. Le corps noir qu’on fait courir contre un cheval.

Pour en prétexter l’animalité. Contre le corps blanc. Aryen pour les nazis. Occidental pour d’autres inventeurs du Grand remplacement. Déjà avec Cassius Clay – Mohamed Ali. Médaille d’or aux JO de Rome en 1960. Déchu de son titre et interdit après avoir pris position contre la guerre du Vietnam. « Aucun Vietcong ne m’a jamais traité de nègre » Un corps noir fantasmé. Une couleur qu’une goutte de sang noir suffit pour être nommé tel. Jamais blanc.

Le livre d’Alain Foix est très dense. Et d’une actualité brûlante. Qui ne s’épuisera pas avec elle. Il nous permet de penser un siècle d’oppressions et de discriminations non encore émancipées. Dans la société. Et au coeur d’une diplomatie sportive olympique. A quelques semaines des JO de Paris, il nous permet de les penser dans un héritage mémorable et aussi lamentable. Après lecture, on ne pourra pas dire que nous n’avons pas été prévenus.

Par Laurent Klajnbaum

Jesse Owens – Alain Foix – Folio – Parution le 18 mai 2024

Crédits photo : « Jesse Owens competes in a broad jump event », Los Angeles Daily News, CC BY 4.0 DEED, pas de modifications apportées.

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