Un jour on ira à la mer

« Un jour on ira à la mer » par Eugène Durif

Un jour on ira à la mer. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Au café de la Guillotine à Montreuil, Eugène Durif lit son dernier texte « Un jour on ira à la mer». Les révolutionnaires aiment aussi les histoires d’amour. « Un jour on ira à la mer » en est une. Accord et discorde aussi. «Un jour on ira à la mer » est l’histoire d’un mot du père de l’auteur. Paysan, puis ouvrier en usine dans la banlieue de Lyon avant de devenir jardinier dans un hôpital psychiatrique. Accompagné à la guitare de Jean-Christophe Cornier. Ce n’est pas un spectacle. Ni non plus une lecture. Presque une performance. Douce et terrible, comme l’est l’auteur. Tendre et drôle aussi. Mêlant intime et Histoire. Notre article.

« Je voudrais danser sous un ciel de diamant/ Avec une main flottant librement/ Silhouetté par la mer », Bob Dylan

Eugène Durif dément la ritournelle de la disparition des auteurs de théâtre. Depuis près de 40 ans, les scènes sont parsemées des représentations de ses textes. Du Festival d’Avignon ou du Théâtre de la Colline à la grange ou au bar du coin.  Le troisième tome de ses œuvres dramatiques complètes « Au bord du théâtre » vient de paraître Ce n’est pas pour cela qu’il en vit bien ! Pour les auteurs contemporains d’aujourd’hui, c’est plus souvent la grange que le théâtre national. Sans droits sociaux ou presque.

Eugène Durif est le poète des fêlures de l’intime, du réel et de l’Histoire. Souvent combinées. D’une certaine manière, il fait entendre la voix des humbles. Qu’il mêle à la sienne. Quelquefois par la comédie. D’autres fois par la tragédie du quotidien. Les fictions qu’il raconte sont libres. Au bord de la catastrophe. En rapport à la vie. Non prisonnière d’un sens unique. Michel Corvin rapporte son propos : « On voudrait dire le réel, tout, rien que le réel, on s’épuiserait bien avant lui. Des entraperçus. Seulement des figures qui défilent et on voudrait retenir des personnages et des vrais paysages ».

Dans La nuit des feux, Jean, ancien résistant, est victime de la répression policière en raison de son opposition à la guerre d’Algérie.

« La terre, je leur laisse, la terre /Celle qu’on chante, qu’on exalte ne m’est rien. /Mais tel bouleversement d’une lumière sur un visage /Oblique, telle fontaine devenue le lieu d’une rencontre /Avec les morts, le rythme des saisons interrompu /Par ce piétinement. /L’Histoire.

Je suis ce chemin /Près de l’aqueduc jusqu’au barrage en construction, /La nuit vient, les formes se voilent, les chaumes /Cèdent la place à de petits bois, /Je suis né ici, mais rien ici ne m’appartient /Que ce sentiment de marcher jusqu’à me perdre, /Que d’être là face à ce qui ne peut se saisir /Et parfois présent un instant, bientôt défait /Par ce qui le traverse et me traverse. /La terre, je leur laisse, je ne suis que de passage, /Sur elle, et dessous les os blanchissent pour rien».

Dans son roman Laisse les hommes pleurer :

« Je suis ce qu’on appelle un enfant de la Population française. Le terme qu’on employait à l’époque. On disait aussi un « populart ». Un pupille de l’état ( à ne pas confondre, et on me l’avait rappelé plus d’une fois, avec un pupille de la nation qui, lui, a mérité de la patrie). je me suis longtemps demandé si j’étais orphelin. Peut-être que cela aurait été mieux. Avec les morts, on peut toujours s’inventer de belles histoires. On peut toujours broder».

Il aime les mots. Leur musicalité. Coté savant ou populaire. Leur donner une forme nouvelle. Les accoler à d’autres. Les dérouiller. Inventer. Il aime et manie toutes les langues. Et leurs registres sans hiérarchie. Oraux ou littéraires. Archaïques ou contemporains. Créer des rythmes et les casser. Les fragments. La musique. Complexe, mais pas compliqué. Doux et profond. Sans ornements ni décorum. Toujours en poète. Quand il lit, on dirait qu’il danse.

Je suis resté tout seul et j’ai pleuré tout bas/En écoutant lancer la plainte des frimas/Sombre Dimanche – Laszlo Javor/Damia

Les révolutionnaires aiment aussi les histoires d’amour. « Un jour on ira à la mer » en est une. Cœur et courage ont la même étymologie. Accord et discorde aussi. «Un jour on ira à la mer » est l’histoire d’un mot du père de l’auteur. Paysan, puis ouvrier en usine dans la banlieue de Lyon avant de devenir jardinier dans un hôpital psychiatrique. Un énoncé paternel entendu et réentendu dans l’enfance. Une phrase cul-de-sac social. Jamais concrétisée. Et aussi une histoire de répétition filiale.

Puisque le fils découvrira la mer avec son premier amour. Pas une revanche, un prolongement. À son propre compte. Une première histoire d’amour manquée et inoubliable. Entre la maladresse de Buster Keaton et la pudeur de Kaurismaki. Un moment hanté par le fantôme des parents. Les aboutissements ne ressemblent que rarement à la promesse.

« Un jour on ira à la mer » navigue entre deux eaux. Personnelles et collectives. Souvenirs et fictions. Espace et temps. Occasion de remonter la mémoire ouvrière engloutie. Avec une fiction autobiographique.  Le texte comme la mise en scène se joue délicatement de nous. Envelopper, montrer, cacher. Et recommencer. Texte et musique comme deux skis d’un débutant. En parallèle se rapprochant et s’éloignant. En dialogue.

Quelquefois, on aperçoit Cornier à la guitare tendre l’oreille vers les mots. D’autres fois, c’est le genou de Durif qui quitte le texte pour battre la mesure du rock. Les deux se rejoignent pour les chansons : Bob Dyla, Damia, Colette Magny ou les propres chants d’Eugène Durif.

« Un jour on ira voir la mer » c’est un road-movie français en bords de mer et rural. Se libérer de l’espace clos réel et mental. La route. Les grands espaces. Le duvet et le ciel étoilé. Un moment s’imaginer en mer. Tout de la beat-génération. Mais populaire. Rite initiatique des passages. De la vie d’enfant à celle d’adulte. D’une génération à une autre… La scénographie discrète est emplie de signes polysémiques et ouverts. Comme ce bleu. Marin ou accompagné du blanc et du rouge national. 

À 4h du matin/ J’ai pu admirer les étoiles / Je travaille en 4X8/ à la Rhodiaceta – Colette Magny

Les « Un jour on ira… », c’est aussi l’utopie du rêve qu’on veut voir réaliser. La revanche des humiliés. Réalisée en mots avant les actes. Les rêves individuels peuvent avoir des origines collectives. Parfois sociales et politiques. Ce sont les colonies de vacances et les centres anti-tuberculeux de montagne qui ont donné le goût de l’ailleurs. Et permis l’idée des congés payés du Front populaire jamais inscrits dans aucun programme électoral. Les expériences locales ouvrent des alternatives.

La mer comme horizon, conquête et souvenir du Front populaire. En écho à l’image millénaire des poètes. Expérience intime et collective. De la « mer pourpre » d’Homère à  « l’océan … qui chante et chante et chante ainsi qu’un grand poète », selon Guillaume Apollinaire. Jean Guéhenno, fils d’un cordonnier et d’une piqueuse raconte sa première rencontre après 3 heures de train : « On arriva enfin, et dès la cour poussiéreuse de la gare, entre les façades peintes d’hôtels, j’aperçus la forêt des vergues, les mâtures des navires qui remplissaient les bassins du port.

Elle était là, et j’étais sûr désormais qu’elle existait vraiment, au rebours de tant de merveilles dont on vous parle toujours et que vous ne rencontrez jamais. Nous longeâmes des quais, traversâmes des terrains vagues. L’air était pétillant et salé. Et tout d’un coup, au détour d’un haut mur de caserne, elle fut là, devant nous, l’image même d’une vie qui ne serait jamais vaincue «.  Et pour Marguerite Duras dans La vie tranquille :

« Un soir, j’ai été près de la mer. J’ai voulu qu’elle me touche de son écume. Je me suis étendue à quelques pas. Elle n’est pas arrivée tout de suite. C’était l’heure de la marée. Tout d’abord, elle n’a pas pris garde à ce qui se tenait couché là, sur la plage. Puis je l’ai vue, ingénument, s’en étonner, jusqu’à me renifler.

Enfin, elle a glissé son doigt froid entre mes cheveux.Je suis entrée dans la mer jusqu’à l’endroit où la vague éclate. Il fallait traverser ce mur courbé comme une mâchoire lisse, un palais que laisse voir une gueule en train de happer, pas encore refermée. La vague a une taille à peine plus haute que celle d’un homme. (…) Après la vague c’est calme, c’est là où la mer paraît ignorer encore qu’elle s’arrête. Face au ciel, on retrouve l’air, son poids».  

La mer des Durif, c’est l’aspiration au bonheur familial. On entend dans le texte qu’il n’était pas toujours conforme au réel. Ni dans les faits. Ni dans leur temporalité. Qu’importe. La réconciliation poétique et mélancolique est belle. La caresse en place de l’aigreur. L’occasion de comprendre faute de pouvoir réparer. La dureté du monde ouvrier. Les empêchements particuliers et collectifs. Marquer le temps sur lequel on ne peut revenir.  Sauf partager un moment qu’on n’a pas eu avec son père. Porter l’héritage.

Il faut lire et entendre Eugène Durif. « Un jour on ira à la mer » tourne partout en France. Regardez dans votre coin. Bientôt à Paris au Cirque électrique et au Cent.

Par Laurent Klajnbaum

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