jeanne allégret

« Jeanne » de Yan Allegret

Jeanne. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique, avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Yan Allegret met en scène « Jeanne », la pièce dont il est l’auteur. Son personnage principal est un marqueur de la société. Dans sa fragilité et dans sa force. Impossible pour elle de s’accrocher à sa vie. Même si elle aime tous ceux qui la constituent. À la manière d’un papier photographique, elle imprime le monde. Et ses cassures. Notre article.

« Je ne commencerai pas à vivre avant de savoir quel est le sens de la vie », Roland Barthes

Il y a 55 000 nouvelles disparitions de personnes chaque année en France. Leurs proches les recherchent. Quelquefois en vain. Parfois renouent un contact. Pour certains de ces fugueurs mineurs ou adultes, un échec ou une mauvaise nouvelle qu’on ne veut pas partager. D’autres ont ressenti un danger à esquiver. Ou le subissent. Pour une autre part, on ne sait pas. Il y a ces personnes qui laissent tout derrière eux – ou presque – pour créer une nouvelle vie. 5 000 de ces disparus volontaires adultes par an. La famille évoque la dépression. Le burn-out conduit rarement à la fuite.

C’est à une de ces personnes que s’intéresse « Jeanne » de Yan Allegret. Cette mère de famille est partie. Après avoir déposé ses enfants à l’école. Avant de se rendre au travail. On peut raconter son histoire de nombreuses manières. Et c’est ce que fait Eloi son mari. La déprime. La remontée d’une blessure ancienne.

Un traumatisme issu d’un événement du jour… L’auteur ne referme pas ces portes, mais petit à petit, une raison gagne. Jeanne ne peut tout simplement pas revenir. Comme une porosité à l’état du monde. À son inquiétant devenir. Et un sentiment de l’artificialité des règles du jeu qui nous conduit à nous écarter de la partie. Le ressenti de l’illusion. Le choix de rejeter le faux. Désertion volontaire du monde.

Ni l’auteur, ni Jeanne ne disent les raisons de cette désertion volontaire. Les connaissent-ils ? Une ancêtre homonyme de l’héroïne, la femme sans portrait, disait en 1430 à l’évêque Cochon lors de son procès : « Je dis la vérité, mais pas toute ». Plus de 5 siècles plus tard, Jacques Lacan prolongeait «Je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas… Les mots y manquent… C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel ».

Discrètement, Yan Allégret emplit sa pièce de références délicates et non morales aux devoirs et aux rites quotidiens qui nous cernent. Dans la famille. Au travail. Dans la ville. Lorsque l’impératif recouvre le désir, la passion et l’amour. L’inquiétude de notre monde habite aussi « Jeanne ». Avec, par exemple cette inondation finale autant issue du dérèglement climatique que forte de son pouvoir d’épurer et de laver tout. Espoir d’un paysage après la pluie.

Quelque chose dans notre monde est proche de la sidération. Quelque chose, en nous, ne peut plus. Jeanne est le nom, le contenant de tout cela. Et aussi une forme d’horizon, un possible souffle.

Yan Allegre

« Jeanne », contrairement à ses apparences, est une pièce politique. Elle interroge notre société. Non sa capacité à produire des inégalités. Et la nôtre à les combattre. Mais, en amont, l’évacuation du sens. Le sens à la fois valeur, direction et sensualité. La tête, mais aussi la peau, le souffle. Après le recroquevillement, la coquille craque. Le réel percute la réalité éprouvée. Sûrement, nous avons tous été un peu Jeanne à un moment.

Devenir étranger. À la vie. Aux siens. Au monde. Une recherche de sens – et de soi – protéiforme. Qui traverse les époques, les états. Pour Sénéque, le philosophe stoïcien romain, « Il n’y a pas de vents favorables pour celui qui ne sait pas vers quel port il navigue ». Des jeunes allemands de RDA disaient bien avant la chute du mur : « que nous reste-t-il quand nos parents nous disent qu’ils ont fait la révolution et que nous n’avons qu’à en profiter ? ».

Dans son texte comme dans la mise en scène qu’il réalise, Yan Allegret nous embarque. Sans fioritures, arabesques ou facilités. Pas de psychologie. Des actes. Dans leur intégrité. Jusqu’aux écarts. Des personnages. Jouant des passages. Du registre du réalisme poétique à la fable. De l’ordinaire au fantastique. Sans qu’on puisse deviner la limite ou la frontière de l’un et de l’autre. En équilibriste.

Jeanne s’adresse à nous comme si nous étions les visages croisés lors de ses errances urbaines. Du chuchotement à la proclamation. Dans la pénombre scénique d’un entre chiens et loups. Incitation à ouvrir grand son œil et son oreille. Le spectateur est ainsi sur le fil émancipé de son émotion et de son appréhension. Libre de son regard et de son écoute. De ses interprétations.

JEANNE :

« À l’instant où je me retourne, des nuées d’oiseaux jaillissent devant mes yeux. Des nuées immenses. De derrière les immeubles, ils affluent. Par centaines. Par milliers. Des étourneaux. Des étourneaux envahissent le ciel, soumettent la ville, en un instant ils en sont le centre. Des nuages d’étourneaux, tout autour de moi. Où que je regarde, des oiseaux, des formes sans nom, comme des dessins d’encre dans le ciel, portés par un rythme impossible à comprendre. Le vent soulevé par les oiseaux fait trembler les feuilles des arbres, me lave le visage, entre en moi. Je suis incapable de réagir, prise de vitesse.

Les étourneaux s’ébattent sur toute la surface du ciel ; le nuage fond dans une direction, en change brutalement, s’étire jusqu’à la transparence. Mon regard, mon souffle, mon corps, au centre du nuage soudain. Les oiseaux passent à travers moi. Leurs cris chassent toute pensée. Il ne reste devant moi en moi que des arabesques vivantes, sauvages, libres. Tout a été balayé.

Soudain, il n’y a plus de départ. Il n’y a plus Eloi, les enfants, ou même Jeanne. Il n’y a pas d’hôtel, ni de Lou Reed. Il ne s’est rien passé avant. Demain est hors de portée. Le battement d’ailes des étourneaux a tout chassé. Leurs cris ont effrayé les idées de séparation, de retrouvailles, même la peur, même le désir. Il n’y a plus rien. Au cœur du vacarme des oiseaux, un grand silence ».

« Vous avez fait un long voyage pour arriver au voyageur », Farid Al din Attar

Les comédiens tous sur des registres différents. Agaçant habituellement. Yan Allégret leur donne l’harmonie d’un quatuor. En chef d’orchestre. Il en a l’habitude, il inclut souvent dans ses mises en scène des personnes atypiques. Un champion du monde de boxe. Un compositeur. Des archers et des champions de jiu-jitsu… Le noble art, les arts martiaux et l’art du théâtre mêlés. À côté de la densité des corps, les voix semblent dissociées ou en plus du silence. Les dialogues et les conversations téléphoniques côtoient quelques monologues et leur ressemblent. Des scènes extraites du réel. Rythmée par les apparitions musicales de la rockeuse Demi-mondaine.

La scène est à la croisée des mondes. Et à sa frontière. Le plateau presque nu – deux tables, trois chaises, un matelas – accompagnent les désordres intérieurs de Jeanne. Se déconstruit, s’organise, se partage avec les autres personnages. D’un côté, Eloi son mari. Au téléphone la plupart du temps quand le contact s’établit. La distance physique entre lui et sa femme marque l’intensité de la relation. Divisé entre l’amour et la tentation et les devoirs du quotidien. Comprendre, être tenté et tenir. De l’autre, des créatures étranges basculant sur la crête du quotidien et du règne animal et végétal.

Lou Reed, une jeune femme ayant basculé de l’autre côté de la porte. Mi-femme mi-bête. Transfigurée en grenouille. Attente du baiser du Prince charmant ? Sa chambre d’hôtel transformée en marécage. Le vieil homme étourneau – Jeanne parle du vol des oiseaux. Entre Charon, le passeur du Styx vers la porte des Enfers, et Hirayama, le héros de Perfect days de Wim Wenders, à la retraite. Incroyable de voir dans ce rôle Yoshi Oida. Maître du No et du Kabuki. Comédien de Peter Brook au théâtre – et de Martin Scorcese au cinéma.. Il faut prendre au sérieux l’adresse à Jeanne de son personnage : « Si on n’invite pas, il n’y aura rien. Et pour ça, il faut faire de la place ».

« Jeanne » de Yan Allégret ce sont deux écritures – texte et scène – sensibles au monde. Encore quelques jours pour voir Jeanne au Théâtre de l’Échangeur de Bagnolet. Reprise prévue en 2025.

Par Laurent Klajnbaum

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