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Autoroute : comment Eiffage se gave sur le dos des automobilistes

Eiffage. Chaque année au mois de février, le tarif des péages autoroutiers subit une hausse « automatiquement » indexée sur l’inflation, selon les modalités prévues lors de la privatisation des sociétés concessionnaires achevée en 2006. Le 2 décembre 2022, le Ministère des transports annonçait que cette hausse serait de 4,75% pour 2023, soit une augmentation deux fois plus importante que l’année précédente, et dix fois plus que pour 2021.

Cette hausse vient frapper de plein fouet des usagers déjà lourdement impactés par celle du prix des carburants. Ce 8 février, le Président de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale Éric Coquerel déclarait s’être saisi d’un rapport de l’Inspection Générale des Finances. Un rapport dénonçant les méga-super-profits des concessions autoroutières que Bruno Le Maire a… enterré, un scandale que nous soulignions dans nos colonnes le 26 janvier.

Cette incroyable rentabilité des autoroutes amène à se poser une question simple : pourquoi il revient aux usagers, et non aux sociétés concessionnaires, d’absorber la hausse de l’inflation. C’est aussi l’occasion de revenir sur les conditions de privatisation des sociétés concessionnaires, et de se pencher plus précisément sur l’une d’elles, Eiffage, et sur l’une de ses mannes, le viaduc de Millau. Notre article.

Le déploiement autofinancé du réseau

Depuis 1955, les autoroutes françaises sont exploitées sous le régime de la concession. Il s’agit d’un contrat de délégation de service public à travers lequel l’État concède pour une durée limitée, dans le cadre posé par un cahier des charges, à un agent économique la construction et l’exploitation d’une infrastructure en contrepartie de la perception d’un péage acquitté par l’usager, supposé couvrir les coûts de construction, d’exploitation, d’entretien, et assurer le remboursement et la rémunération des capitaux investis par le concessionnaire.

Dans le cadre d’une économie d’après-guerre encadrée, la loi restreignait l’accès aux concessions à des Sociétés d’Économie Mixte (SEM), dont l’État détenait la majorité du capital. La concession du réseau national était ainsi répartie entre cinq sociétés qui exploitaient chacune un pôle régional. Une première tentative de libéralisation au début des années 1970 a confié les concessions à des sociétés privées, mais elle a été mise à mal par le choc pétrolier de 1973, à l’issue duquel les sociétés concessionnaires privées ont été rachetées par les sociétés mixtes.

Il n’y a jamais eu de privatisation des autoroutes

Pendant la fin du XXème siècle, ce dispositif a financé le déploiement d’un réseau autoroutier dense et performant, la construction de nouvelles sections étant financée par les ressources issues de l’exploitation des sections existantes, selon le principe dit de « l’adossement ».

Ce principe a été remis en cause par un avis du Conseil d’État du 16 septembre 1999, qui estimait qu’il était contraire à la loi française et au règlement européen en matière de concurrence, parce qu’il favorisait les concessionnaires existants lors de l’attribution de nouvelles concessions, au détriment des nouveaux acteurs. Enfin, une ordonnance du 28 mars 2001 achevait ce modèle en attribuant aux sociétés mixtes un statut de société de droit commun, en leur ôtant notamment la possibilité de reprise de leur passif par l’État.

Cette « banalisation » des SEM a permis à l’État de les céder progressivement entre 2002 et 2006 via des introductions en bourse. Il n’y donc jamais eu de privatisation des autoroutes, qui restent la propriété de l’État comme l’ensemble du réseau routier, mais bien des sociétés concessionnaires. À l’issue de cette dernière salve de cessions, toutes ces sociétés ont été rachetées par trois groupes : Abertis, Vinci, et Eiffage.

Un secret de Polichinelle

Ces ventes, très controversées, s’inscrivent dans le cadre d’un néolibéralisme dogmatique qui s’est imposé à la tête de l’État au début dans les années 2000. Une approche pragmatique aurait dicté au contraire qu’une activité d’intérêt général, rentable, reste dans le giron étatique. En réalité, le rapport de l’Inspection Générale des Finances que le Ministère de l’Économie garde jalousement, lui, ne révèle rien de nouveau. De nombreux rapports similaires ont été produits pendant les années 2010 par des institutions publiques qui ne sont pas des repères de zadistes, comme la Cour des Comptes ou l’Autorité de la Concurrence.

Ces rapports pointent une rentabilité exceptionnelle, un chiffre d’affaires en constante progression, et un taux de marge très important. En effet, le chiffre d’affaires de l’ensemble des principales sociétés concessionnaires a augmenté de 40% entre 2004 et 2013. Ces sociétés sont positionnées sur un secteur très favorable, bénéficient de monopoles, et de tarifs de péages garantis.

Une part de plus en plus importante de ces bénéfices qui ont doublé entre 2003 et 2013, est reversée aux actionnaires. De 50% en 2003, cette part est montée à près de 90% en 2013. L’autorité dénonce en outre un contrôle insuffisant de l’attribution des marchés, exécuté selon des « modalités discutables », et des conflits d’intérêts entre leurs activités liées aux travaux publics de ces sociétés, et leurs activités liées à l’exploitation des autoroutes.

Les rapports dénoncent également une régulation insuffisante des hausses de tarifs. En effet, celles-ci sont toujours supérieures à l’inflation, et les prix ne sont jamais revus à la baisse lorsque l’inflation est négative. Des hausses de tarifs « contestables », selon la Cour des Comptes, résultent d’une économie des contrats largement à l’avantage des concessionnaires, et pour lesquels l’État dispose de trop peu de marge de négociation. Ces rapports, à la disposition de chacun, ont été ignorés et oubliés, comme en témoigne la surprise, feinte ou coupable, avec laquelle la sphère médiatique prend connaissance du rapport de l’Inspection Générale des Finances tenu « secret » par le Ministère de l’Économie.

Tout va bien pour Eiffage

Le tableau du marché de la concession autoroutière, défavorable à la fois à l’usager et au contribuable et très favorable à l’actionnaire, dépeint dans ces rapports datés respectivement de 2013 et 2014 reste vrai dix ans après, si on en croit les résultats affichés par l’un des principaux groupes concessionnaires, Eiffage, qui en plus de son activité liée aux concessions, est impliqué dans le secteur des travaux. Avec 22% de croissance du chiffre d’affaires sur la période 2017-2021, pourtant grevée par l’année 2020 pendant laquelle l’activité a été fortement ralentie, l’activité du groupe se porte bien. La branche concessions ne représente que 16% du volume d’activité du groupe, mais dégage a elle seule la moitié des ses profits.

Le groupe est détenu à 20% par ses salariés, et à 80% par des actionnaires extérieurs parmi lesquels figure le groupe d’investissement BlackRock, toujours dans les bons coups quand il s’agit de récupérer de l’argent public. Les actionnaires peuvent être satisfaits, avec un doublement des dividendes versés entre 2017 et 2021.

Assurer votre confort et votre sécurité

Le groupe Eiffage avait donc largement la possibilité d’encaisser la hausse de l’inflation, et de ménager des usagers déjà malmenés par la hausse du prix des carburants, plutôt que d’augmenter le tarif autant que le lui permettait le contrat de concession, comme c’est le cas sur le viaduc de Millau, où Eiffage a appliqué une hausse de 6,3%, supérieure à la moyenne nationale.

Pendant que le montant des dividendes versés par Eiffage était doublé, le groupe doublait également le tarif du péage du viaduc. Au passage, il ne se prive pas de mentir éhontément sur le site officiel du bâtiment sur l’utilisation de la somme acquittée par l’usager supposée servir à « rembourser la construction d’une infrastructure et à financer son entretien, pour assurer votre confort et votre sécurité ». Il n’y a pas un mot sur les dividendes que verse Eiffage à ses actionnaires chaque année, dont une partie est pourtant prélevée sur les péages encaissés.

Construit entre 2001 et 2004 par Eiffage, le viaduc de Millau enjambe la vallée du Tarn pour constituer « le plus court chemin de Paris à la Méditterranée ». Le site officiel ne précise pas non plus que la construction de l’ouvrage, qui fait une photo parfaite pour illustrer les rapports annuels envoyés aux actionnaires, a été financé par deux prêts contractés auprès de la Banque Européenne d’Investissements. En faisant rembourser par l’usager une créance contractée auprès d’une institution publique, Eiffage bouclait la boucle, et s’assurait un juteux et durable gisement pour ses actionnaires.

Pendant qu’Eiffage engrange ses bénéfices, la vie n’est pas meilleure, ni plus verte, pour ceux qui vivent à l’ombre du viaduc. Les lignes ferroviaires qui desservent Millau ferment. Pour rallier Rodez, la préfecture, depuis Millau, il faut prendre… le bus. Pour aller à Montpellier, il faut quatre heures en train, contre une heure vingt en voiture. Pour aller à Mende, il faut huit heures trente, contre six heures en vélo, et une heure en voiture. Mais heureusement, Eiffage construit des fermes solaires, des parkings de covoiturage, des stations de recharge électriques.

Gardarem lo dividendes !

Proche du Larzac, haut lieu de luttes et de mémoire, le viaduc de Millau est aussi devenu un espace d’expression politique où fleurissent les banderoles. Il est désormais inscrit dans le paysage et offre un espace de visibilité pour un territoire et une population souvent délaissés. C’est aussi un symbole d’une politique d’aménagement du territoire articulée autour des grands pôles urbains, au détriment du « désert français ».

De fait, il est régulièrement investi par la population locale pour y manifester. En 2005, c’est coup sur coup la Confédération Paysanne qui a fait traverser 150 brebis pour protester contre les critères d’indemnisation des dégâts liés la sécheresse, puis les lycéens qui ont manifesté contre la loi Fillon. Sentant que le viaduc était en train de devenir le Bastille-Nation de l’Aveyron, Eiffage a tenté de mettre un coup d’arrêt à l’usage qui était en train de s’installer en assignant quinze manifestants lycéens devant le tribunal de Millau, pour faire jurisprudence.

Ça a été un échec, puisque les manifestations n’ont pas cessé de se succéder. En 2013, les artisans du bâtiment faisaient une grève de la faim pour protester contre la TVA. En 2014, des opposants au barrage de Sivens ont levé les barrières du péage pour y faire circuler gratuitement les automobilistes.

En 2016, les forains y menaient une opération escargot pour protester contre les taxes auxquelles ils sont soumis. En 2018, ce sont les soutiens à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes qui y faisaient un barrage filtrant. En 2019, la préfecture interdisait une opération « péage gratuit » organisée par les Gilets Jaunes. En 2021, des paysans ont traversé le viaduc en tracteur pour se faire entendre pendant les négociations de la Politique Agricole Commune.

Au grand dépit du groupe Eiffage, le viaduc de Millau est resté à la pointe des luttes en Occitanie. Et demain, une manifestation pour dire « Eiffage, rends les sous » ?

Par Nicolas Bourgeon