« Face à Parcoursup, résister à la zombification » – Le cri d’alarme d’une enseignante

Parcoursup. L’insoumission.fr et Informations Ouvrières s’associent pour proposer à leurs lecteurs des contenus sur les résistances et les luttes en cours aux quatre coins du pays. À retrouver sur tous les réseaux de l’Insoumission et d’Informations ouvrières. Avril : ses promesses de printemps, ses fleurs en bouton, ses dossiers Parcoursup… Du côté de l’Éducation nationale, […]

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Parcoursup. L’insoumission.fr et Informations Ouvrières s’associent pour proposer à leurs lecteurs des contenus sur les résistances et les luttes en cours aux quatre coins du pays. À retrouver sur tous les réseaux de l’Insoumission et d’Informations ouvrières.

Avril : ses promesses de printemps, ses fleurs en bouton, ses dossiers Parcoursup… Du côté de l’Éducation nationale, les vacances de Pâques sont frappées d’un sinistre fléau : c’est l’époque du « tri » des candidatures déposées sur la plateforme d’accès à l’enseignement supérieur. Pour les aspirants étudiants, c’est la terrible attente du verdict : les dés sont jetés, les vœux formulés, plus rien à faire qu’à croiser les doigts en serrant les dents – on se sait peu de choses dans un monde si peu soucieux de former sa jeunesse.

La balle est désormais dans le camp des profs qui, exerçant dans le « supérieur », sont chargés d’examiner les candidatures et de les noter pour les classer : ainsi seront séparés les heureux élus (qui obtiendront une place conforme à leurs espoirs) des damnés (qui ne seront accueillis nulle part). Dans l’âme d’un prof en train d’exécuter cette tâche sordide, c’est un dilemme par minute et cinquante nuances de désespoir. Notre article.

Parcoursup : Pas assez de places dans le supérieur, une seconde chance offerte seulement aux milieux aisés

Plus concrètement, parce que les chiffres sont éloquents : j’exerce dans un établissement qui propose 65 places, et reçoit cette année plus de 6 000 candidatures – le taux de malheur généré par nos réponses sera fatalement exorbitant. Pour chaque prof de mon équipe, il y a plus de 350 dossiers à examiner ; chaque dossier comprend des milliers de signes se combinant en une poignée de documents : bulletins scolaires des trois dernières années, avis des équipes pédagogiques, pseudo curriculum vitæ pré-rubriqué, récapitulatif de la scolarité, lettre de motivation…

Dans chacun de ces dossiers, nous tâchons de deviner un profil, un parcours, une ambition, une personnalité, des capacités, des réalisations avérées ou à venir. Nous luttons contre notre propre robotisation, piégés dans la sérialisation et l’automatisation qu’un tel volume d’informations à traiter génère mécaniquement.

Nous ne pouvons pas oublier que derrière chaque numéro (les dossiers sont anonymisés, bien sûr, aussi n’avons-nous affaire qu’à des numéros) se tient quelqu’un avec une histoire et un projet, des doutes et des aspirations ; nous tâchons de pister son devenir singulier à travers le fourmillement des signes standardisés.

D’après nos estimations, cette année, environ 90 % des lettres de motivation sont rédigées par une IA ; qui s’en étonnera ? Se sachant traités en troupeaux dont il faut réguler les flux, les aspirants étudiants se prémunissent comme ils peuvent contre la désubjectivation qu’une telle machinerie leur inflige. Recourir à l’IA, c’est à la fois s’assurer qu’aucune faute d’orthographe ne viendra entacher leur prose, que leur lettre ne sera pas moins bonne que celle de leurs concurrents (qui y recourent fort probablement), et qu’ils ne se seront pas exposés trop personnellement à l’humiliation d’être éconduits.

Car pour la plupart, ils seront éconduits. Il n’y a mathématiquement pas assez de places dans le supérieur pour absorber la cohorte d’une génération qui aspire à une poursuite d’études dans un monde qui ne veut pas la financer. Ce n’est pas mathématique, bien sûr : c’est politique. C’est un choix de société tout à fait explicite, « assumé » comme ils aiment dire, qui atrophie à dessein l’enseignement supérieur public, ouvrant de très juteuses opportunités pour les marchands d’enseignement privé.

Que seuls les jeunes issus des milieux les plus aisés puissent jouir de la seconde chance offerte par le privé ne pose bien sûr aucun problème au pouvoir politique : la doctrine néolibérale qui est son credo ne prévoit pas d’éduquer les générations pour former des citoyens éclairés – d’ailleurs à quoi sert même la démocratie ? Il ne s’agit que de produire des cohortes de travailleurs décérébrés – tandis que des sujets formés, éveillés à l’esprit critique et à l’autonomie intellectuelle leur seraient, il faut le reconnaître, d’assez pénibles perturbateurs.

Pour aller plus loin : 220 000 réponses en 48 heures – L’enquête inédite de Louis Boyard auprès des collégiens et des lycéens en souffrance

Résister face à une tentative de zombification

Alors tout le mois d’avril, engloutis dans nos abrutissantes opérations de tri et tâchant de n’y pas perdre la raison, c’est cette réalité qu’il nous faut regarder en face, cette expérience qu’il faut endurer : cette tentative de zombification intégrale, de la jeunesse et de ses formateurs, que les mécaniques capitalistes poursuivent méthodiquement. Faire de nous des machines, et nous remplacer bientôt par elles.

Devant le volume persistant – et même augmentant, année après année – des candidatures, pourtant, se lit quelque chose qui veut résister. La jeunesse continue de vouloir poursuivre ses études ; elle a beau avoir parfois souffert sur les bancs de l’école, que les mêmes politiques néolibérales ont singulièrement amochée, elle ne se satisfait pas d’être envoyée, dès le bac en poche, à l’abattoir qu’est devenu le marché du travail. Il y a là un refus. Il y a là un espoir.

Une manière de tenir, encore, à ce qui est important, à ce qui nous édifie, et nous permet de devenir ce que nous voulons être. En attendant qu’une rupture politique vienne enfin abroger Parcoursup et ouvrir largement l’enseignement supérieur public à tous ceux qui y aspirent, ces signes-là portent un message précieux : les zombies n’ont pas encore gagné.

Par Judith Bernard, enseignante, co-fondatrice du média Hors-Série.

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