Ancrer la haine dans les réseaux sociaux et l’État argentin : la stratégie du pouvoir de l’extrême droite de Javier Milei

Javier Milei. L’Insoumission et le média espagnol Diario Red (Canal Red) s’associent pour proposer à leurs lecteurs des contenus sur les résistances et les luttes en cours en France, en Espagne et en Amérique du Sud. À retrouver sur tous les réseaux de l’Insoumission et de Diario Red. L’ascension fulgurante de Javier Milei s’inscrit dans […]

Javier Milei Argentine

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Javier Milei. L’Insoumission et le média espagnol Diario Red (Canal Red) s’associent pour proposer à leurs lecteurs des contenus sur les résistances et les luttes en cours en France, en Espagne et en Amérique du Sud. À retrouver sur tous les réseaux de l’Insoumission et de Diario Red.

L’ascension fulgurante de Javier Milei s’inscrit dans une stratégie de transformation culturelle mûrement réfléchie, où se mêlent discours radicaux, mobilisation numérique et création d’organisations politiques structurées. Cette architecture, savamment orchestrée, vise à banaliser la violence politique et à repousser les limites institutionnelles, redéfinissant les contours du débat public en Argentine.

Le sociologue et universitaire Charo Soli a consacré ses recherches aux politiques liées au genre et à la diversité sexuelle dans les universités argentines. Dans les colonnes de l’Insoumission et de Diario Red (Canal Red), il analyse la stratégie de Javier Milei en Argentine. Notre article.

Pour Javier Milei, la victoire électorale ne suffit pas : la culture politique de l’Argentine doit être transformée en profondeur

« Sous mon gouvernement, l’Argentine a connu une liberté d’expression absolue. On pouvait afficher des slogans injurieux contre un journaliste ou m’accuser d’être une jument, une prostituée ou une Montonera. Lors des rassemblements sur la Plaza de Mayo, des pancartes me représentaient pendue, étranglée, sans que personne ne soit inquiété. Sur les réseaux sociaux, les insultes et les menaces pleuvaient. »

Par ces mots, Cristina Kirchner dépeint un climat toxique qui s’est insidieusement installé dans l’écosystème numérique argentin. L’affrontement avec le géant médiatique Clarín, aux multiples rebondissements, a transcendé les écrans et les journaux pour investir l’espace public, mobilisant des foules dans les rues. Ce conflit a inauguré un pont inédit entre les réseaux sociaux et les médias traditionnels, une symbiose désormais perçue comme une évidence.

L’irruption de Javier Milei sur la scène politique coïncide avec la montée en puissance des discours de haine en Argentine. La singularité de ce phénomène ne réside pas tant dans la mobilisation d’individus contre un ennemi commun que dans la visibilité croissante de récits autrefois confinés à l’anonymat numérique. Ces narratifs, jadis marginaux, ont désormais droit de cité dans l’arène publique.

Dans son ouvrage El Arca de Milei, l’écrivaine Valeria Di Croce analyse ce processus comme une pièce maîtresse de ce que les partisans de Milei appellent la « bataille culturelle ». En 2019, Milei publie Libertad, Libertad, Libertad, un manifeste dont le prologue met en avant cette stratégie. Il y affirme que la conquête du pouvoir passe par une diffusion massive et rapide de son message, via les réseaux sociaux, la télévision et la radio, tout en investissant les débats académiques.

Pour Milei, la victoire électorale ne suffit pas. Il s’agit de transformer en profondeur la culture politique du pays. Selon ses calculs, le détachement de la société des idéaux « collectivistes » prendrait entre 10 et 20 ans. Sans cette mutation culturelle, aucun changement politique ne saurait être durable. D’abord la bataille des idées, ensuite les urnes. Cette conviction a guidé son mouvement jusqu’à ce qu’une évaluation critique du dernier gouvernement de Cambiemos ne les pousse à canaliser le mécontentement populaire. Ils jugent alors cette gestion trop timorée pour opérer le virage radical que le pays exige.

Des figures clés au service d’une stratégie

Cette phase initiale a vu émerger une nouvelle génération de militants, issus de milieux divers mais unis par une vision commune. Parmi eux, Agustín Laje, Eugenia Rolón, Iñaki Gutiérrez et Agustín Romo se sont imposés comme des piliers de la campagne de Milei.

Agustín Laje, auteur du livre El Negro de la Nueva Izquierda, a structuré l’idéologie du mouvement. Son ouvrage, qui lui a valu une notoriété internationale, défend une position fermement opposée à l’« idéologie du genre », à l’avortement et à la reconnaissance des crimes de la dernière dictature militaire. Bien qu’absent du gouvernement, il continue d’influencer le débat public à travers des conférences, tout en étant impliqué dans une controverse liée aux cryptomonnaies.

Eugenia Rolón, quant à elle, a émergé sur TikTok lors du débat sur la loi d’interruption volontaire de grossesse en 2018. Aux côtés de son compagnon, Iñaki Gutiérrez, elle a orchestré une campagne numérique à bas coût qui a grandement contribué à la popularisation de Milei. Son positionnement, ancré dans le libéralisme chrétien et l’activisme anti-droits, en fait une figure clé du mouvement. Bien que rapidement écartée des cercles communicationnels du gouvernement après une publication jugée inappropriée, son influence persiste.

Agustín Romo, enfin, a incarné la stratégie sur le terrain. Fondateur du Club de los Viernes, un espace libéral basé en Espagne, il a organisé des débats et rassemblé des figures comme Daniel Parisini (Gordo Dan) et Juan Pablo Carreira (Juan Doe). Nationaliste et farouchement anti-État, Romo occupe aujourd’hui un siège à la Chambre des députés de la province de Buenos Aires, tout en étant impliqué dans le scandale des valises qui a récemment secoué l’Argentine.

Structurer le mouvement

Dans une deuxième phase, le mouvement s’est doté d’organisations plus structurées. Le « Ministère de la Haine », comme l’ont surnommé ses détracteurs, a intégré des personnalités influentes sur les réseaux sociaux, telles qu’Eduardo Presta (« El Presta ») et Álvaro Zicareli. Certains de ces acteurs ont été associés à la tentative d’assassinat de Cristina Fernández de Kirchner, tandis que d’autres ont orchestré des manifestations contre les mesures sanitaires pendant la pandémie.

Le Club de los Viernes, actif depuis 2019, est devenu un lieu de rencontre incontournable pour la nouvelle droite argentine. Milei et Victoria Villarruel y ont participé, tout comme les animateurs de La Misa, un programme de streaming qui sert de tribune idéologique. Parallèlement, l’Escuela de Conducción Política, créée en 2023, forme des cadres politiques et des scrutateurs électoraux, consolidant ainsi les bases d’un mouvement en pleine expansion.

Vers une institutionnalisation de la haine

La troisième phase marque l’émergence de groupes politiques structurés, tels que Las Fuerzas del Cielo, qui réunit des figures comme Daniel Parisini et Alejandro Álvarez. Ces organisations, souvent moquées pour leur inefficacité, jouent un rôle clé dans la diffusion de l’idéologie de Milei. Karina Milei, sœur du président, a été une cheville ouvrière dans l’organisation territoriale et politique de ces structures.

Ce qui a débuté comme une stratégie disruptive pour imposer des idées marginales s’est transformé en un mouvement organisé, capable d’influencer à la fois l’État et la société civile. En normalisant la violence politique et en repoussant les limites du débat public, ce courant a réussi à ancrer sa vision dans le paysage politique argentin. Une transformation culturelle qui, selon leurs propres termes, prendra une décennie ou deux, mais qui est déjà en marche.

Par Charo Solis, sociologue et universitaire, consacrant ses recherches aux politiques liées au genre et à la diversité sexuelle dans les universités argentines.

Crédits photo : « Argentinian President Elect Javier Milei », Mídia NINJA, Creative Commons, CC BY-NC 4.0, pas de modifications apportées.

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