Le mandat de Trump qui s’est ouvert ce lundi est de ceux qui nous font craindre les affres du fascisme et des guerres généralisées. S’il est minuit moins cinq dans le siècle, ce n’est pas le moment de s’amollir et de s’ abandonner à un état de résignation fataliste. Sans doute est-ce une première étape que de comprendre les dynamiques qui ont porté Trump au pouvoir pour les démystifier et les désamorcer.
Cet article, qui fait suite à un précédent texte publié dans nos colonnes traitant de la campagne de Harris et du vote des Latino-Américains, aborde le volet économique qui a joué en la faveur du Républicain. Il ne s’agit en rien ici d’une analyse économiciste ou mécaniste qui évacuerait les motivations racistes, sexistes et suprémacistes de ses électeurs. Pour autant, se détourner des raisons économiques du vote Trump pour n’en garder que les affects mènerait inévitablement à une erreur d’analyse. Notre article.
Le paradoxe économique états-unien
Les sondages sont unanimes, l’économie était le sujet de préoccupation majeur des votants. Parmi ceux-ci, 46 % estiment que leur situation financière s’est dégradée durant les 4 dernières années et 77 % déclarent que l’inflation leur a causé des difficultés économiques durant l’année écoulée. Les États-Unis ont dû faire face à une forte inflation durant la présidence Biden : 8 % d’inflation annuelle en 2022, 4 % en 2023 et 3 % en 2024.
Alors que la situation économique du pays faisait craindre une récession au lendemain de la pandémie, la plupart des économistes s’accordent à dire que la politique de Biden a fait redresser la pente. Le chômage a atteint son plus bas niveau depuis 54 ans en 2023 et reste faible, la croissance de l’emploi est à un très bon niveau, les salaires augmentent, le PIB est en hausse depuis 2022 et certains indices boursiers atteignent des records inégalés.
Même l’inflation décroît et se rapproche du taux cible de la FED de 2 %. Il existe donc un paradoxe apparent : tous les indicateurs sont au vert mais la population est insatisfaite de la situation économique actuelle. Comment l’expliquer ?
En juin 2022, l’indice de confiance des consommateurs a atteint le plus bas niveau de son histoire et reste jusqu’à aujourd’hui bien loin de sa valeur normale. Le choc de l’inflation a été très brutal pour la population et ses séquelles sont encore présentes. Si on se place sur la période 2020 – 2024, les prix ont augmenté cumulativement de presque 20 % et le coût des œufs a par exemple triplé.
Face à une augmentation du niveau de vie aussi soudaine et une hausse des salaires qui ne suit pas, la baisse actuelle de l’inflation ne suffit pas à rassurer les ménages qui peinent encore à gérer l’inflation des années passées. Il ne s’agit pas là d’une conjoncture sans précédent : une étude a montré que dans les cas où l’inflation augmentait de 10 points par rapport au taux cible de 2 %, l’indice de confiance des consommateurs baissait de 35 % la première année et cet effet persistait avec un taux de décroissance annuel de 50 %.
Autrement dit, même si l’inflation se résorbe, la population ne peut « s’accommoder » de la hausse des prix qu’après des années. Dans ce contexte, il est évident que le choix du retour à un « âge d’or » comme le promet Trump paraît plus désirable que toute forme d’immobilisme.
L’inflation n’est pas le seul facteur explicatif de la détresse économique des Américains. Une étude a établi un modèle de corrélation entre différents indicateurs économiques et l’indice de confiance des consommateurs avant et après le covid et les résultats sont édifiants : les indicateurs explicatifs du niveau de satisfaction pré-covid ne sont plus pertinents après 2020. En d’autres termes, le covid a modifié la perception qu’ont les ménages de la vie économique et l’importance qu’ils accordent à certains de ses aspects.
Par exemple, l’inflation n’était pas une donnée économique à laquelle la population accordait de l’importance car celle-ci progressait de façon monotone. Aujourd’hui, elle est déterminante dans la confiance des citoyens en l’économie du pays. Le taux d’épargne personnelle, quant à lui, était un indicateur important avant le covid : plus un foyer avait de l’argent de côté, plus il se sentait rassuré économiquement.
Or, pendant la pandémie, les taux d’épargne personnelle ont bondi car les dépenses des foyers étaient moindres à cause des restrictions sanitaires et de la fermeture des commerces. D’autre part, les rentrées d’argent ont augmenté notamment grâce aux subventions étatiques du « CARES Act » et du « Coronavirus Response and Relief Act ». Cependant, la situation économique des ménages et la perception qu’ils en ont n’a pas été modifiée. Autrement dit, le taux d’épargne personnelle n’était plus un indicateur efficace pour mesurer le sentiment des ménages sur la situation économique.
À l’opposé, le prix des logements n’était pas un facteur de poids dans la perception des Américains avant la pandémie. Mais en 2020, avec la hausse des taux d’épargne, le faible niveau des taux d’intérêt et le confinement, beaucoup d’Américains ont voulu changer de logement ce qui a engendré une explosion de la demande et donc des prix. À la suite de cela, la hausse des taux d’intérêts décidée après le début de l’inflation s’est ajoutée à des prix toujours élevés et a rendu l’accès au logement définitivement difficile.
Le prix des logements est alors devenu la variable explicative la plus pertinente de la confiance des Américains en leur économie. Cependant, la crise du logement n’était pas inédite et couvait déjà depuis des années. La construction de nouvelles résidences a été si freinée après la crise de 2008 qu’il y a aujourd’hui une pénurie de logement (autant de logements sont construits aujourd’hui qu’en 1959 alors que la population a doublé).
L’essence même de l’American dream en a été affectée : les États-Unis sont devenus un pays de locataires dont la moitié déclare avoir des difficultés à payer leurs loyers à la fin du mois. Le covid-19 a empiré une situation déjà catastrophique et de tristes record ont été atteints. Le prix d’achat des logements par rapport au revenu médian a atteint un niveau inégalé depuis les années 70 en 2022. De même, la dépense en loyer des locataires par rapport à leurs rentrées d’argent a battu tous les records. En janvier 2023, le nombre de sans-abri a atteint son plus haut niveau historique.
En fin de compte, la pandémie n’a pas seulement détérioré pour un temps la santé économique du pays, elle a également modifié la perception que les citoyens s’en font et a révélé une crise qui courait depuis de nombreuses années, celle de l’abordabilité (The Great Affordability Crisis Breaking America, A. Lowrey, The Atlantic). La crise de l’abordabilité ou crise du coût de la vie désigne la difficulté des habitants à se loger, se soigner ou faire leurs courses alors qu’ils ont un emploi et que les salaires augmentent.
Dans le pays du tout libéral où la couverture médicale n’est pas garantie, les ménages éprouvent des difficultés financières parfois insurmontables pour les moindres soins. La dépense en santé des États-Unis par rapport à son PIB est plus du double que la moyenne des
pays de l’OCDE pour une qualité similaire. Près de la moitié déclare avoir contracté des dettes pour payer leurs dépenses de santé et le cinquième ne peut pas acheter les médicaments qui leur sont prescrits.
À cela s’ajoutent le remboursement des prêts étudiants (le remboursement des dettes étudiantes est en moyenne une plus grande dépense pour les ménages que les dettes contractées par cartes de crédit ou prêts auto) ou encore les frais de garde d’enfants qui, pris dans leur globalité, plongent les ménages Américains dans une détresse économique sévère.
Les indicateurs économiques ne mentent pas, c’est leur interprétation qui fait défaut. Le duo Biden-Harris a choisi de se concentrer sur la croissance du PIB, le taux de chômage ou encore la croissance de l’emploi pour déclarer le pays en bonne santé économique. Ce faisant, il ignorait la colère légitime des citoyens tant que celle-ci ne se traduisait pas par les métriques prisées par les économistes. In fine, la majorité des citoyens s’est tournée vers le candidat qui entendait et légitimait leur colère et promettait d’y remédier.

L’élargissement de la coalition pour Trump
Au lendemain de l’élection, Bernie Sanders a déclaré : « Ce ne devrait être une surprise pour personne qu’un parti Démocrate qui a abandonné la working class se soit fait abandonné par la working class ».
De nombreuses personnalités en commençant par Nancy Pelosi ont critiqué cette sortie mais les résultats de vote lui donnent raison. Historiquement, le parti Démocrate mobilisait principalement la classe populaire, les petits travailleurs et les non diplômés. La base Républicaine était quant à elle constituée des travailleurs en col-blanc et de la frange fortunée de la population. L’arrivée de Trump en politique semble avoir fait voler en éclat cet équilibre partisan et ces dernières élections en sont la confirmation flagrante.
Trump a su capter les voix d’une grande partie de la base historique des Démocrates alors que la population de classe moyenne supérieure éduquée a porté son choix sur Kamala Harris. S’agit-il d’une totale inversion des électorats ? C’est en tout cas ce sur quoi parie la stratégie Républicaine. En 2016, une frange non négligeable des Républicains s’opposait à la candidature de Trump jugé trop extravagant et éloigné de la ligne du parti. Mais après sa victoire inattendue portée par un nouveau vivier de voix, les cadres du parti se sont rapidement alignés derrière Trump et ont donné à son discours une consistance idéologique.
Dans un mémo intitulé « Consolider le GOP comme le parti de la working class », le président du comité d’études Républicain Jim Banks expose le revirement stratégique que doit adopter le parti : se focaliser sur les petits travailleurs quitte à s’aliéner son ancien électorat. Pour ce faire, il appelle les élus à promouvoir les politiques populaires auprès de la working class et les candidats à taxer leurs opposants Démocrates d’être à la solde de leurs donateurs.
Il va jusqu’à donner en exemple le sénateur Rubio qui a soutenu les travailleurs d’Amazon qui souhaitaient se syndiquer. Le temps de l’antisyndicalisme Reaganien semble être révolu. Pourtant, cette politique de « Wall Street vs Main Street » n’est pas une lutte contre le grand Capital, il s’agit simplement d’une stratégie de communication qui vise à démontrer l’élitisme des Démocrates en mettant en avant les donateurs de campagne (tout en passant sous silence comment Trump a profité de la plus grande contribution financière à des élections de tous les temps).
Aucune proposition effective d’amélioration des conditions de travail et de vie de la working class n’est prônée, aucune politique de redistribution plus équitable n’est discutée, aucune taxation plus juste des grandes entreprises et des grandes fortunes n’est évoquée, et en cela, le parti Républicain reste fidèle à son histoire.
Trump sauvera-t-il l’économie ?
Le programme économique de Trump se résume en deux points : baisser les impôts et augmenter les droits de douane. Selon lui, le déficit résultant de la baisse des impôts sera compensé par les droits d’importations, l’inflation baissera, les dépenses des ménages diminueront et les opportunités d’emploi se multiplieront.
En réalité, cette équation économique est erronée. À titre d’exemple, Trump avait mis en place en 2018 des droits de douane sur les lave-linge pour soutenir les entreprises américaines comme Whirlpool. Ces taxes se sont répercutées sur les ménages par une hausse des prix des lave-linge venus de l’étranger, mais aussi ceux produits par les entreprises américaines qui ont saisi cette opportunité pour faire plus de profits.
Par ailleurs, le prix des sèche-linge a également augmenté alors que ceux-ci n’étaient pas concernés par cette mesure. Finalement, les droits de douane sur les lave-linges ont coûté aux foyers Américains 1.5 milliard de dollars annuellement et n’ont rapporté à l’État que 82 millions de dollars. Des emplois ont certes été créés mais on estime que les contribuables Américains ont déboursé 815 000 dollars par ouverture d’emploi.
Dans d’autres cas, le protectionnisme peut être totalement contre-productif : en augmentant les prix de douane de certaines marchandises pour protéger un secteur particulier, d’autres domaines d’activité qui utilisent les marchandises taxées comme matières premières peuvent se retrouver en difficulté et procéder à des licenciements. En fin de compte, plus d’emplois peuvent être perdus que créés comme cela a été le cas pour la taxe sur les importations de sidérurgie.
Trump a proposé une équation simple : les droits de douane substitueront les impôts dans les rentrées d’argent de l’État ; mais les économistes estiment que les droits de douane prévus par Trump rapporteraient 270 milliards de dollars annuellement, soit à peine 5 % des recettes de l’État provenant des impôts. Trump a su être l’oreille attentive de la colère des Américains ce qui lui a valu son élection. Néanmoins, ses chances d’améliorer la situation économique du pays avec son programme semblent très maigres.
Trump a déclaré le soir de sa victoire « L’Amérique nous a donné un mandat puissant et sans précédent » et, une fois n’est pas coutume, cette affirmation est fausse. Bien qu’il ait gagné le vote populaire et le vote électoral, 49.8 % des électeurs ont voté pour lui, soit bien moins que Biden en 2020 (51.3 %), Obama en 2008 (52.9 %) ou encore Reagan en 1984 (58.8 %). Autrement dit, plus d’un électeur sur deux n’a pas choisi Trump et sa marge de victoire se classe parmi les plus serrées de l’Histoire.
À cela s’ajoutent les 36 % d’Américains qui se sont abstenus de voter et que la stratégie de campagne Démocrate a choisi d’ignorer. La stratégie de campagne Démocrate a focalisé ses ressources sur les électeurs susceptibles d’aller voter alors que les Républicains ont ciblé les abstentionnistes.
En somme, ces élections ne constituent pas un plébiscite pour Trump. Dans une Amérique en crise, son adversaire a prôné le statu quo et une politique conservatrice. Ce faisant, elle a très peu progressé chez les Républicains et a perdu le vivier de voix traditionnellement Démocrate : les minorités, les jeunes et la working class. En conséquence, les Américains captifs du système bipartisan ont eu le choix entre une droite qui ne dit pas son nom et une extrême droite décomplexée.
En ce sens, toute prédiction du devenir Français sur la base des élections américaines serait spécieuse. À moins de nous enfermer dans un duel Macron – Le Pen, la France peut résister et même triompher contre l’extrême droite. Ce travail est à la charge d’une véritable gauche, une gauche de rupture qui propose une réelle alternative humaniste et sociale quand d’autres contemplent de trop près l’extrême droite.
Par Imane
Crédits photo : Gage Skidmore from Peoria, AZ, United States of America, CC BY-SA 2.0, via Wikimedia Commons.