Alors qu’en France le Rassemblement National (RN) s’empêtre dans ses affaires de détournements de fonds et d’emplois fictifs, en Italie c’est au contraire l’extrême droite au pouvoir qui mène l’offensive dans les tribunaux. Dans un but bien différente cela dit : il ne s’agit pas de juger des affaires de détournements de fonds européens, mais bien de museler l’opposition au gouvernement de Giorgia Meloni. Cette instrumentalisation de la justice par le pouvoir représente une politique de censure généralisée menée par l’extrême droite depuis 2 ans. Une situation qui inquiète jusqu’en France.
Dernier exemple en date, qui a cristallisé tous les enjeux derrière la politique autoritaire de Meloni : celui de l’historien Luciano Canfora. Avant que Meloni ne devienne Présidente du Conseil (équivalent de Première ministre), Canfora avait qualifié cette dernière de « néonazie dans l’âme ». Des propos plus que justifiés quand on voit d’où vient Meloni politiquement, mais jugés inadmissibles par l’intéressée : une fois au pouvoir, elle a déposé plainte pour diffamation. Dommage pour elle : elle aurait pu s’épargner une déconvenue politique. En effet, elle a fini par retirer sa plainte, avant que le tribunal de Bari (Italie) ne déclare un non-lieu.
Ce qui se joue de l’autre côté des Alpes reste très inquiétant : d’autres intellectuels sont attaqués en justice, certains étant condamnés à des amendes, une combinaison de népotisme et de racisme met le monde de la culture en coupe réglée. Un climat nauséabond qui s’installe aussi en France, où les universitaires sont au mieux moqués sur les plateaux TV, voire accablés d’injures infâmantes – l’antisémitisme – au même titre que les insoumis pour tenter de les disqualifier et les faire taire Notre article.
Luciano Canfora, un historien et philologue reconnu
Luciano Canfora est un monument du monde universitaire italien et international. C’est un grand historien et philologue (qui étudie la langue), un spécialiste des hommes de lettres dans l’antiquité et du pouvoir politique sous l’empire romain, mais surtout des interactions entre ces deux sujets. Ironiquement, le voilà rattrapé par ses sujets d’étude, mais dans une époque bien plus contemporaine que la Rome antique. Car c’est bien la cheffe du gouvernement italien de 2024, qui tient plus de Mussolini que de Cicéron, qui tente de s’en prendre à cet universitaire.
Cette procédure-bâillon de l’extrême droite italienne m’a fait m’intéresser au parcours de Luciano Canfora. Au-delà de l’historien, j’ai découvert « l’intellectuel » engagé, au sens premier du mot.
Une vie d’engagement
En parallèle de ses livres « universitaires », c’est aussi un intellectuel engagé assumé qui apparaît, pour des causes progressistes. Il est auteur de plusieurs essais engagés, sur son parti, le Parti des Communistes Italiens (PCI), sur le philosophe et militant marxiste Antonio Gramsci, sur l’histoire récente de son pays…une œuvre au moins aussi vaste que ses ouvrages scientifiques. En 1999, il est également candidat sur la liste du PCI aux élections européennes.
On en revient alors au sens moderne du mot « intellectuel ». Ce mot tel qu’utilisé aujourd’hui remonte à l’Affaire Dreyfus, dans la France des années 1890-1900. La société française est alors déchirée en deux : les « dreyfusards » et les « anti ». Dans ces deux camps, plusieurs savants, écrivains, journalistes, s’engagent et prennent la parole publiquement, soit contre (comme l’écrivain antisémite Maurice Barrès), soit pour l’innocence du capitaine Dreyfus (comme Zola, Blum…), accusé à tort de trahison, simplement parce qu’il était juif. Le sens « d’intellectuel » est resté, pour désigner un universitaire, un auteur, qui s’engage publiquement pour une cause politique.
L’intellectuel profite alors de son assise, souvent universitaire, pour mettre la lumière sur « ses » sujets dans l’opinion publique, notamment grâce aux médias. Cela lui permet de nommer les choses, comme l’a fait Canfora, tout en s’appuyant sur ses connaissances, ici historiques, pour intervenir dans le débat public.
Face à l’historien, un gouvernement d’héritage fasciste en Italie
L’accusation en diffamation contre Canfora porte sur des propose qu’il a tenu en 2022, qualifiant celle qui n’était pas encore Présidente du Conseil de « néonazie dans l’âme ». Une déclaration qui avait rendue furieuse Meloni, promettant des suites judiciaires : promesse tenue. Cependant, la déclaration de Canfora est-elle fausse ? Non. Pour de nombreuses raisons.
De nombreuses déclarations de Meloni, tout au long de son parcours politique dépeignent une femme ouvertement fasciste et nostalgique de Mussolini, le dictateur italien de 1922 à 1945, fondateur du fascisme. En 1996, elle reconnaissait dans le Duce un « bon politicien ». Un peu comme si un homme politique français voyait en Pétain un « grand soldat »… Mais ce qui a décidé Canfora à qualifier Meloni de « néonazie » a été le soutien de cette dernière au régiment ukrainien Azov, connu pour ses éléments néonazis.
De la même manière, le parti de Meloni Fratelli d’Italia est l’héritier direct du Mouvement Social Italien (MSI), fondé par des fascistes après 1945. Ce parti s’inscrit dans la ligne de la République de Salo (dite « République Sociale Italienne »), Etat fantoche du nord de l’Italie de 1944/45 dirigé de facto par les nazis. Outre sa ligne politique néofasciste, le MSI a aussi légué son logo : une flamme tricolore aux couleurs italiennes. Cette inspiration se retrouve de notre côté des Alpes dans le logo…du FN/RN !
Dans la droite lignée de Mussoloni : la politique répressive et autoritaire de Giorgia Meloni
Reconnaissons cependant qu’en Italie, l’extrême droite n’a pas le monopole du clientélisme, de la brutalité et de la casse sociale. La droite dure berlusconienne a beaucoup influencé Meloni : elle a même été ministre sous Berlusconi de 2008 à 2011. Depuis qu’elle est devenue cheffe du gouvernement en 2022, une chape de plomb s’est abattue sur l’Italie.
Les directeurs étrangers des principaux musées italiens ont été purement et simplement renvoyés, ce qui rappelle la proposition du RN l’été dernier, qui voulait interdire certains emplois aux binationaux. La seule exception est le directeur d’un musée de Naples… candidat d’extrême droite aux dernières élections municipales. De la même manière plusieurs autres institutions culturelles ont changé de direction, pour permettre au gouvernement de placer ses fidèles. La politique culturelle de Meloni tient dans ces mots : racisme et népotisme.
N’oublions cependant pas la censure et une idéologie réactionnaire. Si les subventions au cinéma ont diminué, le ministre de la culture de Meloni a promis un fonds spécial pour financer des films sur des événements qui « ont fait l’histoire de l’identité nationale ». Comprendre : ceux qui ont la même vision identitaire et réactionnaire que l’extrême droite. Même régime de censure pour les médias publics, où les journalistes vivent dans un climat « étouffant », où les textes un peu trop critiques sont censurés, même ceux portés par des écrivains connus.
À y regarder de plus près, les poursuites dont Canfora a fait l’objet est loin d’être un cas isolé. Ils sont nombreux les artistes, auteurs, philosophes, à subir des procédures bâillons de la part de Fratelli d’Italia. Et tous ne sont pas aussi chanceux que Canfora, certains étant condamné à des amendes. Le risque démocratique est grand, car le pouvoir exécutif se sert de la Justice comme outil de sa répression politique.
Riposte et victoire judiciaire pour l’historien : les leçons à tirer
L’arsenal déployé par Meloni n’a cette fois pas suffi : face à la pression, la Présidente du Conseil a retiré sa plainte, avant que le parquet ne renonce lui aussi aux poursuites, suite au retrait de la plainte. Canfora est donc sorti du tribunal avec un non-lieu. Mais cette victoire a nécessité une intense bataille médiatique. Une tribune d’universitaires d’Europe et d’Amérique du Nord a rendu l’affaire internationale. Parmi les signataires, on retrouve plusieurs universitaires français, comme l’historien spécialiste du nazisme Johann Chapoutot.
Cette affaire rappelle aussi ce qu’il se passe de notre côté des Alpes. Les universitaires se souviennent encore de leur ancienne ministre Frédérique Vidal, qui les a jetés en pâture aux réactionnaires en ordonnant une enquête sur « l’islamo-gauchisme » à l’université. Les vannes ont été ouvertes par les macronistes, puis tout la droite et l’extrême droite se sont rués dans la brèche qu’importent la nullité intellectuelle du concept d’islamo-gauchisme et de la ministre.
L’écrivain italien Umberto Eco, dans son Reconnaître le fascisme, mettait déjà en garde sur l’une des caractéristiques du fascisme italien : son anti-intellectualisme. Pour les fascistes historiques, réfléchir, c’est critiquer, et critiquer, c’est trahir : « la culture est suspecte ». C’est l’état d’esprit qui règne sur les médias français depuis plusieurs années. Les universitaires sont aux mieux méprisés, un petit sourire moqueur en coin, au pire assimilés à des terroristes islamistes, à des ennemis de l’intérieur. Le tout par des toutologues de plateau, « experts » en tout mais connaisseurs en rien.
Ce qui est souvent reproché à nos universitaires serait leurs engagements jugés trop à gauche. Il y a deux choses à répondre à cela. Premièrement, si la droite est trop paresseuse intellectuellement pour avoir des universitaires engagés de son côté, qu’elle ne le reproche pas à la gauche. Et les universitaires assumés de droite sont pour beaucoup dégoûtés par la droite médiatique d’aujourd’hui, précisément par sa médiocrité intellectuelle. Deuxièmement en quoi un engagement politique nuirait à un travail universitaire ?
Ceux qui à longueur de journée nous assomment avec leur « neutralité » refusent de voir que cette dernière est impossible à atteindre. Un point de vue n’est jamais neutre et totalement objectif, et les idées ne flottent pas d’elles-mêmes au-dessus de nos têtes. Une idée est produite dans des conditions données, mais ce qui peut varier, c’est si cette idée se base ou non sur des faits et est produite selon une méthode rigoureuse.
Dire non à la « neutralité », mais oui à la rigueur intellectuelle, c’est ce qui fait s’engager ces universitaires, y compris à gauche, dans la droite lignée de cette tradition républicaine qui remonte à l’Affaire Dreyfus. C’est aussi ce qui a fait s’engager ces milliers d’étudiants contre la réforme des retraites, puis contre le génocide à Gaza. Dans les deux cas ces engagements ont été réprimés par un gouvernement violent qui n’a rien à envier sur ce plan à celui de Meloni.
Ce que rappelle aussi l’affaire Canfora, c’est de ne jamais avoir peur de nommer les choses, les personnes et les idées qu’elles portent. Comme Fratelli d’Italia, le FN/RN a été fondé par des nazis, et il en est encore rempli. Aucun procès ne pourra taire cette réalité. Le Pen et ses troupes considèrent les termes « fachos », « nazis » etc…comme des insultes, pratique pour ne pas répondre sur le fond. Ils oublient que c’est en réalité un qualificatif politique, qui en l’occurrence colle bien à la réalité de leur parti.
Par Alexis Poyard