L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.
Claire Bruger réalisatrice du film « Langue étrangère » qui sort en salle ce mercredi 11 septembre, explique qu’elle a commencé l’écriture du scénario pendant le Covid. Comme beaucoup, elle a fait le constat de la l’isolement enduré par de nombreux jeunes. Elle a été extrêmement sensible à la situation de souffrance qu’ont connu les jeunes privés de leur vie étudiante et sociale, de leurs activités et séparés pour beaucoup de leur famille et de leurs amis.
Avec ce récit politique sur l’adolescence, elle signe un film d’une grande justesse sur la jeunesse actuelle, ses convictions et son envie d’engagement et de radicalité. Et nous livre aussi une histoire d’amour forte entre deux jeunes filles. Notre article.
Lena et Fanny, âmes sœurs opposées
Fanny (Lilith Grasmug) a 17 ans et vit à Strasbourg. Lena (Josefa Heinsius) vit à Leipzig qui fut une des grandes villes industrielles de l’Allemagne de l’Est. C’est au cours d’un séjour linguistique qu’elles vont apprendre à se connaitre. Si Fanny est timide et vit difficilement un harcèlement scolaire, en s’inventant des histoires pour échapper au stress, Lena est plus mature et rêve de s’engager politiquement et militer. D’ailleurs le premier lieu dans sa ville qu’elle montrera à Fanny, sera la place d’où sont parties les émeutes sociales de Leipzig le 17 juin 1953.
Avec Lena, Fanny va trouver une âme sœur qui est son opposée, extravertie et combative. Pour garder cette amitié et plaire à Lena, elle va revendiquer une demi-sœur activiste qui fait partie des black blocs ; sœur qu’elle n’a vue qu’une fois et qu’elle cherche à retrouver. Lena va y croire et l’aider dans sa recherche.
Le film se construit en deux parties autour du séjour de Fanny en Allemagne, à Leipzig et du séjour de Lena en France, à Strasbourg. Le film propose donc une vision de chacun des deux pays suivant deux points de vue. Ce qui se passe en France est vu par le regard de Lena, plus politique et adulte que celui de Fanny sur l’Allemagne. Mais entre-temps il y aura eu une bascule car la personnalité de chacune aura évolué au contact de l’autre.
Une métaphore de l’amitié franco-allemande dans le contexte de la montée de l’extrême droite
La réalisatrice explique que « ce séjour linguistique était une métaphore pour raconter l’amitié franco-allemande ». Originaire de la Moselle, région qui fut allemande puis française, Claire Burger a toujours vécu avec la question de la double nationalité, la double frontière culturelle et linguistique comme ses deux héroïnes.
Dans l’un des premiers plans du film on aperçoit la mère de Lena agitant un petit drapeau dans la gare pour l’accueillir ce qui permet avec ce plan court de créer une petite note discrète sur l’amitié franco-allemande.
La visite du parlement européen de Strasbourg où Fanny emmène Lena car ses parents y sont interprètes, est l’occasion pour la réalisatrice de montrer cette institution qui semble lointaine pour les citoyens. En nous faisant entendre la fin d’une traduction d’une intervention politique d’une députée, on nous rappelle les attentes de la jeunesse et leur envie de changement face à la catastrophe écologique du dérèglement climatique.
Dans cette même séquence il est rappelé l’importance de la démocratie et de la pluralité politique au sein du parlement quand la mère de Fanny dit à Lena qu’elle doit traduire les élus d’extrême droite en y accordant une importance et un vrai soin au niveau du choix des mots, même si ce ne sont pas ses idéaux.
Plusieurs moments dans le film nous montrent la jeunesse européenne qui échange à travers le programme Erasmus et les réseaux sociaux. Et le regard que porte chacun sur leur pays et celui de l’autre.
Mais c’est aussi l’occasion pour la réalisatrice de faire le point sur la montée de l’extrême droite dans les deux pays d’origine de ses personnages. Claire Burger explique « Ma génération – celle des gens nés à la fin des années 70 et au début des années 80- a voulu changer le monde, sans y parvenir. Tout ce que je redoutais et qui me paraissait impossible à l’époque car on luttait contre, est arrivé : je pense notamment à la montée du nationalisme partout en Europe. Plusieurs séquences du film l’évoquent à travers des scènes de manifs, des discussions politiques à table… »
Par exemple dans une séquence familiale en Allemagne, où le grand-père allemand de Lena, qui véhicule des idées d’extrême droite d’un autre temps mais s’en défend, se le fait reprocher par sa petite fille aux convictions de gauche. Durant ce repas de présentation de Fanny à la famille allemande, le grand-père pose des questions gênantes et racistes sur la famille de la jeune fille qui a un père arabe (Jalal Altawil). Il vote pour l’extrême droite mais la mère mal à l’aise explique que c’est par provocation. Mais le doute subsiste après cette tentative de justification.
La réalisatrice pointe ainsi du doigt le constat que les idées néo-nazis continuent leur chemin dans ce pays et que racisme larvé et idées d’extrême droite vont souvent de pair. Lors du tournage, elle a pu aussi constater que les néonazis sont nombreux en Saxe où l’extrême droite est très présente. D’ailleurs le premier soir du tournage à Leipzig a eu lieu une baston entre « antifafs » et néonazis, raconte Claire Burger.
À la séquence du grand père allemand d’extrême droite répond une scène au lycée français. Lena y participe à un cours d’allemand, dans le cadre de son échange linguistique. Pour se moquer de la jeune Allemande, une élève fait le salut nazi pour faire rire la classe et ne comprend pas où est le mal. C’est un jeu ! La réalisatrice illustre avec beaucoup de subtilité la toxicité de l’iconographie nazi sur la jeunesse. Mais Lena incarne une autre Allemagne qui porte déjà l’espoir d’une gauche plus radicale dans ses convictions. Car le film raconte l’histoire d’une jeunesse qui se politise et dont les parents sont parfois dépassés.
« Langue étrangère » montre deux générations, celle des parents qui a voulu y croire et celle des enfants qui prend le relai
Claire Burger dit avoir puisé en elle pour représenter ces femmes, mères et filles. Face aux deux jeunes comédiennes très convaincantes, il y a deux actrices chevronnées. Pour la mère de Lena, la talentueuse actrice allemande Nina Hoss dans un rôle de femme délaissée et brisée. C’est Chiara Mastroiani qui incarne la mère de Fanny, une femme dominatrice et stressée, s’obstinant à ne pas voir les traumas scolaires de sa fille et lui refusant le choix de ses convictions car différentes de celles affichées dans son milieu bourgeois.
Ici est posée la question de la légitimité de militer par rapport à son milieu social. Dans une discussion familiale, sa mère lui dit « Tu fais ta coco. Mais tu es une petite bourge, quand même ! » Pourtant Fanny – qui a moins de 18 ans – exprime auprès des adultes la revendication légitime des jeunes à défendre leurs idées à travers le militantisme quand ils n’ont pas encore le droit de vote. Et dans cette scène, la réalisatrice nous fait ressentir l’impuissance des jeunes qui ont parfois le sentiment de ne pas pouvoir être pris au sérieux par les adultes et les parents qui pensent que leurs enfants n’ont pas la maturité suffisante pour parler politique.
Ce qui fait la force du film, c’est la justesse de son propos et le réalisme des situations. Le film se veut naturaliste et réaliste. Sauf dans certaines séquences qui sont rêvées ou fantasmées et pour lesquelles il y a un travail particulier à la mise en scène, à la lumière, au cadre et au montage, avec des effets plus surréalistes.
Claire Burger a cherché à être au plus vrai dans ce qu’elle a voulu retranscrire. Elle a été très à l’écoute de ses comédiennes pour rendre tangible et concret ce qu’il y a à l’écran.
Josefa Heinsius, la jeune actrice allemande qui joue ici son premier grand rôle de cinéma, est aussi une militante écologiste convaincue en Allemagne et va souvent en manifestation. Plusieurs séquences ont été tournées pendant le mouvement contre la réforme des retraites à 64 ans à Strasbourg et les actrices se sont retrouvées au milieu de la police qui gazait les manifestants.
Claire Burger a aussi filmé les jeunes black blocs en action et c’est leur très jeune âge qui l’a particulièrement frappée. Elle s’est aussi intéressé au mouvement antifasciste de la Jeune Garde dont le fondateur est Raphaël Arnault. Pour les autres scènes de manifestations, la réalisatrice a fait appel à des militants de plusieurs partis.
Dans « Langue étrangère », ce sont avant tout les convictions et l’anxiété face au futur qui permet le rapprochement et l’amour de ces jeunes filles. Lena dit à Fanny : « J’ai peur de tout, du futur. J’ai peur des fascistes, de la guerre, de vieillir, de devenir encore plus lâche et de ne rien jamais changer. » C’est un film qui met en avant la force de l’amitié et de l’engagement et par son propos veut donner envie d’entrer dans l’action.
Par Carlotta Fontaine
Crédits photos : Langue Étrangère- Fanny et Lena
© Les Films de Pierre