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Les licenciements abusifs, entre apathie publique et violence de classe

Licenciements. La société 2theloo se définit comme un service de toilette confort et « éthique ». C’est sans doute une forme bien particulière d’éthique qui a conduit l’entreprise, au début du mois de mai 2024, à licencier une travailleuse employée dans les sanitaires de la gare Montparnasse parce que cette mère de deux enfants avait accepté un pourboire d’un euro, donné par un passant. C’est sans doute cette même vision singulière de l’éthique qui a conduit l’entreprise à opter pour un motif de licenciement pour « faute grave ». Rappelons que, la faute grave, c’est celle qui rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise.

Le raisonnement par lequel on fera admettre que la salariée ayant pris le dérisoire euro proposé était dans l’impossibilité de rester dans l’entreprise demeure mystérieux, mais les conséquences, elles, sont certaines. Une vie en suspens et l’anxiété d’un horizon bouché par le chômage, sauf à remporter la victoire au terme d’une difficile épreuve judiciaire. Focus sur les licenciements abusifs, entre apathie politique et violence de classe. Notre article.

Ces licenciements dont la raison est ahurissante et cruelle

En mai 2024, c’est Ludovic qui est sèchement mis à la porte du magasin Action de Nogent-sur Oise, où il travaillait depuis huit ans. Quelle fut sa faute ? Manger un paquet de mini-saucisses, d’une valeur de 5,48 euros.

De telles situations parviennent régulièrement jusqu’aux conseils de prud’hommes, et certains cas particulièrement choquants font l’actualité pendant plusieurs jours, comme en 2021, quand une directrice de magasin avait été licenciée parce qu’elle avait tenté de récupérer des produits alimentaires jetés bien qu’encore consommables.

Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’une accumulation de faits divers, mais des exemples de ce que peut produire un monde du travail vicié, qui n’envisage pas ou plus le licenciement comme un ultime recours décidé à contrecœur. Bien au contraire, le licenciement est parfois l’outil politique d’un patronat certain de son impunité et de sa force. Christian Porta, élu CGT dans le secteur de la boulangerie industrielle, en sait quelque chose.

L’homme est licencié le 23 avril par son employeur, Neuhauser. L’inspection du travail refuse l’autorisation de licenciement, qui doit être sollicitée pour tout salarié protégé. L’entreprise choisit de passer outre et de procéder tout de même au licenciement, quitte à affronter un contentieux prudhommal, lors d’une audience, le 10 mai. La posture adoptée par les représentants du groupe InVivo, dont fait partie l’enseigne, est ahurissante. Interrogé par Mediapart, le directeur des ressources humaines, Sébastien Graff, explique que sa priorité est la non-réintégration de M. Porta et que, s’agissant de l’illégalité de toute cette démarche : « on assumera ».

Une justice sociale déconsidérée

Quelle peur du gendarme, quelle crainte révérencielle envers l’appareil judiciaire, chez ces patrons. On voit là toute la considération et toute l’estime que les décideurs économiques ont pour les droits de leurs salariés sous Macron, c’est-à-dire absolument bien peu, dans la mesure où ils savent n’avoir pas grand-chose à risquer. En effet, dans les deux cas que nous avons sous les yeux, licenciement disproportionné décidé pour des bagatelles, ou licenciement en violation du statut protecteur, les sanctions sont dérisoires.

Dans le premier cas, c’est l’application du fameux « barème Macron », qui permet aux entreprises de budgétiser le coût des licenciements abusifs éventuels, 12 mois de salaire pour 14 ans d’ancienneté, par exemple. Dans le second cas l’indemnité est nettement plus significative et peut atteindre des montants élevés, mais ce n’est jamais que le coût supporté pour tenter d’éliminer un représentant du personnel gênant, sans encourir, par ailleurs, aucune sanction pénale. Ce qui permet aux individus tels que Sebastien Graff, en effet, d’assumer, et même de s’en vanter sur certains réseaux sociaux.

Le problème posé par ces licenciements iniques, absurdes, est donc loin de se résumer à la poignée de victimes qu’il concerne directement, même si celles-ci suffiraient à rendre ces situations insoutenables. Le problème tient à ce que chaque salarié, chaque élu, chaque délégué syndical, traité de la sorte, démontre que le droit du travail est une étrange matière où les infracteurs peuvent se sentir libres de tout, et où personne ne semble responsable de rien.

Au fond, il y a un impensé fondamental, celui de la légitimité du pouvoir de licencier. Dans presque tous les cas, à part quand cela concerne un salarié protégé – et on voit l’efficacité du dispositif – ou dans le cadre de licenciements économiques collectifs de plus de neuf personnes, l’employeur bénéficie d’une autorisation a priori de licencier, et ce n’est qu’a posteriori que, éventuellement, il est possible de contester le bien-fondé de la décision ou le respect de la procédure. Et cela ne fut pas toujours le cas.

La légitimité a priori du licenciement, un débat nécessaire passé sous silence

Qui se souvient qu’en 1974 on instaura un régime d’autorisation préalable à tout licenciement économique, y compris individuel ? C’était une approche totalement différente où l’on disait que, considérant les effets de la privation de subsistance, on devait s’assurer qu’il y avait de réelles contraintes imposant à l’employeur d’agir, a fortiori quand la victime du licenciement n’avait commis aucune faute. Cela ne dura cependant que jusqu’en 1986.

Cette année-là, Yvon Gattaz présidait le Conseil national du patronat français (CNPF). C’est l’ancêtre du Mouvement des entreprises de France, le MEDEF, qui sera dirigé, d’ailleurs, par Pierre Gattaz, fils d’Yvon, entre 2013 et 2018. Le même Pierre Gattaz qui, de son temps, sera l’un des instigateurs et défenseurs de la loi travail, des ordonnances, et de toute la casse sociale du quinquennat Hollande. D’où l’on peut dire que les Gattaz forment une véritable dynastie antisociale contre les travailleurs et exemplifient à eux seuls les thèses des Bourdieu et autres Pinçon-Charlot.

Pour aller plus loin : Hommage : Michel Pinçon ou l’art de démasquer l’oligarchie

Le CNPF se mit d’accord avec le ministre des Affaires sociales et de l’Emploi de l’époque, Philippe Séguin, pour supprimer ce régime d’autorisation préalable, au nom de l’impératif de création d’emploi et de la diminution du coût du travail. C’était, déjà, le marché de dupes « droits des salariés contre création de bons emplois » qui, évidemment, comme de nos jours, ne produisit aucun profit pour le plus grand nombre.

Surtout, le patronat remportait là une victoire conceptuelle, idéologique : de nos jours on dira que si l’autorisation est encore requise pour les licenciements économiques collectifs ou le licenciement du salarié protégé, c’est que ce sont des types de licenciements « hors norme », exceptionnels, le principe étant que le patron « offre » un emploi et est donc propriétaire de ce poste de travail. Qu’il peut, ou non, allouer à son gré. C’est cette conception héritée des manufactures du XVIIIème siècle qui subsiste dans le Code du travail.

À l’inverse, on aurait pu, en 1986, non pas supprimer l’autorisation administrative préalable de licenciement, mais l’étendre : aux licenciements disciplinaires, notamment, ou à une partie d’entre eux. Ce ne fut pas un sujet de discussion ou de débat, la droite n’ayant qu’à amplifier le tournant de la rigueur enclenché trois ans auparavant sous Mitterrand.

Et en même temps que l’on revenait sur ce conquis social, on débutait l’entreprise de neutralisation progressive des mesures venant sanctionner les licenciements abusifs, dont le barème Macron constitue l’un des derniers jalons. Sur le contrôle des plans sociaux, les licenciements économiques collectifs, il y a fort à parier qu’une nouvelle offensive se mènera tôt ou tard. En 2013 la loi de « sécurisation de l’emploi » du 14 juin venait accélérer de façon considérable la procédure de licenciement collectif, et il est rare, depuis quarante ans, qu’un pan du droit social demeure aussi longtemps inattaqué.

Reste que, de Ludovic à Christian en passant par les renoncements de 1986, la logique est toujours la même : celle d’un travail octroyé par un employeur, pater familias de ses gens. Et si le Code du travail énonce qu’une sanction doit toujours être proportionnée aux faits qu’elle entend punir, on est bien obligés de constater que cette proportion est constamment mal appréciée par un législateur fort éloigné de ces situations.

Le licenciement constitue une forme de mort sociale dans notre société, a fortiori sous le règne de Macron et de ses amis, qui, eux, n’ont pas à s’en inquiéter. Mort sociale, oui, et pas que, si l’on sait que le quatrième rapport de l’Observatoire national du suicide de 2020 donnait le chiffre horrifiant de 30% de chômeurs pensant à mettre fin à leurs jours.

Le besoin de licencier de la part de l’entreprise devrait donc être constamment mis en balance avec l’intérêt vital du salarié à garder son emploi. Et dès lors que ce second intérêt est sciemment et frauduleusement ignoré, les sanctions devraient être redoutables. Or le double mouvement d’atténuation des sanctions contre les employeurs fautifs, et de paupérisation des chômeurs, enferme les travailleurs dans un rapport de soumission, et même de sujétion, qu’il revient aux forces progressistes de briser absolument.

Car quiconque prétend parvenir à la démocratie réelle ne saurait en oublier le volet économique, et sans rééquilibrage des rapports entre employeurs et travailleurs, les aspirations à une nouvelle république écosocialiste resteront un vain mot.

Par Nathan Bothereau