Les éclaireurs : retours et perspectives du mouvement des occupations de théâtre

Par son ampleur, sa durée et son format, le mouvement d’occupation des théâtres du printemps dernier a soufflé un vent salutaire après des mois de restrictions, durant lesquels la violence autocratique de la macronie n’était, elle, pas confinée. Initiée par les travailleurs de l’art au Théâtre National de l’Odéon à Paris, cette vague d’occupation s’est vite élargie à travers tout le territoire (plus de 100 théâtres occupés !) et toutes les catégories socio-professionnelles que le libéralisme autoritaire piétine depuis de nombreuses années. Notre article.

Une mobilisation inédite et salutaire

La situation était claire : derrière la chape de plomb sanitaire et sécuritaire arguée par le gouvernement gelant toute mobilisation sociale, ce dernier se préparait à reprendre son agenda de destruction des conquis sociaux et de fragmentation de la vie de toutes et tous mis en pause quelques mois par l’épidémie.

La réforme de l’assurance chômage qui fera chuter les allocations de nombre de chômeurs notamment les plus fragiles dès ce mois d’octobre, était le coup de sifflet clair annonçant le redémarrage de la machine destructrice. Pour ces travailleurs de l’art, parmi lesquels nombre d’intermittents, il s’agissait de pousser le gouvernement à accomplir son devoir auquel il manque depuis le début de la crise sanitaire : planifier la sortie de crise.

Pour les intermittents, cette planification passait notamment par la mise à jour du dispositif dit de l’Année blanche, obtenu grâce à la mobilisation de leur syndicat, et qui consistait en un prolongement des droits au chômage jusqu’au 31 août 2021, ces derniers ayant été pour une grande majorité empêché de travailler et donc de cotiser depuis le début de la crise sanitaire. Une mesure salutaire, bien que insuffisante à elle-seule, mais conçue pour un scénario où la vie et le travail reprenaient pleinement à l’automne 2020. Alors que l’échéance de fin août approchait à grand pas, toujours aucun signe du gouvernement dont les Ministères de la Culture et du Travail laissaient sans réponse les sollicitations et propositions pour une reprise pérenne de la part des syndicats.

Le 4 mars 2021, la mèche allumée par l’Odéon, qui va vite embrasée tout le pays

Il fallait donc agir, et surtout trouver la bonne manière d’agir en période de restrictions sanitaires. C’est ainsi que le 4 mars démarre l’occupation du Théâtre de l’Odéon, à l’initiative notamment de la CGT Spectacle et de la Coordination des Intermittents et Précaires. On connaît la suite : dans les jours qui suivent, des étudiants en théâtre occupent les Théâtres Nationaux de Strasbourg et de la Colline à Paris, allument la mèche qui s’embrasera dans plus d’une centaine de théâtres et autres lieux culturels occupés partout en France, dans l’hexagone comme en outremer. Tous ces théâtres fermés au public depuis l’automne se mettent à fourmiller dans l’action politique, chacun à leur manière et avec des effectifs dont la composition dépassa rapidement les rangs des seuls travailleurs de l’art.

Ce débordement heureux est notamment dû au choix stratégique, mais surtout politique, fait par les premiers occupants à leur arrivée dans l’Odéon : la bataille ici menée était celle d’une vie digne lors des moments où l’on ne peut pas être employé. Ce combat est autant légitime pour les intermittents du spectacle que pour les autres travailleurs de l’art, ainsi que les autres travailleurs discontinus et au final pour tous les travailleurs. Ce pourquoi, avec la réforme de l’assurance chômage se profilant à l’horizon, le combat allait être mené pour un chômage digne pour toutes et tous avec comme cheval de bataille l’abrogation de cette réforme infâme, quand bien même elle ne concerne pas directement les intermittents. C’est ainsi que cette lutte, dès son premier jour, nous concernait toutes et tous.

L’occupation de théâtre, en l’occurrence de l’Odéon, n’est pas une pratique nouvelle. Elle a accompagné les mobilisations de 1968, 1992 et 2016. La spécificité de 2021 était bien que l’occupation n’accompagnait pas une lutte mais en était à l’origine, et surtout que la pratique s’est démultipliée partout sur le territoire, faisant fleurir autant de foyer de luttes. Si l’Odéon était l’emblématique premier lieu d’occupation, il n’était pas pour autant le quartier général qui donnait des consignes à tous les autres lieux occupés.

Chaque occupation a eu ses singularités, ses sujets de prédilection et chacune devenait à sa manière agora de luttes nationales et de préoccupations locales. Ainsi les occupations d’étudiants comme à la Colline étaient particulièrement concernées par l’entrée dans la vie professionnelle des jeunes travailleurs de l’art, sapée par la crise sanitaire et le démantèlement structurel des services publics de la culture, l’occupation du Théâtre de la Criée à Marseille a accueilli des mal-logés expulsés de leur habitat précaire, celle de la MC2 de Grenoble a lutté aux côté des travailleurs sociaux etc..

En s’inscrivant dans un espace précis et sur le temps long, les occupations ont été des lieux de formation militante, de solidarité et d’un commun retrouvé après des mois d’isolement, les occupations ont permis de tisser d’innombrables liens locaux entre tous les travailleurs mobilisés dans un foisonnement politique précieux. Et de l’aveu du secrétaire général de la CGT Spectacle Denis Gravouil, même les militants expérimentés de son syndicat se sont rompus à de nouvelles pratiques et préoccupations politiques issues des jeunes générations, présentes en nombre dans les occupations !

Que tirer de ces trois mois de mobilisation ?

Enfin, les centaines d’occupants de théâtre ne se sont pas mobilisés uniquement pour défendre leurs droits malmenés par le gouvernement et la crise sanitaire. La coordination des occupations s’est très vite positionnée sur la nécessité d’en conquérir de nouveaux : la nécessité de descendre le nombre d’heures pour pouvoir ouvrir ses droits en tant qu’intermittent, la nécessité de créer un régime social pour les travailleurs de l’art qui n’en n’ont pas comme les artistes-auteurs, les installateurs d’œuvre d’art et les guides-conférenciers, la nécessité que le travail discontinu ne soit pas couvert que dans l’art mais partout où il est, comme dans l’événementiel et la restauration et enfin la nécessité d’un droit au chômage plus protecteur pour toutes et tous tout au long de la vie.

Une feuille de route précieuse, dont Jean-Luc Mélenchon a su se saisir suite à son passage à l’Odéon occupé. Au cœur des revendications se trouvait également l’impérieuse nécessité de revaloriser les moyens des services publics de la Culture en déliquescence depuis quinze ans, pour leur redonner la place qui leur revient dans le quotidien, et toutes les créations d’emploi que cela entraînerait.

La lutte a payé, du moins pour un noyau essentiel de revendications : la prolongation de l’année blanche jusqu’à la fin de l’année 2021, un abaissement temporaire du nombre d’heures à travailler pour ouvrir ses droits pour les jeunes intermittents et un plan d’investissement de reprise, bien maigre comparé à ce que les syndicats chiffraient comme étant nécessaire. Le sillon ambitieux et salutaire tracé par les occupants des théâtres laisse nombreux combats qu’il reste à mener et appelle à un débouché politique qui les prendra tous en compte. Mais est-ce que les braises des occupations se sont éteintes au moment de quitter les théâtres occupés ? Pas si sûr.

Et maintenant, quelles perspectives ?

« Le printemps est inexorable » était un des mots d’ordre de la mobilisation, et les graines qu’elle a planté sont prêtes à fleurir pour faire advenir les jours heureux. Le 6 septembre dernier, l’assemblée générale ouverte du mouvement « Occupons partout » né dans la continuité des occupations du printemps a connu une affluence record pour une AG de rentrée hors période de mobilisation active. L’été n’a pas fait s’envoler la détermination, bien au contraire et l’annonce du retour des réformes de l’assurance chômage et des retraites n’a fait que raviver la flamme du printemps.

Va-t-on voir de nouveaux théâtres occupés dans les semaines à venir ? Le soin particulier accordé à la surprise de la part des travailleurs de l’art mobilisés nous garde bien de savoir la forme que prendront leurs prochaines actions. Néanmoins tout le camp social se prépare à se mobiliser à partir du 5 octobre pour des conditions de vie et de travail dignes. Premier signe effectif des solidarités nouées avant l’été : on retrouve dans le large éventail de revendications de cette journée d’action une multitude de sujets abordés durant l’agora quotidienne du parvis de l’Odéon occupé.

Mais les fruits des occupations ne s’arrêtent pas là : il y a fort à parier que les collectifs nés du mouvement soient une base interprofessionnelle et localisée précieuse pour les luttes à venir. Ces collectifs tendent à s’étendre et l’un des mots d’ordre de l’AG du 6 septembre était le travail de conviction qu’il y a à réaliser autour de soi dans des cadres sociaux et professionnels qui bouillent déjà de révolte face à la misère généralisée.

L’expérience des occupations et du prolongement de l’action hors du seul espace-temps de la manifestation sera aussi un élément crucial pour concevoir des mouvements de grève élargie propices à court-circuiter les stratégies répressives et de pourrissement qu’a adoptées le gouvernement ces dernières années. Des premières actions ont eu lieu les 30 septembre, 1er et 2 octobre en prévision de la journée de mobilisation du 5. Elles ont même débouché sur la réoccupation d’une salle de spectacle, l’Opéra Graslin près de Nantes. Et à en croire la carte des rendez-vous proposés par la CGT Spectacle et Occupons Partout, d’autres surprises sont à prévoir pour le 5 octobre…

Enfin, cette large mobilisation ne se profile pas dans n’importe quel calendrier. Elle arrive dans les derniers mois du mandat d’Emmanuel Macron, dont les quatre années et demies au pouvoir ont fait passé la destruction de nos conditions de travail et la fragmentation de nos conditions de vie dans un rythme supérieur. Elle attend également une réponse politique concrète qui fera aboutir ces années de lutte en changement politique. C’est à cette bifurcation politique claire que s’attellent Jean-Luc Mélenchon et dans ce sens que sera promulguée une grande loi d’urgence sociale dès l’arrivée au pouvoir de l’Union Populaire.

Les éclaireurs du combat

L’imaginaire libéral incite à se représenter l’artiste comme un nanti, vivant d’inspiration et d’eau fraîche, loin des préoccupations concrètes du quotidien et encore plus loin des luttes sociales et flottant dans une forme de fainéantise. Cette image d’Épinal qui convient très bien au marché de l’art est à mille lieues des réalités sociales et matérielles des travailleurs de l’art. Au contraire, à l’avant-garde de ce que le néolibéralisme projette sur nos vies : précarité structurelle, injonction constante à l’adaptation dénaturant les aspirations et formations professionnelles, multiples jobs sous-payés, heures de travail non reconnues, non payées et non cotisées, explosion du temps de travail qui envahit le temps personnel, isolement des travailleurs, ultra compétition les uns entre les autres, course constante au contrat de travail, pour au final à peine réussir à s’en sortir à la fin du mois grâce aux minimas sociaux.

C’est de cette situation d’éclaireurs de la précarité que sont nés ces dernières années de nombreux mouvements, syndicats et collectifs visant à penser politiquement cette situation pour y apporter des réponses et revendications concrètes. Grâce à leur travail se dessinent de nombreuses pistes à conquérir pour améliorer les conditions de travail et de vie de nombreux travailleurs discontinus.

Ces professions et leur reconnaissance même en tant que profession, liée à une action publique forte dans les arts et la culture, sont l’antithèse même du projet néolibéral sur la vie quotidienne. Des temps autres, libres, propices à la flânerie, non reliés d’une manière ou d’une autre à la production marchande et permettant de développer les singularités des citoyens et leurs visions critiques et sensibles du monde – tous ces aspects essentiels à la bifurcation de société que porte la France insoumise sont d’autant plus dangereux pour le néolibéralisme qu’ils sapent en profondeur la répartition du temps qu’il impose à nos vies. C’est cette perturbation dans le néolibéralisme que ce dernier leur fait ressentir et payer au quotidien dans ces conditions de travail insupportables. Et c’est spécifiquement ce qui rend les travailleurs de l’art essentiels pour construire un autre monde.

Par Martin Mendiharat