«Séparatisme» : décryptage du projet de loi

Mercredi 9 décembre, le projet de loi « confortant le respect des principes de la République » – a été présenté en Conseil des ministres. Ce texte est d’abord le fruit d’un contexte. Le 18 février 2020, depuis le territoire concordataire de Mulhouse, Emmanuel Macron tenait déjà un propos confus mélangeant laïcité et lutte contre le « séparatisme islamiste ». Presque dix mois plus tard, c’est un projet tout aussi confus, de 51 articles – dont un seul sur une mesure liée à l’antiterrorisme – qui est révélé dans sa version finale.

Dans un climat déjà nauséabond d’enchainement des lois liberticides, ce projet est parti pour faire traîner les débats et saturer l’espace médiatique de questions religieuses alors même que la majorité de nos concitoyens ne sont pas croyants. Ce bruit de fond ne nous apprend plus rien sinon qu’une nouvelle fois, une communauté religieuse est montrée du doigt et que 2022 arrive à grands pas. Il fait partie de ces emballements d’opinions qui bien souvent se terminent en crépuscule des dieux. La « société de vigilance » dont parlait Emmanuel Macron en octobre 2019 devient réalité : la loi des suspects est à l’ordre du jour. Qui refuse d’entrer dans cette logique est aussitôt affublé du titre « d’islamo-gauchiste », contre les vrais « républicains ».

A contrario du gouvernement qui méprise les concertations au point de ne pas prêter l’oreille à la Ligue des droits de l’Homme, le groupe de la France insoumise a mené une série d’auditions pour détricoter ce projet gouvernemental sous toutes ses coutures. Ligue des droits de l’Homme, syndicats d’enseignants, experts du renseignement humain et de la lutte contre la radicalisation : tous concluent à un brouillamini de mesures brouillonnes, inefficaces et bien éloignées de « principes républicains ».

Après les consultations bâclées, le gouvernement a récidivé dans son mépris du dialogue en imposant un calendrier d’auditions à marche forcée pour la « commission spéciale » en charge d’examiner le projet de loi. La commission et ses membres sont sommés de rendre leurs travaux en seulement deux mois sur un projet de 51 articles. C’est dire la considération que portent les macronistes à l’égard de l’œuvre laïque. Ils entendent défaire en 60 jours la grande loi laïque du 9 décembre 1905, fruit de deux ans d’intenses travaux de la commission Buisson-Briand nommée en juin 1903. Ce délai ridicule laissé à la commission parle de lui-même : ce texte n’est pas un projet de construction, mais un chantier de démolition. Enfin, ultime preuve de l’amateurisme et de l’impréparation du gouvernement : le Conseil d’État a passé à la moulinette bien des articles, appelant à combler les failles de nombreux dispositifs, tantôt supprimés, tantôt modifiés en substance par le gouvernement.

Stratégie de la diversion

Une chose est sûre : le terrorisme djihadiste est une réalité, nous devons le combattre et l’éradiquer avec méthode et discipline. Mais ce projet de loi donne-t-il les munitions pour contrer le terrorisme djihadiste comme le prétendaient de concert les promoteurs ministériels du projet au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty ? Non, il confond discours radical et radicalisation, l’un appartient à l’intégrisme religieux, l’autre est un passage à la violence. Le premier se combat par l’amour de la République, le deuxième par une répression ciblée et complète.

Non, contrairement aux affirmations du ministre de l’Intérieur ce jeudi 17 décembre, les mosquées ne sont pas le « terreau du terrorisme ». Une brève analyse des profils terroristes de ces dix dernières années suffit à le démontrer. Non, ce texte n’est pas « courageux » : il n’est qu’une compilation d’affichages politiciens sans réels effets sur des dispositifs déjà existants. Rappelons que depuis 1990, Tracfin permet déjà un contrôle poussé des flux financiers douteux, et qu’aucun de ces flux n’est par ailleurs un lien de cause à effet avec des actes terroristes. Aussi, s’il faut vraiment parler de financements étrangers, faut-il rappeler que l’Arabie Saoudite est le 2ème client de la France en matière de juteux contrats d’armements ? Si comme l’affirme Darmanin « qui paye commande », pourquoi certains États étrangers demandent au ministère de l’Intérieur des recommandations pour nommer les imams des mosquées qu’ils financent, comme à Cannes La Bocca ?

Quant aux réseaux sociaux, Pharos permet déjà de surveiller et d’appréhender les menaces, encore faudrait-il que ses effectifs ne soient pas réduits à 50 agents. L’obligation de neutralité dans les délégations de service public est déjà garantie par la jurisprudence de la Cour de cassation. Les dissolutions de structures sont déjà prévues par la loi SILT de 2017. Et s’il faut modifier le régime de fermeture administrative de certains lieux de culte ou structures, pourquoi ne pas le faire dans le cadre du texte visant à proroger les dispositions de la loi SILT débattu dans les prochains mois ? Autrement dit, l’arsenal répressif est déjà en place, mais pas les moyens pour le mettre en ordre de bataille.

Face à l’opposition des cultes, la mobilisation des associations, et l’avis tranchant du Conseil d’État, le gouvernement a entamé une première marche arrière et certaines dispositions sécuritaires sont passées à la trappe. Il n’est plus question, pour les préfets, de labelliser les associations « cultuelles » tous les 5 ans. Le coup de tampon du préfet Lallement qui aurait considéré que telle association n’est pas dans « le bon camp » disparait au profit d’une déclaration. Sur les dissolutions d’associations, le Conseil d’État a dû rappeler à l’ordre le gouvernement quant à la disproportion des nouveaux motifs de dissolution qu’entendait confier le gouvernement aux préfets (sur le motif d’atteinte à la dignité humaine et de pressions psychologiques).

Toutefois, il demeure qu’en cas « d’agissement » d’un de ses membres, une association pourra être dissoute, et un lieu de culte fermé sur décision administrative. Le gouvernement dégage ici une nouvelle règle de la macronie : la faute individuelle devient punition collective, tous complices, tous coupables ! La dérive autoritaire en matière de liberté associative ne s’arrête pas là. Toute association délivrant des rescrits fiscaux sera soumise à un contrôle accru. Toute association sollicitant des subventions sera sommée de signer un « contrat d’engagement républicain », et charge à elle de « sauvegarder l’ordre public », ou comment faire des associations des supplétifs du maintien de l’ordre… Le contenu dudit contrat ne sera pas même discuté par la représentation nationale : il dépendra entièrement des mains de l’exécutif via un décret. Est-ce vraiment là le « renforcement des libertés » dont parlait Emmanuel Macron le 18 février 2020 ?

Non, car après quatre changements d’intitulé, ce texte entend désormais conforter « le respect des principes de la République ». Il n’est plus question de « renforcer la laïcité » ni de « lutter contre le séparatisme ». Dans cette hypothèse, les causes de nature sociale d’un « séparatisme » sont passées sous silence. Quid du séparatisme des riches et des 7 petits pourcents de logements sociaux à Neuilly contre les 25 % prévus par la loi ? En réalité, ce projet de loi ne renforce en rien les services publics, pierres angulaires de la République et de ses principes. L’École est à la base de cet édifice républicain, et à cet égard doit fait l’objet de toutes les attentions. Là-dessus, tout le monde déclare plus ou moins la même chose : l’École est un « creuset », « l’essentiel » mais une fois saoulée de bonnes paroles, la macronie et ses alliés ne se gênent pas pour démolir l’Éducation, comme Blanquer dépeçait « le mammouth » en supprimant 80 000 postes d’enseignants sous Sarkozy.

Sur ce sujet, le gouvernement réinvente l’eau chaude. Le contrôle des écoles hors contrats est renforcé par le texte, tant mieux. Pour faire taire les fantasmes, rappelons au passage que seulement 5% d’entre elles sont musulmanes. Mais qu’en est-il des écoles privées sous contrats financées par l’argent public et dont 95 % d’entre elles sont confessionnelles à majorité catholique ? Faut-il rappeler que certaines d’entre elles font de la non-mixité sexuelle un principe pédagogique, à l’instar de l’école privée Sainte Marie à Lyon ? Faut-il rappeler que des manuels homophobes furent distribués dans un lycée du Finistère le mois dernier ? Que font Blanquer et ce projet de loi pour mettre fin à ces dérives ? Là-dessus, les avantages financiers d’argent public vers l’enseignement privé doivent cesser.

Les récentes mesures du ministre Blanquer ont rapporté 150 millions d’euros d’argent public à ces dernières sans qu’elles ne scolarisent davantage d’enfants de 3 ans. Lors de la première audition du ministre Blanquer par la commission spéciale, ce jeudi 17 décembre, le député Alexis Corbière souleva ces sujets pour faire sortir le loup de la bergerie. Peu réjoui qu’un insoumis lui rappelle son amitié farouche pour le privé, le ministre Blanquer a pris la mouche et répondu par le mépris. Il a affirmé que les « amis de Monsieur Corbière » – s’agit-il des 7 millions d’électeurs ayant choisi Jean-Luc Mélenchon en 2017 ? – étaient adeptes de « l’endoctrinement dans les enceintes scolaires » – étaient adeptes de « l’endoctrinement dans les enceintes scolaires ». Il ne fallait pas en attendre moins du maître à penser en matière de séparatisme scolaire et verbal. Pour mémoire, c’est ce même Blanquer qui, en 2007, imposa au recteur Alain Morvan l’installation d’une école privée hors contrat dans la banlieue lyonnaise dont le fondateur était en lien avec Al-Qaida en Syrie. C’est là un exemple parmi tant d’autres. Son lourd bagage de fossoyeur de l’Éducation et de la laïcité suffit à lui ôter toute crédibilité.

Contre la dérive concordataire, la laïcité jusqu’au bout

Au mépris de la loi de 1905, qui met à distance de l’État les dogmes révélés et garantit la liberté de conscience, plusieurs dispositifs de ce projet font que l’État se mêlera de l’organisation des cultes. En réalité, le gouvernement confirme ici la pente concordataire prise depuis plusieurs mois. Sans doute est-ce là l’œuvre pour « réparer » les liens entre l’Église et l’État comme le déclarait Macron en avril 2018. L’exemple le plus frappant est la possibilité offerte pour les associations cultuelles de tirer des bénéfices de « biens de rapports » (cafés, commerces). Sous prétexte de remédier aux lacunes de « l’autofinancement » du culte par les fidèles, le gouvernement prend ici le risque d’ouvrir la porte à un prosélytisme accru, ainsi qu’à une compétition entre les différents cultes. Or, le problème des ressources des cultes est le problème de leurs fidèles. Les services religieux ne sont pas des services publics, et les associations cultuelles ne sont pas reconnues d’utilité publique parce que leurs activités ne présentent pas de caractère universel. Peu habitués des originalités, la clique des faux laïques du gouvernement croit avoir trouver dans ces biens de rapports la perle rare, la « carotte » pour inciter les associations cultuelles en statut loi 1901 à passer en statut loi 1905.

L’idée : venez en 1905, vous aurez certes plus de contrôles – le « bâton » – mais aussi plus d’avantages fiscaux pour compenser – la « carotte ». C’est oublié que depuis 2006, les maires peuvent concéder un bail emphytéotique aux associations cultuelles, ce qui fait que nombre d’associations cultuelles alors en 1901 ont sauté le pas et ont pris les habits d’une association en statut loi 1905. Ce mouvement de métamorphose est d’ailleurs toujours à l’œuvre. C’est aussi oublié que depuis longtemps, l’administration concède déjà des avantages fiscaux pour les surfaces déclarées comme « cultuelles » des associations sous statut 1901. Comme on dit, le diable se cache dans les détails, mais cela, les faux laïques n’en ont que faire. Bref, la carotte est une illusion, mais le bâton devient matraque.

Enfin, si l’on veut faire respecter les principes de la République ou renforcer la laïcité, encore faudrait-il appliquer l’un comme l’autre. Faut-il rappeler qu’en raison du Concordat, des cours de religion continuent d’être dispensés en Alsace-Moselle ? Là-dessus, les faux laïcs balayent le sujet prétextant « ne pas revenir sur l’Histoire de France ». Avec un tel argument, il est certain que jamais la peine de mort n’aurait été abolie. Tout bon républicain devrait pourtant se battre pour abroger le Concordat, tout comme la loi du 25 décembre 1942 par laquelle Pétain offrit aux cultes de nouvelles capacités financières. C’est là une œuvre anti laïque que ne que ne remet nullement en cause le gouvernement.

Pour l’harmonie de notre société, la République jusqu’au bout

Au total, tout le monde aura compris que ce projet de loi n’est qu’une loi des suspects doublée d’un projet d’affaiblissement de la grande loi laïque de 1905. En toile de fond, ce texte est bien évidemment motivé par des intérêts électoralistes : créer un climat de méfiance, agiter le chiffon rouge, et semer le trouble pour mieux diviser la population. Souvenons-nous des déclarations d’Emmanuel Macron, le 2 octobre aux Mureaux. Il affirmait alors que notre « capacité à vivre ensemble » était remise en cause.

Plus que cela, c’est l’harmonie de notre peuple et de notre société qui est menacée, précisément en raison de projets de lois liberticides et autoritaires tels que celui-ci. Ce qui remet en cause cette harmonie, c’est la transformation de faits minoritaires en faits majoritaires tels que les certificats de virginité – pratique dont tout le monde conviendra qu’elle est barbare sans pour autant qu’il soit nécessaire d’en saturer sans relâche toutes les matinales du pays. Ce qui remet en cause cette harmonie c’est la suspicion généralisée à l’encontre de la communauté musulmane, bien que s’en défendent les promoteurs ministériels du projet de loi. Ce qui remet en cause cette harmonie c’est le creusement des inégalités, la dégradation de l’école, le Covid et ses terribles conséquences pour notre pays. Enfin, disons-le clairement et une bonne fois pour toutes : combattre les inégalités et éradiquer le terrorisme djihadiste n’a rien à voir avec la laïcité. Le premier se combat en renforçant nos services publics, le deuxième s’éradique par le renseignement humain. Voilà la seule messe que Macron devrait prononcer.

Par Sylvain Noel, juriste en droit public.