Oxana. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.
Mercredi 16 avril, les salles de cinéma ont proposé, après Fanon, le biopic de Jean-Claude Barny, un deuxième film sur une figure plus méconnue du militantisme politique : Oxana de Charlène Favier. En 2018, l’Ukrainienne Oxana Chatchko, 31 ans, « artiste, féministe, activiste », ainsi qu’elle se présentait, a mis fin à ses jours.
En 2025, la réalisatrice Charlène Favier, avec son film Oxana, décide de retracer le parcours de cette combattante politique, cofondatrice du mouvement Femen, entrée dans l’histoire du féminisme. En commençant l’écriture du film, la réalisatrice avoue qu’elle connaissait peu de chose sur ce mouvement.
« L’Art c’est la révolution »
Elle disait « L’Art c’est la révolution », phrase qui dans le film prend tout son sens. Après qu’elle ait été marquée dans son adolescence par un tableau « La Liberté guidant le peuple » d’Eugène Delacroix, inspiré de la révolution des Trois Glorieuses, les 3 journées de Juillet 1830 où le peuple parisien s’est soulevé contre le roi Charles X. C’était la seconde révolution en France depuis 1789. Oxana voit en cette représentation l’incarnation de la Révolte portée par une femme libre seins nus qui brandit le drapeau de son pays pour y apporter une Libération.
Ce tableau qui habite Oxana sera l’essence même du mouvement Femen et restera intrinsèquement lié à sa vision de la France et à sa conception de l’art en militantisme. C’est ce que la réalisatrice Charlène Favier a voulu retranscrire dans son scénario. « Le militantisme elle l’a ressentie avant de l’intellectualiser, c’est propre aux artistes » explique la réalisatrice Charlène Favier.
Car à l’origine Oxana était responsable de l’aspect artistique et de l’image du mouvement Femen. Elle a apporté des idées de mise en scène pour les actions. Elle fabriquait elle-même certains costumes et accessoires comme les couronnes de fleurs au message pacifique (inspirées probablement du Flower Power) ou même des masques. Utiliser l’art de la mise en scène comme vecteur pour faire passer des messages radicaux à travers des actions pacifiques.
Mais les actions « coup de poing » des Femen ont vite été réprimées et leur combat dénaturé par l’image des médias. Ce qui a rendu difficile l’élaboration du scénario qui a mis 2 ans et demi à aboutir à la version finale. « Le regard des médias m’a empêchée de comprendre le cheminement et la compréhension du mouvement », dit-elle.
Car à l’époque, les actions « seins nus » des Femen étaient le plus souvent moquées, critiquées et subissaient aussi la désapprobation de certaines femmes qui trouvaient cela dégradant. Charlène Favier explique : « Elles utilisaient comme arme leur corps, leur poitrine, pour que leur corps serve de message politique et non plus d’outil de désir. » À travers des mises en scène artistiques, des slogans sur leur corps, elles voulaient interpeller et marquer les esprits.
Derrière ces happenings et ces provocations, il y avait toujours un message politique fort contre la corruption et les pouvoirs du patriarcat. Rappelons que ces combats féministes avaient été réprimés dans l’Est de l’Europe et avaient conduit ces militantes à des arrestations, des emprisonnements et même des tortures. Notre article.
Tourner avec des actrices ukrainiennes : un geste politique
La réalisatrice a fait le choix de faire tourner des actrices ukrainiennes. C’est pour elle « un geste politique » dans une Ukraine ravagée par la guerre.
Les jeunes comédiennes du film ont (re)découvert les Femen pendant le tournage du film. « Quand elles étaient ados, elles ne voyaient pas les Femen comme des icônes. Quand les images de leurs actions passaient à la télé, les familles éteignaient les postes de télévision », rappelle la réalisatrice.
D’ailleurs, plusieurs de ces jeunes comédiennes n’avaient pas entendu parler des Femen car le mouvement n’existe plus en Ukraine. Comme le mouvement n’est plus actif, les idées disparaissent.
Le film Oxana est une fiction construite sous la forme d’un va-et-vient entre passé en Ukraine et dernier jour en France. On la suit tout au long de la journée qui a précédé son suicide. Cette construction pourrait faire écho à Twin Peaks: Fire Walk with Me de David Lynch, qui dépeignait les derniers jours de Laura Palmer avant sa mort.
Charlène Favier explique sa démarche : « Nous nous sommes demandé à quoi ressemble le dernier jour d’une vie ? Son errance parisienne est un contrepoint à sa vie en Ukraine. Plus la journée avance, plus les souvenirs d’Oxana sont douloureux et sombres. À Paris, plus Oxana se souvient, plus elle se dissout en elle-même »
Le film, bien que différent car intégrant des éléments de fiction, forme en quelque sorte un diptyque avec Je suis Femen d’Alain Margot sorti en 2014. En effet, dans ce documentaire, les Femen se sont laissées filmer dans un cadre intime et le réalisateur a essayé de montrer une vision honnête de ce qu’était ce mouvement, jusqu’alors peu connu, et surtout le côté clivant qu’il avait dans les médias. N’oublions pas que les Femen étaient décrites comme des femmes « hystériques » et que leur radicalité dérangeait.
Le documentaire, comme le reconnaît Charlène Favier, a évidemment servi de base à son film et lui a fourni une source d’inspiration. Je suis Femen rappelle que la création du mouvement Femen est intimement liée à la politique sociale du pays.
Oxana Chatchko déclarait : « Le mouvement Femen est né de notre première action “l’Ukraine n’est pas un bordel”. Nos actions ont débuté à Kiev par notre mécontentement et pour aller contre le fait que l’Europe et le monde voient l’Ukraine comme un bordel et les Ukrainiennes comme des prostituées. »
Dénoncer le patriarcat comme sexisme systémique
Le mouvement a eu son importance aussi sur nos luttes actuelles, car au centre du mouvement Femen, on retrouve la notion de lutte contre le patriarcat comme système de domination systémique : « Ce n’est pas l’homme contre la femme, c’est un système masculin contre les femmes, pas seulement contre les femmes mais contre tous les humains. Le patriarcat agit contre vous les hommes. » — Anna Hutsol, cofondatrice du mouvement Femen
Ce que rappelle l’intervention du député LFI Antoine Léaument à l’Assemblée nationale lorsqu’il parle de racisme et de sexisme systémique, et dont les propos sont décriés par la droite et l’extrême droite :
« Ça vous fait hurler que l’on parle de racisme systémique, de la même manière que cela vous faisait hurler quand, avant le mouvement MeToo, nous vous parlions de sexisme systémique, du patriarcat et du caractère permanent dans la société des systèmes de dominations. Parce que c’est cela dont il faut prendre conscience : que le racisme, comme le sexisme, comme le patriarcat, ce sont des systèmes de dominations. Et la raison pour laquelle il est difficile de considérer cela comme quelque chose de systémique, c’est que cela veut dire que les dominants doivent prendre conscience du fait qu’ils sont dans une position de domination et qu’ils doivent se remettre en question. »
Le documentaire d’Alain Margot Je suis Femen a suivi aussi leurs actions au plus près, en plus de leur donner la parole librement, et a servi à rappeler l’aspect pacifique de ces actions. Des actes de désobéissance civile qui étaient largement incompris au moment du documentaire :
« Mais nos actions restent pacifiques, il y a des moyens pacifiques pour exprimer la volonté. (…) On est à la limite de la légalité. Nos propos sont radicaux et provocateurs, ils vont droit au but. » dit Oxana dans Je suis Femen.

Militantisme anonyme vs leadership autoproclamé
Dans Je suis Femen, Oxana disait : « Je m’assieds et j’observe Sacha, Anna, Inna et moi-même de l’extérieur. Je crois que sans Femen on n’avait rien en commun. On ne se serait pas connues et on ne serait pas devenues amies ». Dans le film Oxana, Charlène Favier décide d’aborder une autre partie de sa vie après son arrivée en France : son éloignement du mouvement Femen.
Après avoir apporté son énergie et sa créativité au mouvement, Oxana Chatchko a pris peu à peu ses distances avec les Femen. Les raisons sont multiples.
Étant une des fondatrices du mouvement, elle aurait voulu lui garder son énergie originelle, sous forme de guérilla médiatique, préférant l’anonymat militant à la hiérarchisation des fonctions. Au sein d’un groupe, quand quelqu’un d’autre prend le lead à un moment, et après des événements traumatisants, on peut être confronté à des désaccords.
Dans le film, Oxana décide de se mettre à l’écart. Comme elle ne milite plus auprès du collectif français, dans lequel elle ne semble plus se reconnaître par rapport à la vision d’origine, elle va être marginalisée, moquée et finalement rejetée. Les autres vont se détourner, et on peut du coup se poser la question : « Est-ce que les liens humains qui peuvent se tisser dans un collectif se réduisent juste à l’action ? » Ce n’est pas parce qu’Oxana ne milite pas avec Inna, la meneuse, qu’elle a perdu ses idéaux ou l’esprit de lutte et de justice qui l’habite.
La réalisatrice montre bien la divergence de points de vue entre le militantisme anonyme. Elle nous fait partager la sidération d’Oxana, qui voit en quelque sorte qu’Inna Shevchenko, même si elle est reconnue comme leader de Femen international, est quelque part plus attirée par le buzz, la couverture médiatique et n’hésite pas à se mettre en avant dans les actions. Inna Shevchenko est même allée jusqu’à faire disparaître le nom des trois Femen à l’origine du mouvement dans les statuts de Femen International.
Finalement, à travers certains plans, d’échanges de regards dans le film, on ressent qu’Oxana considère cette Femen qui s’est imposée dans le mouvement en France comme « une fake » et une opportuniste. Mais Oxana est surtout affectée, car elle y voit avant tout une dérive. Dans le film, la réalisatrice nous donne peut-être une nouvelle interprétation possible à ce seul mot sibyllin, qu’elle a laissé avant de se suicider : « You are fake » (littéralement : Vous êtes des faux ou fausses).
Le film pose la question de la sincérité en militantisme. Même si les Femen n’étaient pas une formation politique, la sincérité d’Oxana et des premières Femen à leurs débuts est aussi sans doute ce qui a fasciné des jeunes femmes dans le monde entier, et même certains journalistes. Cette forme de courage a sans doute impulsé MeToo et a replacé la question des luttes féministes comme thématique assez centrale dans la société.

Utiliser l’art pour continuer la lutte
« L’art, c’est la révolution. Le militantisme, elle l’a ressenti avant de l’intellectualiser, c’est propre aux artistes », explique la réalisatrice Charlène Favier.
À l’origine, Oxana était responsable de l’aspect artistique et de l’image du mouvement Femen. Elle a apporté des idées de mise en scène pour les actions. Elle fabriquait elle-même certains costumes et accessoires comme les couronnes de fleurs au message pacifique (inspirées probablement du flower power), ou même des masques.
Oxana s’était peu à peu éloignée du mouvement qu’elle avait fondé et s’était concentrée sur sa passion première, l’art. En 2016, à la Galerie Mansart à Paris, elle avait exposé son travail sur les icônes religieuses.
Toujours engagée, Oxana détournait les représentations religieuses traditionnelles pour mettre en avant des scènes montrant le désintérêt des religions chrétiennes pour les émigrés, avec la Vierge en burqa, les guerres religieuses avec des saints portant des kalashs, ou des femmes guerrières à cheval.
Le tableau La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix, réalisé en 1830, est inspiré de la révolution des Trois Glorieuses, les trois journées de juillet 1830 où le peuple parisien s’est soulevé contre le roi Charles X. C’était la seconde révolution en France depuis 1789. La révolution portée par une femme seins nus, qui tient le drapeau de son pays, reste pour Oxana la figure de liberté. Cette représentation deviendra une incarnation de ce que représente pour elle la révolte, car c’est une femme qui conduit le combat. Elle s’est elle-même représentée ainsi dans son atelier.
Un peu partout dans le monde, comme dans son pays, cette image reste aussi celle de la France des droits del’homme. En tant qu’émigrée et réfugiée politique, elle venait chercher cette France du respect des droits humains et pensait que ses idées seraient comprises. Mais les actions « coup de poing » des Femen ont vite été réprimées et leur combat dénaturé.
Pourtant, jusqu’au bout, elle reste habitée par ses idéaux et sa conscience politique. Dans le film, alors qu’elle n’est plus en actions militantes, quand son amant lui dit qu’il veut renoncer à couvrir journalistiquement la guerre au Soudan, elle lui dit qu’il doit y aller et de ne pas renoncer, car sinon personne n’en parlera.

La France, une terre d’accueil pour tous ?
Le film illustre aussi un décalage de vision sur ce que représente la France dans le monde : une terre d’accueil. En tant qu’émigrée et réfugiée politique, elle venait chercher cette France du respect des droits humains et pensait que ses idées seraient comprises. Pour elle « La liberté guidant le peuple » incarnait les idées de liberté, d’égalité et de fraternité dont la France portait les valeurs.
Mais le film montre une réalité plus dure : la lourde insuffisance de notre système d’accueil en terme d’immigration et la lourdeur administrative à laquelle tout demandeur d’asile est confronté et qui broie l’humain.
Oxana est tout d’abord accueillie à titre exceptionnel et il faudra beaucoup de temps pour que son statut de réfugiée politique soit reconnu. Le film montre bien la difficulté d’être acceptée sur le territoire et de pouvoir s’installer et s’intégrer.
C’est une réfugiée politique qui a connu des choses très dures, qui sont esquissées dans le film. Dans la narration, il y a des séquences de flash-back de ses actions en tant que Femen, qui interviennent lorsqu’Oxana est en rendez-vous pour une demande de visa et explique qu’elle est venue en France car elle était en danger de mort.
En parallèle de l’entretien administratif, la réalisatrice va nous montrer un moment très dur de sa vie de militante. C’est lors d’une action à Minsk, en Biélorussie, lorsque les Femen ont protesté en pleine rue contre le président Loukachenko.
Elles sont emmenées, cagoulées, dans un van par une milice au service de Loukachenko. On les oblige à se déshabiller, on les humilie et on leur verse de l’huile de moteur sur le corps. Et les militaires fascistes les traitent de « sales putes » et menacent de les brûler comme des sorcières, en plus de leur uriner dessus. Toute cette séquence montre le courage qu’il faut à ces militantes pour porter des idées féministes et défendre les droits humains dans les régimes totalitaires.
Cette séquence en flash-back, que revit Oxana, intervient pendant l’entretien administratif de demande d’asile et souligne l’incompréhension et le côté rigide de la procédure. Car à aucun moment l’agent administratif ne croit le récit de cette militante Femen, dont les actions n’étaient pas encore bien connues en France.
Voici le dialogue du film qui illustre cette méconnaissance politique du mouvement Femen. Oxana dit : « J’ai fait plusieurs actions contre lui (Poutine). Je suis allée en prison en Russie. » L’agent administratif refuse de la croire et lui répond :
« C’est une demande d’asile que vous déposez, Mademoiselle, pas un roman. Vous n’avez pas besoin d’inventer des choses comme ça. Je vous assure, ça va vous desservir au bout du compte. »
Les difficultés administratives, l’incertitude d’avoir un logement, l’obligation de devoir vivre avec un statutinstable et précaire, tout cela va avoir raison de son combat.
Dans le film, Oxana pleure car elle a honte d’être pauvre et de dépendre de la solidarité des quelques liens qu’elle a su tisser. Mais surtout, le film montre que l’immigration est une souffrance et un déchirement, car Oxana ne peut pas revoir sa mère et sa famille. Elle ne peut pas retourner en Ukraine pour des raisons politiques et sa mère ne peut pas venir en France, pour des raisons économiques. Cela n’est pas montré dans le film, mais Oxana n’a jamais pu revoir sa mère et sa famille. Et cela a été un drame personnel.
Après sa mort, c’est grâce à la solidarité et à l’argent recueilli en France, auprès de ceux qui l’avaient connue, qu’il a été possible de rapatrier son corps et d’organiser ses obsèques en Ukraine.

Ce film fait le portrait d’une femme qui veut sa liberté et celle des autres femmes, en utilisant la désobéissance civile pour dire non. C’est le besoin de révolte pour plus d’égalité de droits et l’idée de révolution (peut-être citoyenne) qui l’inspirent. Elle avait cette conviction profonde : « Ce mouvement, ce sont des idées, des idées qui vivront même après moi. » Et l’important est de continuer à les porter et les défendre chaque jour où les droits des femmes reculent et où les idées masculinistes continuent de circuler.
Laissons-lui la parole finale :
« Je ne peux accepter de vivre dans cette société avec les règles qu’elle impose. Je lutterai jusqu’au bout, même si je suis consciente que moi et ma génération ne changerons pas les choses. Mais c’est un début. Nous sommes dans la lignée historique des peuples qui combattent et qui protestent. Et moi je veux réveiller le peuple (…) J’aimerais les inciter à se révolter et à changer l’ordre du monde. Il y a eu de grandes idées dont le but était la libération du peuple et la réalisation des ambitions humaines. Nombre de ces idées ont été corrompues par le capitalisme et sont maintenant mal comprises, mal interprétées, on ne les comprend plus. »
Par Carlotta Fontaine

JE SUIS FEMEN d’Alain Margot est sorti en dvd en 2015 ou peut être regardé sur UniversCine.
Lors de la sortie du documentaire JE SUIS FEMEN, Oxana Chatchko donna une interview longue et sans filtre que vous pouvez retrouver ici.
La série L’armée des romantiques diffusée sur Arte revient sur la création du tableau de Delacroix et son importance dans l’Histoire : https://www.arte.tv/fr/videos/080150-001-A/l-armee-des-romantiques-1-4/