« Fanon » : un biopic sur un révolutionnaire et le théoricien du Tiers-mondisme

Fanon. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le […]

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Fanon. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Le film de Jean-Claude Barny raconte un épisode de la vie de Franz Fanon. Les biopics français sur les figures subversives porteuses d’alternatives sont rares. Encore moins quand elles sont racisées. Spike Lee a filmé « Malcom X ». Ava DuVernay, « Selma » sur la vie de Martin Luther King. Julie Dash, « Rosa Parks story ». Peter Miller, « Sacco and Vanzetti », « Free Angela » de Shola Lynch

Quid de Robespierre, Saint-Just, Babeuf, Eugène Varlin, Louise Michel, Blanqui… Désert aussi au XXe siècle. Une des multiples raisons pour saluer « Fanon ». Un film sur la vie du psychiatre-philosophe martiniquais des « frères opprimés ». Un moment fort de rencontre avec une vie et une théorie. Un film qui bouleverse et conquiert un public contre le marché et ses prévisions. Notre article.

« Ma bouche sera la bouche des malheurs qui n’ont point de bouches. Ma voix la liberté de celles qui s’affaissent au cachot du désespoir. » – Aimé Césaire – Cahier d’un retour au pays natal

« Fanon » se déroule au moment de son arrivée à l’hôpital Blida d’Alger. Accueil enveloppé d’un racisme ordinaire, un an avant la guerre d’Algérie. Mise en place d’une psychiatrie institutionnelle à usage des patients algériens séparés des colons. Écriture de son célèbre essai « Les Damnés de la terre » sur la colonisation et le capitalisme, les aliénations créées par l’histoire, les luttes d’émancipation nationale…

Participation de Frantz Fanon à la guerre de libération de l’Algérie et abandon de la nationalité française. Sa vie de couple, la naissance de leur fils Olivier et sa mort à 36 ans. Un homme total. Abolition des frontières de l’intime et du social.

« Si tu ne veux pas l’homme qui est en face de toi, comment croirais-je à l’homme qui peut être en toi ? »- Franz Fanon

Certaines critiques n’ont pas manqué. Celles de l’extrême-droite ou des nostalgiques des colonies. N’en parlons pas. D’autres disent le film « trop lisse ». « Didactique, édifiant »… On peinerait à retrouver la trace des exigences de ces critiques dans leurs journaux. Souvent aussi dans leurs articles. Et c’est surtout faire un mauvais procès au film et à Jean-Claude Barny… Même si la figure de Fanon – théoricien du peuple, de ses aliénations historiques, de ses combats – se prête mal à l’héroïcisation. Moins individu romantique que révolutionnaire et porteur de collectif.

Difficile cependant de reprocher le didactisme quand le film se veut passeur. Révélateur d’une personnalité non reconnue à sa valeur et à son actualité. Pour ses combats pour une autre psychiatrie. Alors même qu’un Français sur cinq souffre d’un trouble psychique et qu’une tribune parue dans le journal Le Monde lance un appel : « Le temps presse face au risque d’abandon des malades mentaux ». Pour ses contributions théoriques et ses combats contre le racisme et pour les indépendances.

« Qu’as-tu à dire si ce n’est qu’ils savent mentir/Sur des années entières de travail pour nous anéantir/Pire encore pour qu’on oublie les massacres/Qu’on en perde son créole et se cherche des reflets nacres/ (…)/Qu’as-tu à dire à ces corps pris pour chair à canon/À ces damnés d’la terre chers à Frantz Fanon/Des champs d’coton au ghetto à fond d’cale du bateau/Depuis l’temps qu’on nous enfonce la même lame de couteau » – La Rumeur – Nature morte

Le nom de Franz Fanon n’a pas été oublié. D’abord, en Algérie où trois hôpitaux et de nombreuses rues portent son nom. En Amérique où il était un maître pour les Blacks Panthers. À l’inverse des héritiers des colons. Il aura fallu des décennies pour que l’État français accepte qu’il y ait une rue Fanon en Martinique. Malgré les insistances répétées d’Aimé Césaire.

Et on se rappelle 2019 : la municipalité de Bordeaux avait annulé un baptême de rue sous la pression du Front national. En France, la mémoire de Fanon subsiste chez les rappeurs. La Rumeur, Ministère AMER – Les damnés, Rocé – titre Album Les damnés de la terre, Casey , Nekfeu, Médine. Qui a parlé de l’inculture du rap ? Et par quelques documentaires. Ceux de Mehdi Lallaoui « Sur les traces de Frantz Fanon » ou de Mathieu Glissant Frantz Fanon, trajectoire d’un révolté.

« L’errance et la dérive, disons que c’est l’appétit du monde » – Edouard Glissant – Introduction à une poétique
du divers

Le film de Jean-Claude Barny a ce mérite d’organiser en grand des retrouvailles. Malgré la faiblesse du nombre de salles où il est distribué. Quatre salles à Paris seulement pour sa sortie nationale. 90 % des films s’effondrent en seconde semaine. « Fanon » progresse, double ou triple ses entrées. Comme « Zion ».

Le bouche-à-oreille est une arme du peuple. On dit que certaines salles fêtent la fin de la projection aux chants de « Free Palestine ». L’identification ne fonctionne pas que pour Captain America. Porte grande ouverte à une œuvre qui compte dans l’histoire et a toute son actualité. Pour le 100e anniversaire de la naissance de Franz Fanon.

« La justice est indivisible. Une injustice commise quelque part est une menace pour la justice dans le monde entier » – Angela Davis – Une lutte trêve

Sobre et efficace, le film est plus subtil qu’un simple biopic. S’y joue la contradiction apparente entre l’encaissement placide du racisme par le personnage principal et ses réponses en termes collectifs. Avec les patients, pour leur dignité et leur condition humaine. Avec le peuple algérien, pour la conquête de son indépendance. Narratif et épique. Au plus près des visages et des paysages. Leurs accidents en révèlent la grandeur et la beauté.

Fanon est aussi un manifeste d’inventions. Avec des incursions frappantes dans les cerveaux des protagonistes. Illustration de la théorie de Fanon de l’origine culturelle du trouble psychique. Sans effets de discontinuité ou de rupture filmique. En incluant et imageant des concepts psychanalytiques. Passage à l’acte. Névroses obsessionnelles. Pulsion de mort. Introjection du dehors vers le dedans… Autant de troubles reliés pour Fanon à l’oppression colonisatrice.

Et puis il y a le traitement de la pensée de Fanon. On l’entend. Dans les échanges. Dans la dictée de son livre… On la voit. Par-dessus l’épaule de l’auteur, sur la feuille dans la machine, dans un livre. Ou dans des textes citations qui font légende. Comme Lupin avec Omar Sy a relancé la lecture de Maurice Leblanc, on espère le même effet pour « Peau noire, masques blancs » et « Les Damnés de la terre ». Pensée nécessaire dans de nombreux domaines

« Sans la reconnaissance de la valeur humaine de la folie, c’est l’homme même qui disparaît » – François Tosquelles

L’actualité nous fait considérer aujourd’hui les liens entre la dégradation de la vie sociale, les menaces qui pèsent sur la planète d’une part, les troubles de l’angoisse et les progrès de la maladie mentale de l’autre. Fanon tissait ces liens entre le colonialisme et les colonisés. Il combattait dans sa pratique et dans ses écrits les théories psychiatriques en cours. Celles d’Antoine Porot par exemple et son « Manuel alphabétique de psychiatrie » de Porot réédité en 2010. Encore de référence.

C’est pourtant Porot qui disait : « Hâbleur, menteur, voleur et fainéant, le Nord-Africain musulman se définit comme un débile hystérique, sujet, de surcroît, à des impulsions homicides imprévisibles » ou « L’Algérien n’a pas de cortex, ou, pour être plus précis, il est dominé, comme chez les vertébrés inférieurs, par l’activité du diencéphale ». Pour Fanon, c’est bien plutôt la colonisation qui entraîne une dépersonnalisation, qui fait de l’homme colonisé un être « aliéné », propre à être pris en charge par l’autorité colonisatrice.

On voit dans le film de Barny l’illustration à l’œuvre des avancées de Tosquelles dans la mise en œuvre d’une psychothérapie institutionnelle respectueuse de l’humanité et de la citoyenneté des patients, poursuivie par Jean Our à La Borde par exemple. La santé mentale décrétée « Grande cause nationale 2025 » est toujours le parent pauvre de l’hôpital lui-même bien appauvri.

« Dire que la Terre est la maison de l’humanité, c’est reproduire à la totalité de la Terre le fantasme excluant qui vise à cacher la pluralité d’acteurs et à éviter cette humaine tâche politique de composer un monde avec autrui » Malcom Ferdinand – Une écologie décoloniale

Franz Fanon est un combattant des indépendances et de l’indépendance de l’Algérie. Aujourd’hui, on somme du délinquant au député d’aimer la France en bloc et de chanter la Marseillaise. Franz Fanon s’est déchu lui-même, par honte, de la nationalité française. Lui qui s’était engagé dès ses 18 ans, des Antilles, pour lutter contre le nazisme. Au nom de la Liberté. De l’Egalité. De la Fraternité.

On lui avait interdit de défiler pour la libération du fait de sa couleur de peau. Lui qui fréquentait le tout Paris et Jean-Paul Sartre, il disait : « le Sud américain est, pour le nègre, un doux pays à côté des cafés de Saint-Germain ».

Franz Fanon est un des fondateurs et acteur de la pensée postcoloniale. Le tiers-mondisme comme l’atermondialisme lui doivent beaucoup. Il considère que l’indépendance nationale n’a de sens qu’en intégrant les questions sociales. Le pain, la terre.. Comme le pouvoir.

L’indépendance pour un « régime tout entier tourné vers l’ensemble du peuple, basé sur le principe que l’homme est le bien le plus précieux ». Merci donc à Jean-Claude Barny comme à tous les acteurs du film, professionnels comme amateurs, d’avoir fait ressurgir la figure et les mots de Franz Fanon. Notre pays en a bien besoin.

Par Laurent Klajnbaum

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