« Nous habitons en poètes sur la terre » – Bernard Sobel met en scène Brecht et Hölderlin

Bernard Sobel. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser […]

Bernard Sobel

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Bernard Sobel. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Bernard Sobel présente deux pièces à suivre au Théâtre de l’Epée de bois à la Cartoucherie de Vincennes. Jusqu’au 2 mars. Un diptyque pour faire entendre la langue de deux poètes. Se rappeler d’hier. Ressentir et penser aujourd’hui. Notre article.

« Nous cheminons vers le sens dans la mesure où nous habitons en poètes sur la terre » – Hölderlin

Premier texte : « L’exception et la règle » de Bertolt Brecht. Un démontage du système capitaliste par la fable de l’expédition d’un marchand. En concurrence avec d’autres marchands. Son guide et son porteur. Leurs relations sociales marquées par leurs positions respectives. Violence de l’ordre établi et de ses institutions.

La justice impossible pour les opprimés ; le commerçant sera acquitté du meurtre du coolie. Brecht a écrit cette pièce en 1930 après la répression sanglante de la révolution spartakiste allemande. Il ne la pensait pas obligatoirement pour la scène. Mais comme une machine où chaque pourrait passer d’un rôle à l’autre. Pour trouver par le théâtre une issue.

Second texte : « La mort d’Empédocle » de Hölderlin. Une tragédie réputée injouable. Bernard Sobel nous présente des fragments de cette pièce inachevée. Empédocle est un philosophe de l’antiquité sicilienne. Partisan de la République et émancipant les esclaves.

Au moment du doute, on assiste aux manœuvres d’un roi et d’un prêtre pour retourner le peuple contre Empédocle et l’exiler. Empédocle s’affranchit des fidèles qui le suivent encore. Décide de se suicider dans l’Etna. Geste désespéré et libre. Hölderlin écrit cette pièce au moment où il ne croit plus dans la promesse de la Révolution française qu’il avait soutenue.

Ce qui n’est pas singulier, trouvez-le surprenant/ Ce qui est ordinaire, trouvez-le inexplicable/ Ce qui est habituel doit vous étonner – L’exception et la règle – Bertolt Brecht

Bernard Sobel connait bien Brecht. Il a été metteur en scène associé au Berliner Ensemble avec Hélène Weigel, la grande comédienne et veuve de Brecht. Et cela fait trois ans qu’il chemine avec « La mort d’Empédocle » d’Hölderlin. Il leur fait se tendre la main. Un collage quelque peu schizophrène. Mais surtout complémentaire. Au moment où le capitalisme revient à son origine brutale. Où le déni de la démocratie grandit ainsi que la haine de l’intelligence.

D’abord faire entendre des textes, des langues. Les poèmes et le sens. Bien sur la langue du poète du début du 19e siècle et celles du dramaturge du 20e ont peu à voir. Et, présentées anachroniquement, leurs spécificités résonnent sans se chevaucher. Mais le metteur en scène les fait se rejoindre. Dans la place accordée au peuple qui se retrouve sur le plateau dans les formes chorales. Par leur choix de dire leur monde. Par la force des questions posées. Sans réponses au plateau. Hors la confiance dans le lecteur, ou ici le spectateur, pour l’accord des résolutions. S’il en trouve.

Les mondes de Brecht et Hölderlin, leurs questionnements et leurs protestations ne sont pas seulement derrière nous. Le prêtre d’Hölderlin pourrait-être Bolloré. Pour le roi, il y a le choix. Le marchand de Brecht nous donne à voir chaque patron interviewé chaque jour sur BFM. Les chœurs, c’est nous. Pour le meilleur et pour le pire. Pas besoin de souligner par la mise en scène, les costumes ou quelque instrument… pour comprendre. Dans le prospectus des deux spectacles, le texte de Michèle Raoul-Davis, qui œuvre depuis des décennies aux côtés de Bernard Sobel, le dit merveilleusement. Nul besoin de paraphrase. Le voici ;

Michèle Raoul-Davis, 2 janvier 2025 : « Deux spectacles pourquoi ? Pour les générations entrées dans l’âge adulte au début des années 60 et 70 du XXème siècle, héritiers revendiqués des Lumières et de la pensée révolutionnaire, l’avenir était sinon radieux du moins ouvert. On pouvait l’envisager avec confiance. Et même si, à la différence d’Empédocle, nous ne nous sommes jamais sentis animés d’ « une force divine », nous avions confiance en notre capacité à changer le monde, à le rendre meilleur, comme Brecht nous y invitait.

À l’heure de la transmission et du retrait, dans ce premier quart du XXIème siècle, quel héritage allons-nous laisser ? Un monde désenchanté où l’avenir même de l’espèce est gravement menacé.

Quatre-vingts ans après la chute du nazisme, la guerre, la pauvreté et même la faim ont fait retour en Europe. Les conflits, les catastrophes climatiques jettent sur les routes périlleuses et souvent mortelles de l’exil un nombre croissant d’hommes, de femmes et d’enfants privés de tout, en quête d’avenir. L’eau, l’air, la terre sont gravement et en beaucoup d’endroits irrémédiablement pollués.

Quand la pensée de l’avenir consiste, au mieux, à tenter de préserver l’existant et à restaurer ce qui peut l’être, quand certains imaginent l’avenir de l’humanité sur Mars, dans ce moment de grande inquiétude, le désespoir, le renoncement seraient une tentation trop justifiée, et ce n’est pas là le moindre des dangers qui menacent.

Convaincus de notre impuissance, nous serions désarmés sans ces « frères voyants » qui ont vu dans le danger même ce qui permettait de le penser et, peut-être, d’agir. (…) Ces poètes ne nous donnent pas les réponses, ils nous invitent à en chercher dans notre trouble, dans notre confusion, dans ces dangers mêmes qui nous assaillent, comme individus, comme citoyens, comme espèce. »

« Et quand sur la hauteur, nous croyons voir se lever le matin / c’est un phare au loin de voiture » – Aragon – Elegie pour Neruda

Bernard Sobel a 90 ans. Il a fondé le Théâtre de Gennevilliers devenu Centre Dramatique National. Il nous a fait découvrir des auteurs venus d’Allemagne comme Grabbe, Heiner Muller ou Volker Braun. Ou russes comme Ostrovski ou Kopkov. Il n’a cessé d’interroger son communisme. Sa part lumineuse et sa part sombre. Lucidité et espérance. Cela résonne chez chacun avec ses propres mots. Cette mise en scène, c’est aussi sa vie politique.

On l’entend dans les textes. On le voit à quelques signes sur scène. Par exemple le détachement étrange de certains mots. Comme « camarade » dans la bouche d’Empédocle. Ou le rouge volcanique de l’Etna dans lequel se brûler. On le réalise aussi dans les moments de désespoir du guide de l’ « Exception et la règle » ou d’Empédocle. On le comprend enfin par la place qu’il donne sur scène aux jeunes étudiants-comédiens du Thélème Théâtre Ecole. Comme une confiance en l’avenir. Aux côtés d’acteurs, vieux routiers brillants de la scène.

Aujourd’hui Bernard Sobel n’a plus aucune subvention. Signe de mépris d’un artiste Signe du temps aussi d’un gouvernement et de collectivités territoriales qui font massacre des conditions de production de l’art et du théâtre. Comme un fil conducteur de leur politique en ce domaine. Au profit du libre cours aux industries de la « culture de masse ». Economisme libéral ? Ou restriction volontaire du champ de l’imaginaire et du symbolique sans lequel le dépassement de l’état des choses existant n’est pas possible.

Bernard Sobel continue le théâtre. La mise en scène n’est pas seulement l’écho à la biographie politique du metteur en scène. C’est aussi un hommage à sa vie de théâtre. Le plateau est nu. Pour les deux pièces. Ce n’est pas un effet de la pauvreté des moyens. C’est le choix de l’épure. Le mur de la « Salle de pierre » de l’Epée de bois nous fait face. Comme la façade de la cour d’honneur du Palais des Papes d’Avignon. Ou la Skene du théâtre d’Épidaure.

Les 21 comédiens utilisent toute l’enceinte. Les issues de secours à cour et jardin derrière lesquelles on suppose le palais et le jardin. La salle aussi où traverser le public rappelle son étymologie. Public vient du latin « publicus » – qui concerne l’état. Lui-même issu de « populus » – le peuple. Rien d’inutile et tout le nécessaire. Une lumière. Le geste d’un acteur. Un silence. Les fantômes hantent la scène. Ceux du théâtre grec antique mais aussi par moment Don Juan ou le Misanthrope. Jusqu’à l’arrivée d’Œdipe sur scène.

Arrive, feu/ Nous sommes avides/D’assister au jour – Hölderlin

Le travail du metteur en scène et des acteurs nous montre que la modernité des œuvres n’est pas dans leur accommodement mais dans leur tréfonds. C’est dans le plus intime du moment des artistes que s’entend l’universel. Le diptyque de Bernard Sobel embrase de larges questions qui nous sont adressées. Des raisons des révolutions avortées aux chemins pour ne pas se résigner. En passant par la liberté de choisir sa fin. Sans facilités. La nécessité pour la limpidité. Témoin d’un théâtre exigeant, alliant forme et fond, Bernard Sobel n’a plus rien à prouver. Il a encore beaucoup à nous montrer.

Par Laurent Klajnbaum

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