Michaël Löwy
Crédits : Claire Jacquin.

Entretien avec Michaël Löwy : Jean-Luc Mélenchon « a largement contribué à populariser la notion d’écosocialisme »

Michaël Löwy. L’Insoumission et le média espagnol Diario Red (Canal Red) s’associent pour proposer à leurs lecteurs des contenus sur les résistances et les luttes en cours en France, en Espagne et en Amérique du Sud. À retrouver sur tous les réseaux de l’Insoumission et de Diario Red. Pour ce nouvel article, nos médias se sont entretenus le philosophe brésilien Michaël Löwy. Résidant à Paris, il défend la thèse d’une complémentarité entre le marxisme et les pensées écologistes pour combattre le capitalisme.

Michael Löwy (1938) est une figure intellectuelle incontournable de la gauche dans le monde. Après un pèlerinage intellectuel à travers plusieurs pays, du Brésil au Royaume-Uni en passant par Israël, c’est en France que Michael Löwy s’est installé en 1969, invité par Nicos Poulantzas. Fin philosophe révolutionnaire, il a présenté une thèse sur György Lukács en 1975 et s’est passionné tant pour le marxisme que pour le surréalisme.

Parallèlement à sa vie intellectuelle, Michael Löwy est un homme engagé politiquement. Il a milité dans la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR), mouvement emblématique du trotskisme en France, et aussi, de l’autre côté de l’Atlantique, aux côtés de l’aile gauche du Partido dos Trabalhadores (PT) et du Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST) du Brésil. Récemment, il a commencé à collaborer avec l’Institut La Boétie, le think tank de La France Insoumise, fondé en 2020 par Jean-Luc Mélenchon.

Pensant bienveillant, Michael Löwy s’efforce de créer une synthèse intellectuelle entre le marxisme et la pensée écologiste, dans le but de construire une nouvelle théorie politique : l’écosocialisme. Cette approche cherche à combiner le pragmatisme scientifique du marxisme avec les préoccupations écologistes. Entretien.

Michaël Lowy : Jean-Luc Mélenchon « a largement contribué à populariser la notion d’écosocialisme et [a] un discours élaboré sur l’écologie »

Diario Red / Insoumission : Vous collaborez actuellement avec l’Institut La Boétie, le think tank de La France Insoumise, après un long parcours dans les organisations de la gauche trotskiste révolutionnaire. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous rapprocher de La France Insoumise ?

À mon avis, la gauche trotskiste révolutionnaire a intérêt à collaborer avec des partis de gauche comme La France Insoumise, dans la mesure où ils constituent les principales forces incarnant une dynamique anticapitaliste dans la société. Dans le cas de Jean-Luc Mélenchon, nous avons affaire à un leader politique qui a largement contribué à populariser la notion d’écosocialisme et qui a un discours élaboré sur l’écologie.

Il a fait avancer nos thèses dans la bataille des idées. Par conséquent, il n’y a pas de contradiction entre se rapprocher de partis comme La France Insoumise et rester dans la tradition de la gauche trotskiste révolutionnaire.

Diario Red / Insoumission : Que peut apporter la pensée marxiste à l’écologie ?

Le marxisme est une théorie nécessaire pour tout projet de transformation sociale, car il nous permet de comprendre scientifiquement ce qu’est le capitalisme et les raisons pour lesquelles, en raison de la logique d’accumulation du capital, il génère une exploitation sans limites de l’homme et de la nature. Pour cette raison, le marxisme est une arme pour lutter contre les « falsificateurs de l’écologie », en particulier les promoteurs du capitalisme vert, qui redoublent d’efforts pour démontrer une thèse impossible : la compatibilité de l’écologie avec le capitalisme.

De plus, le marxisme est un outil intellectuel pour comprendre ce que pourrait être une alternative au capitalisme. Il élabore ses contours, défendant la constitution d’une économie qui priorise une production destinée à satisfaire les besoins sociaux à travers une planification démocratique, par opposition aux marchandises destinées au marché.

J’insiste particulièrement sur cette notion, car elle est consubstantielle à toute perspective écologique : une société durable ne pourra pas continuer à produire n’importe quoi à des fins d’échange sur un marché, comme c’est le cas aujourd’hui. La préservation de la vie humaine sur Terre exige la production de biens en fonction de leur utilité sociale et environnementale, en opposition à l’irresponsabilité totale qui règne dans la production actuelle.

Par conséquent, nous devons transformer le marxisme en un « éco-marxisme » et le socialisme en un « éco-socialisme », et mettre en œuvre une politique de planification qui intègre la notion de limites écologiques.

Diario Red / Insoumission : Comment peut-on construire une planification économique démocratique ?

Il est nécessaire de rompre avec le modèle soviétique de planification. À mon avis, l’excessive verticalité du système et l’absence de démocratie ont conduit à son incapacité à répondre réellement aux besoins de la population, et, en conséquence, à sa chute. Les décisions sur la manière et les raisons de produire doivent être prises de manière participative. Comment y parvenir ?

Nous devons partir du principe de subsidiarité : les décisions qui peuvent être prises au niveau local ou micro-local doivent être réalisées à cette échelle. Cela favorisera l’autogestion et multipliera la prise de décisions au niveau direct. De nombreuses institutions qui opèrent uniquement au niveau local pourraient être gérées directement par leur personnel.

Cependant, les activités de certaines administrations et entreprises nécessitent la mobilisation d’une région ou même de tout un pays. Dans ces cas, je défends un principe de représentativité : les décisions sur ce qui doit être produit et consommé doivent être prises par le peuple, par des représentants élus et des référendums.

Il est important de comprendre que l’économie n’est pas un fait naturel, mais un fait politique. Les grandes décisions économiques, concernant ce qui doit être produit et consommé, doivent être prises au niveau politique. Il ne s’agit pas d’éliminer complètement le marché, mais de lui donner sa place adéquate, notamment pour garantir la gratuité de certains services essentiels et, finalement, dépasser la politique de l’offre et son irresponsabilité sociale et écologique.

Diario Red / Insoumission : Vous vous intéressez au rôle révolutionnaire de l’utopie. Soutenez-vous les socialistes utopiques si critiqués par Marx ?

Je m’inspire du penseur Miguel Abensour, qui souligne que Marx ne critique pas les socialistes utopiques pour le contenu de leurs utopies, qu’il trouvait en réalité fascinantes, mais pour leur vision parfois erronée du politique.

Beaucoup de socialistes utopiques pensaient qu’il suffisait de gagner le cœur de quelques riches philanthropes pour réaliser leurs projets et les étendre à toute la société. Ce que Marx critiquait essentiellement chez Fourier ou Proudhon, c’était qu’ils ignoraient des questions politiques centrales : quelle classe sociale devra réaliser cette société utopique ? Quel sera le processus de transition vers une nouvelle société ?

Face à des penseurs qui, parfois, défendaient le retrait de la société pour entrer dans des phalanstères et qui, parfois, ressentaient de la nostalgie pour des formes de travail écrasées par le machinisme industriel, Marx pose la nécessité d’un processus révolutionnaire mené jusqu’au bout par une classe sociale ascendante : le prolétariat, qu’il définit comme les travailleurs ne possédant pas leurs moyens de production.

Cependant, cela n’empêchait pas Marx de s’intéresser sincèrement aux idées des socialistes utopiques, qui furent l’une des trois principales sources d’inspiration de sa pensée, avec l’idéalisme allemand hégélien et les économistes classiques anglais.

Cette vision erronée de la notion d’utopie chez Marx a conduit de nombreux marxistes à rejeter a priori toute politique de l’utopie. Pour ma part, je pense que l’idée d’utopie est nécessaire à tout projet politique révolutionnaire.

Le penseur marxiste utopique Ernst Bloch, que je cite fréquemment, disait que la force du marxisme réside dans la combinaison d’un « courant froid », une lecture scientifique du capitalisme, avec un « courant chaud », la vision utopique d’une société sans classes, basée sur la justice et l’égalité, où nous serions libérés de la surexploitation, du productivisme et du fétichisme de la marchandise, et par conséquent du consumérisme. Selon moi, le « courant froid » doit être un moyen pour atteindre le « courant chaud ».

Diario Red / Insoumission : Vous parlez d’une transformation des forces productives en forces destructrices, en opposition au marxisme classique, en vous inspirant des thèses de Walter Benjamin. Ne risquez-vous pas de tomber dans une condamnation a priori du progrès technique, comme le font de nombreux penseurs écologistes décroissants ?

Je pense que nous devons éviter toute simplification à propos du progrès technologique et adopter une vision dialectique. La catégorie « progrès technique » ne signifie rien en soi : le progrès technique n’est pas unique, il est multiple, et peut donc être défini de diverses manières.

Laissons de côté les simplifications et les discours binaires : nous pouvons observer qu’il existe des avancées techniques majoritairement positives, comme celles de la médecine, et d’autres négatives, comme la voiture individuelle ou l’extraction pétrolière. Pourquoi cette différence entre des réalisations qui sont considérées comme faisant partie d’un même ensemble, le progrès technique ?

Pour une raison simple : je pars du principe que le véritable problème n’est pas la technique, mais le capitalisme. Le capitalisme crée une technologie qui lui est propre et qui est à son service. Prenons l’exemple de l’automobile individuelle : un produit qui, à l’origine, ne répondait à aucun besoin social réel, a fait l’objet d’une véritable fétichisation comme produit de consommation ostentatoire, et a réorganisé la société au bénéfice du capitalisme contemporain.

Il est donc nécessaire de dépasser une illusion entretenue par le marxisme le plus orthodoxe : l’écosocialisme démontre que nous ne pouvons pas nous approprier toute la technologie et tout l’appareil de production existant pour les mettre au service des travailleurs, car une partie de ces derniers existe uniquement pour satisfaire les besoins spécifiques du capitalisme. Que changerait-il en termes de politique écologique si un puits pétrolier en haute mer était sous le contrôle des travailleurs ?

Diario Red / Insoumission : L’écosocialisme est-il alors synonyme de décroissance ?

Ce n’est pas si simple. Soyons clairs : l’écosocialisme implique une forme de décroissance dans la mesure où il remet en question l’existence même d’une partie de notre appareil productif et de notre production. Pourquoi ? Parce que le capitalisme ne produit pas des choses pour répondre à des besoins, mais uniquement en fonction de leur capacité à être échangées sur le marché, de leur valeur d’échange.

Par exemple, le fait que tous nos appareils électroménagers deviennent obsolètes après quelques années ne répond pas à nos besoins en tant que consommateurs, mais à l’objectif d’augmenter la circulation des valeurs d’échange sur le marché, de stimuler les ventes et la concurrence, au détriment de toute responsabilité environnementale. La mise en œuvre d’un système écosocialiste qui dépasse le capitalisme impliquerait donc l’élimination de tout le gaspillage de ressources humaines et naturelles causé par l’irresponsabilité de l’économie capitaliste, ce qui entraînerait inévitablement une forme de décroissance.

Cependant, la décroissance en elle-même ne sera jamais un projet de société. En effet, il existe des formes de décroissance capitalistes, comme les mesures malthusiennes ou la destruction d’activités jugées « insuffisamment rentables », qui sont souvent nécessaires au bien-être de la société.

Par conséquent, il existe un danger que la question de la décroissance soit posée par les classes dominantes sans aucune critique du capitalisme, créant une société encore plus aliénée. La décroissance est également une notion complexe qui ne peut être résumée par des lieux communs ou des idées uniformes. Elle ne peut être pensée simplement comme une diminution du PIB, mais comme une manière de réorganiser la production.

Nous devons sérieusement nous poser ces questions : quelle partie de l’appareil productif doit être démantelée et quelle partie doit être développée ? Par exemple, je pense que les énergies fossiles et la publicité font partie des activités qui doivent décroître. En revanche, les investissements dans les transports publics doivent augmenter, car les voitures individuelles sont destinées à disparaître.

Diario Red / Insoumission : Vous êtes brésilien. Les discours écosocialistes et les formes de décroissance qu’ils impliquent sont-ils audibles dans un pays et un continent qui désirent à tout prix se développer et croître économiquement ?

Malgré la présence de réseaux écosocialistes actifs au sein des forces de gauche, notamment au Brésil, il faut reconnaître que la vision dominante en Amérique latine, dans toutes les forces politiques, reste développementaliste. Il est évident que l’Amérique latine doit se développer ; ce n’est pas la question. La véritable question est : quel type de développement le continent a-t-il besoin ? À mon avis, il ne faut pas y reproduire les erreurs du développement des pays du Nord.

Le modèle de développement suivi en Amérique latine est le suivant : produire des matières premières non transformées destinées au marché mondial, avec des conséquences désastreuses sur le plan écologique. Les tentatives de diversification industrielle en Amérique latine, comme le développement d’une industrie automobile ou aéronautique, sont également conditionnées par les exigences du marché mondial.

Ces productions sont-elles une priorité pour les Sud-Américains, dont la majorité n’a ni voiture ni accès aux avions ? Il est nécessaire de penser un autre modèle de développement, ce qui implique de produire pour la population et non pour le marché mondial.

Par exemple, mon pays, le Brésil, détruit la forêt amazonienne pour produire une quantité de soja et de viande qui dépasse largement la demande nationale, voire régionale : la surproduction agricole pour satisfaire le marché mondial et le secteur de la viande conduit nécessairement à l’accélération de la déforestation de l’Amazonie… Avec le temps, cela pourrait provoquer l’assèchement des fleuves qui coulent vers le sud du pays et qui alimentent la production agricole… Une véritable catastrophe !

Dans cet écocide, l’extrême droite est en première ligne, avec l’ex-président Bolsonaro, qui voulait éradiquer la forêt « parce qu’elle ne sert à rien » et mettre fin aux modes de vie indigènes. Le peuple brésilien ne se nourrit pas de soja, mais principalement de riz, de haricots, de farine et de poulet.

Par conséquent, l’agriculture doit être orientée en priorité vers le marché intérieur et viser une production biologique. Il n’y a pas d’autre solution pour stopper le désastre écologique en cours. Cela a été compris par le Mouvement des Travailleurs Ruraux Sans Terre (MST), qui est aujourd’hui le principal producteur de riz biologique du pays.

Comme pour le progrès technique, la question du développement doit être abordée selon une approche dialectique et non comme une perspective uniforme. Il existe un développement
capitaliste, destructeur, et un développement nécessaire dont l’Amérique latine a besoin : plus de services publics, d’électricité, d’approvisionnement en eau, d’assainissement, etc.

L’Amérique latine peut être pionnière en matière de progrès technique respectueux des équilibres naturels, contrairement aux sociétés occidentales. Dans ce combat, la gauche, les paysans, les indigènes et une partie de l’Église jouent un rôle fondamental.

Diario Red / Insoumission : Quels sont les principaux obstacles à une politique écologiste et écosocialiste en Amérique latine, et au Brésil en particulier ?

Je pense que la gauche latino-américaine a souffert d’une idéalisation du pétrole. Le contrôle de celui-ci était perçu comme un moyen d’acquérir plus de souveraineté économique par rapport aux États-Unis, mais il a fini par affaiblir les économies du continent, dévaster l’environnement et attiser les ambitions des oligarchies étrangères.

Cependant, je constate quelques signaux positifs. Au sein du gouvernement de Lula, la ministre de l’Environnement, Marina Silva, s’oppose à l’exploitation pétrolière dans l’estuaire de l’Amazone. Lula n’a pas encore pris de décision sur le sujet, mais il est important que cette position ait été exprimée.

La seconde menace est le libre-échange et la surdépendance au marché mondial, dont j’ai exposé la relation de cause à effet avec la déforestation de l’Amazonie. Il est certain que la signature de l’accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur est une très mauvaise nouvelle pour la préservation de l’environnement en Amérique latine.