Participation. Dans sa déclaration de politique générale, l’ex Premier ministre Michel Barnier convoquait l’héritage du Général De Gaulle lorsqu’il présentait l’une de ses solutions miracles pour régler le problème du pouvoir d’achat : la relance de « la participation, l’intéressement et l’actionnariat salarié, et cela pas seulement dans les grandes entreprises ».
Cela fait près de trente ans que les gouvernements successifs de droite et de centre gauche proposent des mesures encourageant les dispositifs d’épargne salariale qui représentent aujourd’hui près de 3,7% de la rémunération brute totale en France (Dares, 2023). Cet outil permet aux salarié·es de se constituer un portefeuille de valeurs mobilières qui peut être composé de produits financiers divers (SICAV, FCP, etc.) ou d’actions de l’entreprise. Dans ce cas, on parle d’actionnariat salarié. Sans entrer dans le détail du dispositif, cette épargne est constituée par la « participation », qui est une obligation de partage du bénéfice de l’entreprise imposée à tout groupe de plus de cinquante salariés selon des modalités définies par un accord d’entreprise.
Elle peut également reposer sur « l’intéressement », qui est un programme facultatif d’association des salariés aux performances plus générales de l’entreprise (hausse de la productivité, de la qualité, etc.). Dans les deux cas, ces formes de rémunérations variables sont, d’une part, exonérées de l’impôt sur le revenu si l’employé les place sur des dispositifs d’épargne d’entreprise (PEE, PERCO, etc.) et, d’autre part, exonérées de cotisations patronales pour l’employeur.
Plusieurs questions se posent dès lors. Pourquoi la droite évoque-t-elle toujours le Général lorsqu’elle invoque cet ensemble de mesure ? Quel est l’imaginaire derrière ces dispositifs ? S’agit-il d’une mesure sociale, véritablement efficace pour relancer le « pouvoir d’achat » ? Quelle position devons-nous adopter face à de telles propositions ? Notre article.
La version gaullienne de la participation salariée
Le Général De Gaulle a fait de la participation une des clés de voute de son projet politique. Dès 1941, dans un discours prononcé à Oxford, il décrit une « crise de civilisation » causée par l’exploitation et l’injustice sociale qu’il assimile à du mépris pour la dignité humaine.
A la fin de la guerre, il affirme encore que ni le capitalisme, ni le communisme ne sont à même de répondre à ces deux enjeux. Il développe alors l’idée d’une troisième voie en envisageant une société dite « pancapitaliste », fondée sur le modèle du non-alignement qu’il mettait en œuvre dans sa diplomatie. Cette nouvelle organisation sociale vise à supprimer les antagonismes de classe et l’appropriation des moyens de production par et pour une minorité de capitalistes.
En effet, en contrôlant strictement la distribution dividendes, l’État devait chercher à favoriser la montée en capital des salariés grâce à un mécanisme de redistribution du bénéfice converti en actions. Lentement mais sûrement, les salarié·es deviendraient majoritaires à terme, et partageront le pouvoir de contrôle avec les actionnaires capitalistes. Ainsi, les antagonismes entre classe seraient gommés puisque qu’elles partageraient des intérêts communs.
Si cette volonté de transformation sociale du système capitaliste repose sur une considération forte pour la question ouvrière, elle s’inscrit néanmoins dans une logique de maintien d’une hiérarchie sociale figée entre dirigeants forts d’un côté et travailleurs obéissants de l’autre. L’objectif n’est pas la constitution d’une société égalitaire, mais plutôt une optimisation du fonctionnement de l’appareil productif que la lutte des classes gripperait. Elle s’inscrit en cela parfaitement dans la logique d’un capitalisme productiviste et accumulateur, caractéristique des « Trente glorieuses ».
Toutefois, se réclamer aujourd’hui de De Gaulle lorsqu’on évoque la participation salariée permet d’entretenir l’idée qu’il serait un outil social, au service des classes populaires et travailleuses permettant de lutter contre un capitalisme débridé. Or, la vision pancapitaliste a disparue avec le Général et son héritage intellectuel avec : qu’elle soit défendue par la droite ou une partie de la gauche, la participation s’inscrit aujourd’hui dans une logique purement néolibérale.
La vision néolibérale de la participation des salariés
Après-guerre, le consensus keynesien dans la classe politique française a permis, comme l’a montré l’économiste Bernard Friot dans ses travaux, la libération partielle des travailleurs des mécanismes du marché du travail. Leurs luttes s’inscrivaient dans un cadre collectif qui leur créait un rapport de force relativement favorable, notamment pour la négociation salariale. Par conséquent, l’enjeu pour les néolibéraux, alors minoritaires, était de briser ce cadre protecteur et les solidarités sous-jacentes de manière à réduire l’inflation salariale et favoriser une répartition de la valeur au bénéfice des actionnaires.
Pour cela, il fallait faire admettre aux salariés que leur condition ne s’améliorerait ni par la lutte contre le patronat, ni par la collaboration avec ce dernier dans une hypothétique cogestion. Au contraire, cela passerait par leur adhésion aux valeurs et intérêts du capital. Dans cette perspective, les mécanismes de participation ont alors pris une place centrale dans le récit néolibéral.
Du point de vue macro-économique, la pensée néolibérale affirme que des salaires fixes élevés dégradent la compétitivité des entreprises et enclenchent une boucle « salaire-prix » inflationniste. Pour lutter contre cette logique, ils proposent de minimiser la partie fixe du salaire afin de garantir la compétitivité des entreprises sur laquelle sera indexée la partie variable de la rémunération.
Ainsi, la rémunération des travailleurss se fera ex-post, c’est-à-dire une fois la production réalisée et vendue. Dans cette perspective économique où l’offre crée la demande, les intérêts du capital doivent être privilégiés puisque naturellement, à terme, toute la société en bénéficiera par le jeu du ruissellement.
Ce raisonnement repose sur une conception particulière du travail qui nie l’existence de toute dimension collective, symbolique et émotionnelle justifiant l’engagement des uns et des autres dans leur travail. Ils considèrent au contraire que les gens contractent un travail salarié dans le seul but de maximiser leur situation individuelle, ce qui se fait nécessairement au détriment de l’entreprise et de ses actionnaires.
Pour lutter contre cette inclinaison opportuniste, il est nécessaire de lier leurs intérêts à ceux des actionnaires. Par exemple, les stock-options, destinées aux cadres dirigeants, sont distribuées afin de s’assurer qu’ils et elles travaillent à dégager le maximum de profits à remonter aux actionnaires. Les dispositifs de participation salariée ne sont qu’une généralisation à tou·tes les employés de cette logique.
La transformation des salariés en actionnaires crée seulement l’illusion d’un contrôle ou d’une co-gestion de l’entreprise puisqu’en réalité, ils et elles restent minoritaires à l’assemblée générale. En revanche, elle s’inscrit dans une démarche de brouillage des intérêts de classe en rendant les travailleur·ses solidaires des aspirations des actionnaires.
L’objectif est de les faire adhérer à une conception purement économique de ce qu’est une gestion efficace de l’entreprise et ainsi tuer dans l’œuf toute contestation interne. Cette double casquette est à la fois un dilemme moral pour les salariés, et un formidable mécanisme de légitimation des décisions managériales. En effet, comment lutter contre un plan de licenciement si celui-ci lui permet de mieux valoriser l’entreprises et donc ses actions ?
On retrouve ici toute la logique de la politique économique et sociale qu’Emmanuel Macron met en œuvre depuis 2017. D’une part il s’agit de transférer le salaire vers des dispositifs temporaires et conditionnés de rémunérations échappant aux cotisations sociales. On pense ici aux « primes Macron » et à l’exonération des heures supplémentaires, ou encore à la loi PACTE de 2019 obligeant la constitution de réserve spéciales de participation pour toute entreprise de plus de 50 salariés.
D’autre part, il conviend d’affaiblir les dispositifs de contrôle dans l’entreprise (fusion des CE et des CHSCT) et de démonétiser les conventions collectives au profit des accords d’entreprise. Cela a été rendu possible grâce aux « lois travail » votées ces 10 dernières années Dans cette perspective, le dialogue social doit s’exercer à l’échelon le plus réduit, c’est-à-dire au niveau de l’entreprise.
Le rapport de force qui en découle est donc nécessairement défavorable aux salarié·es. Dans le cas des négociations salariales, les dirigeant·es peuvent d’autant plus facilement refuser toute augmentation de la part fixe de la rémunération aux profits de dispositifs variables… D’où l’insistance des gouvernements successifs à mettre en avant la participation salariée. La boucle est bouclée.
Un dispositif fondamentalement inégalitaire
Théoriquement, tous les employé·es travaillant dans des entreprises de plus de cinquante salariés seraient éligibles à l’épargne salariale. En réalité, il existe de grandes inégalités dans l’accès à cette rémunération complémentaire. Sans entrer dans le détail des chiffres de l’INSEE, le portrait-robot des bénéficiaires de l’épargne salariale est plutôt un homme, qualifié, en CDI, dont la carrière se fait au sein d’une grande entreprise, dans des secteurs d’activité où sont présentes de grandes entreprises.
En sont exclu·es, à l’inverse, les travailleur·ses précaires, à temps partiel, les indépendants, ou encore les auto-entrepreneurs du secteur tertiaire à faible productivité, mais à forte intensité de main d’œuvre, comme les activités de nettoyage ou de service à la personne. Ce déséquilibre est encore aggravé lorsqu’il s’agit de femmes ou de personnes non-blanches – celles-ci étant par nature à la fois surreprésentées dans les catégories les plus précaires de l’emploi et les métiers exclus de ces dispositifs.
Enfin, parmi les travailleurs éligibles, tous ne bénéficient pas du dispositif de la même manière. En effet, il est possible de demander à percevoir directement ces primes. Autrement, elles sont placées dans des plans d’épargne à termes (5 ans minimum) proposés par les entreprises. En contrepartie d’une liquidité faible (c’est-àdire la capacité à disposer de l’argent) et pour inciter à l’épargne, ces sommes sont exonérées de l’impôt sur le revenu.
En 2022, sur les 10,7 milliards d’euros versés, 4,5 ont été réclamés directement. S’il n’existe pas à notre connaissance de données sur l’influence des catégories socioprofessionnelles sur ce choix, il paraîtrait logique que cela concerne principalement les individus les plus modestes, ceux pour qui toucher immédiatement ce complément de rémunération est le plus urgent. A l’inverse, il offre un dispositif fiscalement intéressant à des individus qui aurait, quoi qu’il en soit, épargné ce complément de revenu.
En effet, les 20% des ménages les plus modestes n’épargnent que 3% de leurs revenus annuels (environ 300 euros) contre 30% pour les 20% les plus riches. Notons qu’il est possible de contribuer volontairement au plan d’épargne salariale et il y sont incités de deux manières. Directement par l’État qui permet de défiscaliser une partie de ces versements volontaires, et par l’entreprise qui peut abonder aux versement des salariés, cet abondement étant également exonéré de cotisations sociales. Ainsi, toujours en 2022, aux 2,1 milliards d’euros investis volontairement ont été ajoutés 2,4 milliards par les entreprises.
En d’autres termes, la participation salariée, et plus largement l’épargne salariale, sont des dispositifs inégalitaires. Ils bénéficient surtout aux salarié·es les plus aisé·es, c’està-dire celles et ceux pouvant se permettre d’épargner et bénéficiant, par la même occasion, d’un moyen d’échapper à l’impôt sur une partie de leur revenu qui, de fait, n’est pas consommée. Pour les autres, c’est un moyen de rémunération détourné, avantageux pour les employeurs, qui ne permet en rien de rééquilibrer l’antagonisme capital-travail comme le souhaitait De Gaulle.
Au contraire, la décorrélation de la rémunération, au regard du contrat de travail, permet de transférer le risque du capital vers les travailleur·ses puisque la part variable de rémunération dépend désormais de facteurs sur lesquels ils et elles n’ont pas de prise directe. De plus, cette part variable du revenu échappant à la cotisation sociale, elle n’entre ni dans le calcul des indemnités de licenciement, ni dans celui du salaire de référence fixant le montant des allocations chômage ou les droits à la retraite.
Une nouvelle fois, les plus précaires et les plus modestes ne sont pas formellement exclu·es de ces dispositifs. En revanche, ce seront-elles qui ont le plus de probabilité de connaître rupture dans la continuité de l’emploi et/ou ne pourront pas se payer le luxe de l’épargne à terme et des retraites complémentaires. Dès lors, elles ne bénéficient en réalité absolument pas des « avantages » de ces dispositifs.
Pour conclure, quand bien même il se réclame de cet héritage, la proposition de l’ex Premier ministre Michel Barnier ne doit pas être analysée depuis la perspective gaullienne de la participation, mais bien depuis son acception néolibérale. Partant, la promesse de l’augmentation de la rémunération et du pouvoir d’achat des Français·es est nouvelle entourloupe au goût amer pour les classes populaires. En effet, nous avons montré que ce dispositif est par nature inégalitaire et ne fait que renforcer les inégalités déjà présentes en favorisant les salarié·es les plus protégé·es et les plus aisé·es.
De plus, dans la conjoncture actuelle marquée par l’inflation et l’effondrement de la demande intérieure, miser sur la participation, donc l’amélioration des résultats des entreprises, pour améliorer la situation des travailleur·ses, est une illusion qui ne résistera pas à l’épreuve de la réalité. Elle permet surtout au gouvernement d’éviter de regarder en face la répartition inégalitaire de la valeur entre travail et capital. Celle-ci appelle des mesures autrement plus radicales, à l’instar de l’augmentation des salaires réels proposée dans l’Avenir en commun.
Par Alexandre Renaud