trois amies

Les « Trois amies » d’Emmanuel Mouret

Trois amies. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Le film d’Emmanuel Mouret est une comédie qui entremêlent délicatement des histoires de couples de notre temps. Ce n’est pas un film politique, mais un film politiquement réalisé et rythmé par des interrogations sur ce que sont l’amour et la séparation, de tous nos usages et de notre société. « On peut parler du monde entier en s’intéressant à deux personnes », dit le réalisateur. Notre article.

Faire du cinéma politiquement plutôt que du cinéma politique

On reproche à Emmanuel Mouret un cinéma du repli sur l’intime qui ignore son temps. Ou on en fait l’éloge. Rien n’est plus inexact.

En arrière-plan de sa dernière comédie « Les trois amies », Emmanuel Mouret dresse, en sociologue de la caméra, un portrait méticuleux de la classe moyenne d’une grande ville française. Lyon en l’occurrence. Tout y est dessiné. Les codes vestimentaires, travail, soir et week-end. Les intérieurs, du classique au bohème. Les habitudes alimentaires.

Les loisirs, soirées entre amis, vernissages des connaissances, week-ends à la campagne dans une ferme ou une location. On y voit leurs professions– enseignants, artistes, professions artistiques – traitées avec sympathie. L’hommage à leur utilité sociale est discret, mais réel. Une utilité qui ne les rend pas moins perdus dans ce monde que quiconque.

Si l’actualité est absente, c’est autant pour se consacrer mathématiquement aux aspirations et relations amoureuses des protagonistes qu’un signe de notre temps. Et parce que, selon le réalisateur : « les questions sociétales sont le seul endroit aujourd’hui où il y a quelque chose de progressiste. On est en recul finalement sur plein d’acquis sociaux et c’est le seul lieu où il se passe des choses intéressantes. Le reste n’est qu’un vaste recul ».

Il y a fort à gager qu’une histoire similaire dans les années 70 aurait investi la rue et le local syndical. Le personnage de l’illustre peintre dresse le portrait de chats et de fleurs. Ses anciennes toiles révèlent les icônes politiques de sa jeunesse et probablement ses engagements évanouis. Le film d’Emmanuel Mouret fourmille de ces traces-là. Mélancolique et ironique à la fois ?

Mais le sujet d’Emmanuel Mouret est ailleurs. Au cours de ses 12 films, il parcourt le sentiment amoureux et les relations des uns avec les autres. À la manière d’un artiste transposant différemment à chaque fois la même nature morte. À chaque fois sur le chevalet. Les hommes avec les femmes. Les femmes avec les hommes. Les femmes entre elles, les hommes entre eux. La relation de chacun avec lui-même et ses désirs.

Tout peut être considéré comme petit au regard des enjeux qui traversent la planète. Doit-on dire la vérité à son conjoint ? Est-on coupable de ce qu’on provoque ? Responsable de ses actes ? Sait-on ce qu’on veut ? Le confort est-il préférable à la passion ? Dans ces espaces inter-humains, Emmanuel Mouret construit des mondes. Et donne sa vision de l’humanité.

Voir le monde dans la relation entre humains

Emmanuel Mouret est un mathématicien du désordre amoureux. Résumer son film est presque une équation à plusieurs inconnues. Alice, Rebecca et Joan sont trois amies. Rebecca couche avec Eric, le mari de Julie. Pour sa vie avec Eric, Julie renonce à une aventure avec Stéphane que Rebecca tentera une fois refermée son aventure avec Eric.

Joan quitte son mari et côtoie Thomas, mais choisira Martin pour regretter Thomas et choisir peut-être Léo. Vous avez saisi ? Non ? Ce n’est pas grave. On pourrait croire à un maelstrom. Ce n’est pas le cas, tout se passe assez tranquillement. Au gré de la sensibilité, des doutes et de la conscience de chacun. Trahison et amitié. Grave et drolatique à la fois. Aucun mensonge ne sera vraiment révélé. Le suspens ne tient pas à la révélation, mais à la relation.

Ce sont les femmes qui font bouger le monde d’Emmanuel Mouret. Les hommes sont un peu lâches. Ou entêtés. Ce sont elles qui questionnent. Qui tentent et qui se livrent. Qui peuvent faire preuve d’esprit de sacrifice. Dans cette histoire où les histoires d’amour s’empilent, la plus belle preuve est d’une femme à une autre. Même le mensonge, le dilemme moral, l’affrontement des désirs et des usages… n’occultent pas la bonne volonté de chaque personnage.

Victimes indissolubles de leur propre oxymore. À l’image de Thomas – joué par Damien Bonnard – avec son unique livre Heureuse complexité qui lui vaut une petite renommée. Hasard, destin ou nécessité, le présent n’est jamais ce qu’il avait été proclamé devoir être. Et rien, même la mort, n’empêche de continuer. « Ça ne me dérange pas d’espérer », proclame un personnage.

On ne peut pas parler de ce film sans saluer la direction d’acteur et le jeu des actrices. Emmanuel Mouret a choisi des comédiens et des comédiennes d’horizons différents. Cette disharmonie n’est en aucune façon dissonante. Elle forme une société. Il faut rendre hommage particulièrement à India Hair, Camille Cottin et Sara Forestier. Elles composent un rare chœur non uniforme.

Avec ses solos. Ses duos. Et ses trios. Si chacun de leur rôle peut échanger sa place avec l’autre, aucun de leur rôle n’est interchangeable. Vincent Macaigne, acteur récurrent du cinéaste, plane poétiquement sur le film dans le rôle d’un drôle de fantôme agaçant et touchant.

Le monde dont parle Emmanuel Mouret est un précipité du nôtre. Ni drame, ni comédie. Tout cela à la fois. Successivement et simultanément. C’est pour cela qu’en même temps, on peut être touché et rire. Comme avec Guignol, le coup fait à la fois mal et déclenche l’hilarité. On sourit et rit beaucoup avec les « Trois amies». Cocasserie de la discordance des mots, des actes et des faits. Miroir, déformant ou non, des affects des rôles et des nôtres.

Faire œuvre aux côtés de l’histoire du cinéma

Le réalisateur des « Trois amies » aime et sait raconter des histoires. Il les nourrit de l’histoire du cinéma. Un de ses personnages principaux disparaît tôt dans le film à la manière de Marion jouée par la star du moment Janet Leigh dans Psychose d’Alfred Hitchcock. L’histoire est racontée par un mort comme dans Sunset Boulevard de Billy Wilder.

Une des trois amies partage son prénom avec Alice de Woody Allen. Et sa quête de devenir elle-même. La science du labyrinthe des attachements fait penser à Eric Rohmer et Marivaux. La délicatesse de l’humour nous remémore par exemple « Le ciel peut attendre d’Ernst Lubitsch. Emmanuel Mouret poursuit l’histoire du 7ᵉ art. Emmanuel Mouret est en train de constituer une œuvre qui comptera.

Par Laurent Klajnbaum