Anora Sean Baker
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Anora, de Sean Baker : la palme d’or démonte le rêve américain

Anora. L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Avec « Anora », Sean Baker transpose l’histoire de Cendrillon dans l’Amérique d’aujourd’hui. « Pretty Woman » de Gary Marshall projetée dans « After Hours » de Martin Scorsese. L’histoire de Cendrillon ou plutôt l’impossibilité de cette histoire. À la Scorcese : ascension, climax et chute. L’odyssée d’une travailleuse du sexe qui a cru à une romance avec le fils d’un oligarque russe. Le démontage du rêve américain. L’illusion se paye cher. On peut croire le film léger. Pas de leçons en effet. Mais de la profondeur dans l’exploration des personnages et de la société. Un thriller et une comédie endiablée. Hilarante et sérieuse à la fois. Jubilatoire. Notre article.

« Je vais construire un grand mur et le faire de manière très économique », Donald Trump

En 2022, palme d’or de Ruben Östlund avec « Sans filtre ». Le réalisateur suédois choisit la fable pour faire une satire du capitalisme. 2024, nouvelle palme d’or, Sean Baker choisit le conte. Fable et conte, deux formes de narration liées au choix séparatiste des ultra-riches. Aujourd’hui, la rencontre sociale est devenue improbable entre le haut et le bas. Cela n’a pas toujours été le cas. Dans le théâtre de Molière, les valets et les paysans côtoient les bourgeois et les nobles. On y rencontre des commerçants, un cuisinier, une égyptienne, des artisans et professions libérales…

Tous se croisent de manière à peu près réaliste. Au 19ᵉ siècle, la séparation de classe était verticale. Les premiers étages des bâtiments haussmanniens étaient à la bourgeoisie. La modestie grimpait avec les paliers. Aujourd’hui, le croisement des classes sociales est invraisemblable. C’est pour cela que Sean Baker l’organise dans un des rares lieux réaliste de sa concrétisation. Point de connexion asymétrique par excellence. Un bar à hôtesses où le sexe est réglementé et tarifé, le lieu de la traite des êtres humains.

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« Vous pensez que vous venez de tomber d’un cocotier ? », Kamala Harris

Choisir ces bars pour Sean Baker est tout sauf un hasard. Sa filmographie en témoigne. C’est l’expression actuelle des capacités du capitalisme à tout marchandiser. Les corps. Les sentiments. Les frustrations. Les désirs. Le réalisateur nous montre le quotidien des professionnelles.

Les ficelles, les contraintes et les routines. Avec au cœur : l’exploitation. Les rapports d’entraide, de domination ou de concurrence entre collègues. L’absence de respect et de considération pour les travailleuses du sexe. Comme dans d’autres métiers. On voit aussi la circulation de l’argent. La négociation. Tout s’évalue, se monnaye, se paye. Comme dans n’importe quel commerce. Sean Baker donne à voir simplement la vie des travailleuses du sexe. En surmontant les tabous sociaux.

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« J’espère que chaque petite fille qui regarde la télé ce soir voit que c’est un pays de tous les possibles », Kamala Harris

Anora, l’héroïne, va croire en sa chance. Flagrance de la rencontre avec un fils de milliardaire. Devenue escort-girl exclusive. Puis son épouse. En quelques jours, contrairement à « Casino ». Le temps n’aura pas le temps de son effet. Elle entrevoit l’autre côté de l’Amérique. Les hôtels particuliers. Les palaces. Les bringues et les grands restaurants. Les fringues et les bijoux. Les jets. Las Vegas. Drogues. Alcool. Stimulants. Illuminations. Le luxe.

La fortune est un consumérisme. L’union sexuelle, l’apothéose d’un idéal transcendant les barrières de classe. Elle se contente de peu. Ne plus subir sa colocataire. Ne plus avoir peur de demain. Être aux côtés d’un homme qui la fait sourire. Même si celui-ci semble préférer les jeux vidéos à sa compagnie. Elle croit rêver. L’idéal se confond avec l’opportunité.

« Nous allons passer par-dessus la falaise de toute façon alors pourquoi ne pas s’amuser ? », Donald Trump

Dans une Amérique véreuse et corrompue, chacun sera rattrapé par sa classe. Pour rétablir l’ordre, les parents du rejeton lancent à ses trousses une bande de pieds nickelés. Un prêtre orthodoxe et deux hommes de main. Le réalisateur connaît bien les films de gangsters. Il a vu aussi les « Blues brothers ». La fripouillerie et la brutalité qui le disputent à l’impéritie et la gaucherie. Entre froideur émotionnelle et empathie. Les terreurs sont à eux-mêmes leur projet.

Ils se constituent par les ordres qu’ils reçoivent et leurs actes. Au cœur du flm, débusquer le jeune couple de la résidence de papa et maman. Obtenir le divorce. Fin du jeu. Fuite de l’héritier. Bataille homérique d’Anora et des nervis. Hachée du besoin des protagonistes de reprendre leur souffle entre deux coups. Comme nous entre deux rires. Homérique.

« La réussite, c’est pas pour les feignasses », Donald Trump

Il est minuit. Les verres sont vides. Le prince est parti. Le carrosse s’est transformé en citrouille. Il n’y aura pas de soulier de vair. On comprend qu’«Anora» renvoie sémantiquement à honneur. La dignité plus forte que la menace de déclassement. Course poursuite du fils et de l’époux. Deux traques en une. Celle pour le retour au bercail de l’héritier. Celle pour regarder dans les yeux l’épousé.

On se doute de comment cela finit. Presque. Une romance peut en cacher une autre. Anora joue en quelque sorte le lapin d’Howard Zinn. L’historien écrivait dans son Histoire populaire des États-Unis : « Tant que les lapins n’auront pas d’historiens, l’histoire sera racontée par les chasseurs », Sean Baker nous montre les États-Unis au travers de son héroïne.

« Le business, c’est un buffet. Si vous attendez qu’on vous serve, vous n’aurez rien ! », Donald Trump

Le film tire le portrait peu flatteur de l’Amérique. « Frissons sacrés et pieuses ferveurs, enthousiasme chevaleresque, mélancolie béotienne, le capitalisme a noyé tout cela dans l’eau glacée du calcul égoïste », racontait Karl Marx. Le conte de fées n’aura pas lieu. Pas de New-York fantasmé. Les quartiers des riches. Ceux des employés qui les servent. Panorama mémorable des milieux sociaux. De la nuit du night-club à celle de la poursuite. Roads-movies. Traversant les USA. New-York.

Un salon. Les paysages géographiques ou intérieurs appellent les mêmes transbordements et les mêmes collisions. Melting-pot des cultures, des langues et des accents. Au centre ou en périphérie des scènes. Ouzbek, arménien, italien, russe, irlandais… et même, at last, le français… Cette histoire est américaine. Aux couleurs nuancées du bleu-blanc-rouge du drapeau yankee. Mais on pourrait en retrouver l’équivalent aux quatre coins du monde. Un film particulier, universel.

« On l’a fait ! Joe » Kamala Harris

Un film de lumières aussi. Celle d’Anora, le personnage principal joué par Mikey Madison qui irradie le film. Celles des néons et des leds de New-York la nuit ou de Las Vegas. Celle qui traverse un solitaire. La bulle d’un bubble-gum. Celle du soleil dans une baie vitrée qui diffracte la lumière. Celle qui rebondit sur la carrosserie d’une voiture de luxe. Attention, la rutilance est mauvaise conseillère.

Un film de vitesse. Sans craindre de prendre quelquefois le temps. Course poursuite et divagation urbaine. Séquences longues ou courtes raccordées de manière abrupte. Ellipses. Contraction ou dilatation du temps. Mécanique des enchaînements. « Anora » passe tranquillement d’un genre à l’autre. D’un style à l’autre. Et les déborde tous.

« Il fait froid et il neige à New York. Nous avons besoin du réchauffement climatique ! » Donald Trump

La palme d’or 2024 du Festival de Cannes est une comédie drôle et amère. Sur la supercherie de la promesse américaine d’égalité des chances. « Pretty Woman » était parfait pour endormir les petits. « Anora » réveille. Du côté des humbles. Proust, après la Première Guerre mondiale, écrivait dans Le temps retrouvé : « J’avais assez fréquenté de gens du monde pour savoir que ce sont eux les véritables illettrés, et non les ouvriers électriciens ».

Mauriac disait après la seconde : « Seule la classe ouvrière est restée dans sa masse fidèle à la patrie profanée ». Malgré tout optimiste. Face à leur disproportion, il reste à chacun assez de pouvoir pour se battre. Dans ce film et dans la vie.

Par Laurent Klajnbaum