Utopiales
Crédits photo : « Vue générale de la scène principale, durant la conférence d'Alejandro Jodorowsky, lors du festival international de science-fiction Utopiales qui s'est tenu en 2011 à Nantes en France », Alejandro Jodorowsky, Wikimedias Commons, CC BY-SA 3.0, pas de modifications apportées.

Les Utopiales : un festival de science-fiction qui s’interroge sur notre présent

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Cette année, le festival des Utopiales de Nantes a fêté sa 25ème édition. Cet évènement de taille importante proposait au public 5 expositions variées, des projections de films, des tables rondes littéraires et scientifiques, des créations sonores et des concerts, des rencontres dédicaces avec des auteurs dans l’espace librairie (qui est pour l’évènement la plus grande librairie de références de science-fiction de France), des jeux de rôles, jeux vidéo et des films en expérience VR.

Cette année, dans un contexte fort en tensions, c’est le thème de l’Harmonie qui a été choisi. Ce festival a toujours eu pour ambition d’être un lieu d’échanges, de réflexion et un outil d’éducation populaire, avec une volonté de son Président, l’astrophysicien Roland Lehoucq, de permettre la diffusion et le partage des connaissances au plus grand nombre. Cette année y était proposée une table ronde en particulier, « L’Extrême Droite aux portes du pouvoir ? »

Cette conférence a été l’occasion d’échanger sur l’extrême, les risques majeurs qu’elle représente, sa progression et la banalisation de ses discours. La discussion a eu lieu entre les auteurs de science-fiction Nicolas Martin (Fragile/s est sorti en septembre dernier), l’auteur américain Victor Lavalle (Le Changelin, adapté en série récemment) et Cléo Collomb (maitresse de conférences en philosophie des techniques/sciences de l’information et de la communication). Notre article.

« On doit déconstruire des choses qui sont dites par la classe dirigeante. Les mots ne font plus sens ».

Cléo Collomb fait assez vite le parallèle entre les débats et la conflictualité inhérents au champ scientifique et le débat démocratique. En effet, le débat scientifique se caractérise par l’agonisme car si le chercheur veut faire reconnaitre le bien-fondé de sa théorie et obtenir une reconnaissance, il accepte l’existence d’une autre théorie.

L’agonisme se distingue donc de l’antagonisme par sa volonté de ne pas exclure l’adversaire. « La montée de l’extrême Droite, on la remarque quand l’esprit critique devient suspect. Ça devient de l’opposition », décrit-elle. « Quand on est dans l’Extrême droite, on est dans l’antagonisme et face à quelqu’un qui vous voit d’abord comme un ennemi », ajoute la maitresse de conférences.

Les intervenants ont alerté et constaté que les mots utilisés dans les discours de certains politiques ont une dissonance et que le langage n’a parfois plus de sens. Le langage n’a plus de sens car il n’est plus fondé sur la réalité. Une crédulité et un endoctrinement émergent à partir d’une sorte de « novlangue « qui dit l’inverse et dans laquelle le sens des mots est détourné en vue de manipuler les citoyens. Pour Nicolas Martin, un cap a été franchi : « On doit déconstruire des choses qui sont dites par la classe dirigeante. Les mots ne font plus sens ».

Nicolas Martin affirme néanmoins que « le pire n’est pas obligatoire si on agit ». « On n’a pas besoin d’attendre 2027 pour résister. La résistance, elle commence aujourd’hui. La résistance, c’est chacun à sa manière, c’est ce que j’essaie de dire dans Fragile/s. Il y a des gens qui peuvent militer, qui peuvent faire du désordre social et tant mieux ! Chaque acte de résistance individuelle est essentiel. Dire non, être bienveillant, être inclusif, tendre la main, tout ça ça marche ! Résistons tout de suite, maintenant ! »

Durant l’échange les intervenants ont évoqué l’importance d’utiliser le vecteur de l’écriture et de la fiction pour résister ainsi que l’art pour transmettre et véhiculer. Alors que le pouvoir en place veut détruite le service public, il est bon de rappeler que l’enseignement a son rôle à jouer aussi pour transmettre un apprentissage de citoyen et un appareillage critique. « Rendre le monde plus complexe, lui rajouter des strates, des possibles, cela me parait extrêmement important » dit l’auteur.

Ils ont appelé à résister et à militer chacune et chacun à sa manière. Pour Nicolas Martin, la résistance, elle est aussi « dans le fait de venir aux Utopiales et d’en discuter, et de trouver des avenirs désirés ».

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L’extrême droite aux portes du pouvoir ? Débats et Rencontres

Les différentes tables rondes sont disponibles sur la chaine you tube Ideas in Science. La programmation cinéma elle aussi était variée et a proposé plusieurs œuvres dont 2 dystopies à thématiques politiques : THE DRAW et PLANÈTE B.

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Alec avec l’Eyelight dans The Draw

THE DRAW de Tom RUDDOCK (présenté en avant-première française et n’ayant pas encore de date de sortie) nous montre un monde dystopique assez proche de 1984 de George Orwell et dans son esthétisme et sa proposition artistique (ambiances froides et omniprésence d’une technologie malaisante) proche de la série Black Mirror.

On pense en particulier à l’épisode 3 de la saison 1 « The Entire History of You », traduit « arrêt
sur image » en français où les personnages ont une caméra implantés dans la tête qui collecte leurs souvenirs qu’ils peuvent se repasser en boucle et dans le cas de cet épisode une réflexion sur l’obsession amoureuse et la jalousie.

Ici, le personnage principal Alec (Ryan Gage) vend des Avatars pour la technologie Eyelight permettant de vivre entièrement avec cet avatar qui remplace les véritables apparences des personnes.

L’appareil qu’il porte et programme, efface la réalité et permet même de tromper et réinventer complément les rencontres amoureuses et sexuelles. Progressivement la société qui se met en place devient de plus en plus liberticide, et on oblige les gens à porter tout le temps cet appareil pour les localiser, les écouter, les inciter à consommer.

On leur demande de participer à un jeu où progressivement pour de l’argent ils pourront abattre des sdf par exemple, et des gens qui veulent se rebeller. Le film propose donc de façon sous-jacente une critique de certaines idées fascisantes et de la société du contrôle qui se met en place. Certains quartiers seront bouclés et inaccessibles et la présence militaire et policière sera justifiée en permanence dans la ville. Alec lui a décidé de résister à cet (r)évolution technologique, quitte à devenir sans doute progressivement une cible du jeu.

Le film offre également une belle intrigue amoureuse et une envie de résistance et de liberté. Le personnage rêve de s’échapper et accéder à la plage qui est inaccessible aux civils et gardé par les militaires ce qui rappelle le film Dark City d’Alex Proyas (où le personnage prisonnier d’une ville où règne toujours la nuit rêve de voir la mer et la plage qu’il voit sur des affiches publicitaires) ou même the Truman Show de Peter Weir (où Truman prisonnier d’un plateau de télé et vedette malgré lui d’une émission tv rêve d’aller sur les iles Fidji et va tenter de s’enfuir par la mer de cette ville de télé réalité).

Le film met en garde contre les mesures liberticides et les sociétés de contrôle. C’est aussi une réflexion sur le fait de vivre pleinement de vrais moments de vie plutôt que d’en accepter des virtuels à travers ce que propose l’alternative des avatars qui peut corriger l’apparence (comme une personne obèse qui va se sentir belle car on lui fabrique une apparence virtuelle de « beau gosse ») et les expressions (pour être sûr d’avoir des relations satisfaisantes. L’appareil peut vous recommander quoi dire précisément à votre partenaire et lors d’une rencontre, vous souffler en direct un scénario et des répliques pour parfaitement séduire). En clair avoir une expérience en étant soi-même ou finalement un(e) autre.

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Planète B était présenté lui aussi en avant-première et sort le 25 décembre. PLANÈTE B est le 2ème long métrage de la réalisatrice Aude Léa Rapin qui avait réalisé Les Héros ne meurent jamais avec Adèle Haenel en 2019.

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Julia Bombarth (Adèle EXARCHOPOULOS) dans Planète B (photo @CaroleBethuel)

« Je suis une grande lectrice de science-fiction qui a toujours été pour moi l’un des biais les plus précieux pour penser le contemporain, une manne de réflexion tout à la fois très divertissante et profonde. Malgré tout, j’ai toujours regretté que cette littérature qui m’ouvrait autant les portes de l’imaginaire, soit si peu ou pas du tout incarnée par des femmes, qu’elles demeurent totalement à la porte ou à la marge de ces grandes épopées, comme un « impensé » ou pire un impensable.Cela a beaucoup joué dans mon désir de m’emparer à mon tour du genre, d’inscrire PLANÈTE B dans cette veine du genre, un thriller d’anticipation mais porté par des personnages de femmes dans l’idée de toucher le plus grand nombre et notamment le public jeune. »

Aude Léa Rapin

Dans le film, la question du militantisme et de l’activisme est au cœur du sujet. En France en 2039, dans un pays où le régime a basculé dans un régime autoritaire, Julia Bombarth (Adèle Exarchopoulos), une militante et activiste de l’écologique radical va disparaitre avec son groupe pendant une action sans laisser de traces.

À son réveil elle va découvrir qu’elle est prisonnière sur une île virtuelle où elle est retenue par l’État. Les militants sont là contre leur volonté et on apprend que leurs corps sont détenus dans une prison inaccessible au grand public et qu’on leur a attaché des casques de réalité virtuelle qui les maintiennent en prison.

Plusieurs messages politiques sont présents dans le film comme la question de l’immigration. En effet chaque personne possède un QR code et les personnes migrantes doivent travailler à des taches pénibles si elles veulent renouveler la validité de leur QR code pour rester sur le territoire.

L’héroïne va être aidée par Nour migrante et ex-journaliste (Souheila Yacoub) qui sera son seul contact avec l’extérieur. La réalisatrice avait envie « de faire de Nour une véritable héroïne qui propulse le film dans sa dimension de thriller ».

« C’était très important pour moi de faire résonner à travers Nour mais aussi à travers son duo avec le personnage d’Hermès joué par Éliane UMUHIRE, les talents brisés de ces êtres qui sont obligés de se jeter sur les routes de l’exil. Je tenais à faire ressentir ce que cela signifie de tout perdre du jour au lendemain, son identité, son métier… pour n’être plus qu’une « migrante » », complète la rélisatrice.

« Nour est comme tous ces hommes et ces femmes qui se retrouvent cantonnés aux métiers les plus subalternes sur l’échelle sociale une fois qu’ils sont en Europe alors que tant d’entre eux disposent de diplômes, de carrière et de talents. Nour n’a plus vraiment de vie, elle survit sous la menace permanente de l’expulsion, de la clandestinité.

Les gens qui écrivent et qui prennent des risques pour le faire sont ceux qui sont les plus inspirants dans ma vie. C’est d’ailleurs par l’écriture que le film se dénoue. Cela peut paraitre utopiste mais je crois profondément que des gens comme Anna Politkovskaia (journaliste americano-russe, militante des droits de l’homme, assassinée en 2006 à Moscou) et tant d’autres partout dans le monde, chez eux ou en exil, sont des héros. Par-delà les épreuves et la difficulté du contexte, l’idée était de camper un personnage de migrante qui puisse rivaliser d’intelligence et de courage, pour en faire une héroïne universelle. »

Aude Léa Rapin

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Nour (Souheila YACOUB) dans Planète B (photo @CaroleBethuel)

L’un des passages fort du film qui nous rappelle qu’il ne faut jamais oublier le courage des lanceurs d’alerte et des activistes, c’est quand Julia lors de sa première rencontre avec Nour lui demande : « Est-ce qu’on parle de nous à l’extérieur ? Notre disparition ? ». Le film présente le combat pour sortir de la prison virtuelle mais aussi le combat pour faire éclater la vérité sur la détention du groupe d’activistes , qui nous rappelle ce qui est arrivé à Julien Assange par exemple.

Le film est un mélange de plusieurs genres : la science-fiction et le cinéma d’horreur car le fait d’être maintenu sur l’ile peut faire plonger littéralement le groupe dans la folie. C’est également un film dont le jeu des acteurs, l’atmosphère et les effets spéciaux sont vraiment de qualité et crédibles (ce qu’on reproche souvent au cinéma français sur des productions de film de genres et de S.F).

« Face à ces peurs, je crois profondément à la force de l’engagement collectif et de la lutte qui sont inhérents à l’espoir. C’est pour cette raison que, même s’il s’agit d’un récit d’anticipation, il m’était essentiel d’écrire une histoire d’incarnation et d’espoir plutôt qu’un récit orwellien qui condamnerait l’humain jusque dans l’intime », conclut la réalisatrice. Les messages de la réalisatrice ont été entendus car le film a largement emporté l’adhésion du public avec un tonnerre d’applaudissement à la fin de la séance.

Parmi les rencontres littéraires, Nicolas Martin a marqué les esprits avec son premier roman d’anticipation politique Fragile/s. Voici comment l’auteur pitche son livre : « Ça se passe dans une France où on est passé à l’Extrême droite et où la fécondité s’est effondrée. On va proposer à mon héroïne de l’inséminer avec un embryon génétiquement modifié ».

Prise de pouvoir des extrêmes, contrôle de la population, crise de la natalité et eugénisme, ce livre est une dystopie complètement dans l’ère du temps. Le roman qui a une femme pour personnage principal, parle de ce que les régimes d’extrême droite font subir aux droits des femmes et comment ces droits reculent. Captivant de bout en bout, Fragile/s aborde, avec beaucoup de justesse, de nombreux sujets, tel que notre rapport à la parentalité, mais surtout notre rapport à l’autre, à notre manière de traiter nos semblables.

À travers une galerie de personnages bien construits, issus de différents bords politiques, idéologiques et sociaux, Nicolas Martin explore ce que seraient les relations aux autres dans un monde où tout est contrôlé, des flux migratoires jusqu’aux idées. Un monde où toute action ou pensée contre le système en place serait sanctionnée. Une dystopie donc mais avec des problématiques politiques actuelles. Et les interventions de l’auteur n’ont pas manqué à chaque fois d’être source de débats et de commentaires.

Cette édition 2024 aura marqué par sa thématique ouverte, la qualité de ses rencontres et la richesse de sa programmation tant scientifique, littéraire que cinématographique. « Et c’est ça qui est beau dans la science-fiction, c’est une éponge culturelle, c’est-à-dire qu’à chaque époque, à chaque étape de l’évolution de notre société, des enjeux, des rapports entre les gens entre les sexes etc… La science-fiction est là pour donner cette trace. Et elle est souvent la première littérature à en parler… » comme l’a dit l’écrivain Ugo Bellagamba

Par Carlotta Fontaine

Crédits photo : « Vue générale de la scène principale, durant la conférence d’Alejandro Jodorowsky, lors du festival international de science-fiction Utopiales qui s’est tenu en 2011 à Nantes en France », Alejandro Jodorowsky, Wikimedias Commons, CC BY-SA 3.0, pas de modifications apportées.