L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.
En septembre, mois de la rentrée scolaire mais aussi culturelle est sorti le 5eme livre de la collection « Les Clandestines de l’Histoire ». Dans cette collection, Catel Muller et José-Louis Bocquet racontent l’histoire de femmes qui ont laissé une trace dans l’humanité mais qui n’ont pas été retenues par la grande Histoire. « Le roman graphique a permis une nouvelle liberté scénaristique et graphique. Raconter en 300 pages une vie qu’on ne pouvait pas comprimer en 46 pages », explique l’auteur José-Louis Bocquet.
Dans ce nouveau roman graphique le duo a décidé cette fois de raconter la vie d’Anita Conti pour nous permettre de (re)découvrir l’une des premières militantes écologiques et la première femme océanographe française. Tout comme les albums précédents (Kiki de Montparnasse, Olympe de Gouges, Joséphine Baker, et Alice Guy), les auteurs en retraçant la vie de ses femmes importantes de l’Histoire peuvent parler de questions de société et de politique à travers les périodes abordées.
Le livre est présenté en 3 parties : la partie roman graphique puis la chronologie avec les dates clés de la vie d’Anita Conti et les notices biographiques de chaque personnage important de sa vie ou célébrité mentionnée ; les 2 dernières parties étant enrichies de : « quelques évènements liés à l’exploration et l’exploitation des océans ». L’album est présenté en courts chapitres qui retracent les moments marquants de sa vie. Et l’ensemble est loin d’être répétitif car l’auteur arrive à faire passer beaucoup de thèmes forts et à créer une narration passionnante et romancée. Et le dessin précis et vivant ainsi que la composition dynamique des planches apportent une grande fluidité à l’ensemble.
Il faut dire que le travail préliminaire de documentation sur Anita Conti a demandé plusieurs mois à l’auteur et à la dessinatrice, entre repérage photographique des lieux encore existants où elle vécut l’océanographe, recherche iconographique et historique sur les périodes évoquées, interview de témoins et travail préparatoire d’écriture et de découpage des scènes qui seront retenues pour le roman graphique. Comme pour chacun de leurs ouvrages, Catel et Bocquet apportent un soin particulier à la recherche documentaire préalable. Et le résultat final est à la hauteur de leur volonté de réhabilitation d’une femme d’exception. Notre article.
Une femme en avance sur son temps et à rebours des conventions
Ce qui frappe quand on lit la vie d’Anita Conti c’est qu’on comprend assez vite son tempérament et son anticonformisme. Par exemple lorsqu’elle n’hésite pas à prendre le volant d’un engin de formule 1 et se faire rappeler : « une femme au volant, vous n’y pensez pas Anita ? », à devenir la première femme à aller en mer sur un chalutier en partageant la vie des marins, à écrire des articles sur l’océanographie qui seront reconnus, alors qu’elle n’a pas de formation scientifique.
Contrairement aux autres femmes qui n’ont pas le droit d’aller en mer car elles ont la réputation de porter malheur aux marins et au navire, elle va convaincre l’OSTPD (Office Scientifique et Techniques de Pêches Maritimes) de la laisser embarquer pour de longues expéditions et donc de casser le tabou et la superstition. Par la suite, on la surnommera « la Dame de la mer ». Elle va également documenter les expéditions et faire découvrir les conditions de travail harassantes des marins qui, pour remplir les cales, se coupent pendant de longs mois de leurs familles, avec les risques d’accidents et de naufrage.
C’est aussi à travers les voyages qu’elle va faire les recherches sur la surpêche et ses conséquences liées au modèle du productivisme. Les grands industriels ne se souciant guère des poissons non-convoités et jugés comme non vendables à la criée, beaucoup d’espèces sont rejetées à la mer et tuées pour rien.
Elle observera le gâchis et les conséquences de ce modèle et entreprendra des recherches sur l’alimentation comprenant très tôt aussi le risque de destruction de l’écosystème marin, en raison de la pêche intensive. Elle est une pionnière dans le domaine de l’halieutique, ensemble des disciplines scientifiques ayant trait à l’exploitation et la gestion des ressources vivantes des milieux aquatiques.
Un regard nouveau sur l’Afrique
Anita Conti s’est mariée à un diplomate Marcel Conti en 1927 et c’est l’occasion pour les auteurs d’aborder la politique entre la Première et seconde Guerre Mondiale et la période dé coloniale.
Les auteurs abordent la question de la montée du fascisme en Europe. Par exemple en rappelant que la Gauche n’était plus représentée en Autriche, ce qui a eu un impact sur la montée du fascisme dans ce pays puisqu’il n’y avait plus de parti d’oppositions. Cela se constate encore aujourd’hui dans certains pays comme l’Italie.
Il y a aussi des moments forts qui portent un discours antimilitariste. Anita Conti a aussi un rôle pendant la Seconde Guerre mondiale. En plus d’aider des passagers clandestins recherchés par la Gestapo, elle va avoir une mission cruciale. Alors que les navires ne peuvent plus passer et pêcher dans l’Atlantique Nord en raison de la guerre, il reste possible de pêcher sur les côtes d’Afrique de l’Ouest.
Elle aura pour mission de reconnaître et de cartographier les fonds marins en Afrique pour permettre les bonnes techniques de pêches et adapter la conservation du poisson pêché. Ses recherches et découvertes vont permettre d’éviter en partie la famine aux populations locales et à la France hexagonale. Pendant cette mission et à un moment où la morue est devenue rare, elle va également découvrir que l’on peut consommer du foie de requin à la place de la morue car son apport nutritionnel est comparable.
Anita Conti va passer beaucoup de temps dans les colonies françaises. Le roman graphique aborde d’ailleurs la question du rôle de l’administration des différents gouvernements et de l’impact direct de leurs politiques sur les Dom Tom. Elle souhaite ouvrir la pêcherie de Fotoba qui a pour projet de permettre l’autosuffisance de production alimentaire aux peuples de Guinée avant la décolonisation. Son projet était soutenu par Gaston Deferre, alors secrétaire d’État à la France d’outre-mer dans le gouvernement Léon Blum (décembre 1946- janvier 1947). Ce projet sera brutalement arrêté après la chute du gouvernement de Léon Blum.
Et voici le discours que tient le nouveau gouverneur du palais de Conakry quand elle est sidérée d’apprendre que le projet sera arrêté : « Mais enfin Mme Conti, ouvrez les yeux, regardez ce qui se passe en ce moment en Indochine ou Madagascar ! Ces gens-là vous leur donnez le petit doigt à ronger et ils essayent de dévorer le bras ! » Ce qui montre que finalement un gouvernement de Gauche l’aurait aidé dans un projet humanitaire et qui aurait sans doute permis une émancipation de la tutelle française.
Suite à ce désistement de la France, elle et son amante Pâquerette seront les premières femmes à ouvrir une société privée pour lancer et maintenir le projet. Le projet se heurtera malheureusement à a dure réalité économique des financiers qui font passer l’intérêt du capital avant l’Humain.
« À Paris, les banquiers ne voient pas le monde sous le même angle que nous à Conakry, ma pauvre Pâquerette ! Pour eux, le but d’une entreprise est de faire des profits… alors comment peuvent-ils comprendre que le cœur de nos intentions est de rendre la place aux Africains dans l’économie du pays ? Quand on se consacre à la distribution des repas gratuits aux affamés du port, ils y voient une perte de temps et d’argent. »
« C’est notre naïveté ma Nita : n’avoir pas réalisé que les investisseurs veulent des bénéfices même aux dépens des miséreux. »
Où il est question de recherche scientifique et d’écologie ?
Il est intéressant de noter que les auteurs rappellent aussi les conséquences des prises de décision politique sur la recherche. Le fait que l’on ne finance pas certaines recherches comme évoqué dans cette conversation entre le couple Curie. Aujourd’hui, ce discours est encore d’actualité car la France est toujours victime de la fuite des cerveaux à l’étranger faute de suivies ou de financements suffisants de la recherche.
Voici les chiffres sur ce que le gouvernement actuel consacre à la recherche et au développement. Selon l’INSEE, en 2020, la France dépense 2,3% de son PIB en R&D, contre 3,13% pour l’Allemagne et 3,49% pour la Suède. Redonner des moyens financiers à la Recherche, renforcer le CNRS et les organismes de recherche est inscrit dans le programme L’Avenir en commun des insoumis : « Le développement et le rayonnement scientifique sont les piliers de notre indépendance et de notre épanouissement à l’ère des incertitudes écologiques. »
Mais surtout le roman graphique va nous présenter une figure engagée du militantisme. L’appel d’une précurseuse qui par ses recherches et par les liens qu’elle a créés avec le commandant Cousteau va utiliser son impact pour alerter et conscientiser et devenir une pionnière de l’écologie moderne.
Le commandant Cousteau étant lui-même très engagé sur la protection des océans. C’est l’un des premiers qui dénoncera les pollutions marines liées au nucléaire et les marées noires. Et surtout il sera un camarade de lutte pour Anita Conti. Chaque militant rencontre souvent le doute. Quand Anita Conti se demandera : « Mais mon action n’équivaut-elle pas à une goutte d’action dans la mer ? »
Cousteau lui répondra :
À l’heure où les militants écologistes comme Paul Watson défenseur du monde marin sont traités comme des criminels, les messages de ce roman graphique résonnent et appellent chacun de nous à se souvenir des combats d’Anita Conti et ses alertes qui sont devenus nos combats. Car si les mers représentent les trois quarts de notre planète, l’avenir de la terre dépend de leur sauvegarde.
À travers la collection « Les Clandestines de l’Histoire », les auteurs ont défendu certaines valeurs : la liberté avec Kiki de Montparnasse, l’égalité avec Olympe de Gouges et la fraternité avec Joséphine Baker. Anita Conti incarne la responsabilité, celle de préserver notre planète, « ce qu’on a de plus précieux à travers la pêche responsable et la protection des océans », conclut Catel Muller.
Par Carlotta Fontaine