« Le repli » – Un film lanceur d’alerte sur le racisme systémique en France et la naissance de l’islamophobie

L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent […]

Le repli

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L’Insoumission.fr publie un nouvel article de sa rubrique « Nos murs ont des oreilles – Arts et mouvement des idées ». Son but est de porter attention à la place de l’imaginaire et de son influence en politique avec l’idée que se relier aux artistes et aux intellectuels est un atout pour penser le présent et regarder le futur.

Le « repli ». La caméra de Joseph Paris suit Yasser Louati dans les méandres de la construction de l’islamophobie en France, comme arme politique au service de l’ordre établi et avec son cortège d’injustices et de souffrances. Joseph Paris en dévoile l’origine et ses raisons.

Un documentaire d’action, d’archives et de témoignages. Regarder notre histoire récente avec ses acteurs toujours présents. Pister. Démêler. Discerner. Comprendre. Percer. Un film salutaire. Un film lanceur d’alerte. A voir. A faire débattre. Il sort le 30 octobre en salle. Demandez sa programmation à votre salle. Notre article.

« Je ne fais pas de l’art passif », Joris Ivens

La sortie du « Repli » tombe au juste moment. Pour comprendre certains aspects de ce à quoi nous faisons face . Comment s’est constitué le moment politique d’où vient le gouvernement Barnier. La menace RN. La subordination docile des médias. Certaines conditions pour les vaincre. Comprendre aussi où s’opère la rupture dans le peuple. Le passage de la « violence légitime » de la police à l’hégémonie de la violence. Le chemin en cours vers la sortie de la démocratie.

Pourtant, réaliser un film demande du temps. De plusieurs mois à plusieurs années. Sept ans pour « Le repli ». Un propos peut s’user, entre l’idée du film et sa réalisation. L’œuvre peut être rattrapée par l’actualité. Exemple : « Entente cordiale » de Marcel L’Herbier tourné en 1939. Un épisode romancé des règnes de la reine Victoria et du roi Edouard VII. Naissance de l’Entente cordiale entre l’Angleterre et la France.

En prévision de sa sortie, grand gala d’avant-première dédié aux « ouvriers de la paix ». Puis interdit dans la foulée le 6 octobre 1940 par le régime de Vichy. A la demande de Pétain. Pour incitation à la haine contre l’Allemagne.

Le cinéma peut être aussi en avance. Par la voie du sensible, sentir et représenter les possibles à venir. Un exemple daté de 2011 : « Contagion» . Réalisé par Steven Soderbergh avec Marion Cotillard et Matt Damon. Un film jugé alarmiste à sa sortie. Semi-échec. Le scénario ? Une épidémie qui se répand dans le monde. Exponentiellement. Un patient zéro contaminé par une chauve-souris. Un virus mutant. Des laboratoires pharmaceutiques en guerre pour le premier vaccin. Une surveillance policière généralisée. Des dirigeants politiques à la ramasse. Ça ne vous dit rien ?

Pour d’autres films c’est une question de forme. En 1965, « Pierrot le fou » de Jean-Luc Godard sifflé à la Mostra de Venise. Les critiques n’y comprennent rien. « Abstrait et incompréhensible, prétendument pour le peuple mais qui ne convaint qu une poignée de fanatiques » selon Paris-Match. Couleurs saturés. Lumière naturelle. Caméra à l’épaule. Faux raccords au montage. Cadavres exquis. Ellipses narratives. Adresse directe des personnages à la caméra. Interdit aux moins de 18 ans. Aujourd’hui c’est un classique regardé en famille. Nos yeux, nos oreilles, nos sens sont historiques.

« Le repli », c’est un aspect de notre présent. Même si l’accélération de l’actualité apporte du pire encore. En découvrir les mécanismes et leurs redoublements. Formes et fond. La montée du racisme systémique d’état et les restrictions des libertés. Leur précipitation. Au moment du déni démocratique présidentiel débouchant sur un gouvernement d’ultra-droite couvert par l’extrême-droite. Comprendre les logiques et les dispositifs de la stigmatisation d’une population et d’une religion. Les affronts et opprobres infligées. À répétition.

La punition collective et ses lendemains possibles. Le moment originel où musulman intégriste se substitue à ouvrier dans le discours patronal, gouvernemental et médiatique. Le moment où la frontière de la laïcité se déplace. De la séparation de l’église avec l’état à la séparation entre « eux et nous ». En nommer les acteurs politiques et médiatiques.

« Un documentaire politique va à l’encontre du maintien de l’ordre des choses », Jean-Louis Comolli

Le titre du film n’évoque pas quelque repli sur sa « communauté ». Mais le repli de la France sur ses fantômes. A l’inverse d’une partie de son histoire. Celle qui a fait d’étrangers des représentants de la nation pendant la Révolution française. Des acteurs majeurs de la Commune de Paris en 1871 . Celle des Djaafar Khemdoudi, Mélinée et Missak Manouchian, Olga Bancic… Celle du droit du sol. De l’équipe de football de la coupe du Monde 98…

En écho, une autre histoire nationale. Celle des Restaurations, des Boulanger, des colonisateurs, des Pétain, Louis Renault , Eugène Schueller, fondateur du groupe L’Oréal , des ratonnades du 18 octobre 1961… Le repli montre un chemin. Jusqu’à aujourd’hui – Valls, Darmanin, Retailleau. Comment l’islamophobie est devenue le masque du racisme.

Yasser Louati est un personnage. Avec ses rêves d’enfants encore entendables. Son désenchantement combatif. Se préparer à un duplex comme à un match de boxe truqué. A presque trois – Yasser, le cinéaste-narrateur – nous traversons l’enfer actuel. A la manière de Dante dans la «D ivine comédie ». Cercle par cercle. Dernier cercle du film, les 89 députés du RN. Pas compliqué de prolonger. D’y relier la poursuite de notre réel. La « fin de l’État de droit » de Retailleau…

Et le match retour de la contamination à gauche de l’idée raciste. Pas inéluctable non plus. « Le repli » est lucide. D’où aussi d’espoir. La répression accrue dévoile à rebours le développement de résistances. En montrer les points. La fragilité. La nécessité de lier liberté et égalité. Par la fraternité. Le racisme est une idéologie. Toute idéologie peut être battue.

Le film commence par une extrait mémorable d’un journal de CNN. Le 13 novembre 2015. On est au soir du Bataclan. Massacres en masse à Paris par les djihadistes intégristes. Yasser Louati, correspondant de CNN à Paris raconte la nuit en direct. Les journalistes américains le somment de se désolidariser des terroristes. Parce qu’il parait musulman. Ils insistent. « Vous deviez savoir ». Réel. On a peine à croire. C’est là. Point de départ d’un retournement. Suit ensuite. Paris. Pantin. Nice. Partout, les arabes, même victimes, coupables.

On remonte le temps historique. Comme nous viennent parfois les souvenirs. Dans le désordre. Fin de la guerre d’Algérie. 81 et 84. Les attentats… Des discours des ministres Auroux ou Deferre à Macron. En passant par Sarkozy, Hollande. Et l’état d’urgence. 3500 perquisitions en quelques jours. Pas mieux ciblées que les frappes israéliennes sur Gaza : moins de 1% concernent un soupçon de lien avec le terrorisme. On comprend que Yasser n’est pas une exception. On voit les ravages. Dans un silence général. Comment en est on arrivé là ?

« Le documentaire affirme que la réalité, quelle que soit l’obscurité dont elle se masque, peut s’expliquer dans le moindre détail », Peter Weiss

Comme un cahier d’imprimerie le film se déplie. Dispersion anachronologique. Après la
coupe, une fois le cahier assemblé tout se clarifie. « À chaque pli que je déplie, un tournant
du repli
», dit le narrateur. Joseph Paris nous révèle des faits et leur cohérence. En voici trois
moments. Rétabli dans leur ordre chronologique.

Il y a l’ « origine ». Au tournant de la rigueur budgétaire en 1984. Après l’élan populaire de la victoire de la gauche de 81. La grève des usines Talbot. À partir d’une note patronale, le gouvernement de gauche substitue la religion à la classe. Plus commode pour stigmatiser et combattre sans en avoir l’air. Diviser et faire peur. « Grève des chiites », dit Gaston Defferre. Pour coller les ouvriers au régime iranien. « Grève des mollahs » reprendront les médias*.

Alors que les ouvriers ou leurs parents – ou leurs grands parents maintenant – sont algériens, tunisiens ou marocains. De confession sunnite, s’ils sont religieux. Porteurs de revendications sociales. Avec la CGT ou la CFDT. La gauche crée l’islamophobie. Pour créer l’étrangeté de la grève. La coller à la révolution islamique d’Iran. La dissocier de l’opinion. Elle transmettra l’islamophobie au centre et à la droite. En 84, la religion n’est pas un problème pour Le Pen père.

Il y a aussi le burkini, le foulard, les exilés de Calais, les Gilets jaunes, la crise sanitaire et le confinement, l’abaya… L’enchaînement des lois sécuritaires et anti-immigrés. Sans effet sur le terrorisme. Destructrices de l’unité du peuple au nom de la patrie en danger identitaire. Le narrateur nous raconte qu’on commence par les immigrés. Comme dit dans les manifs, ce n’est qu’un début. Suivent les lanceurs d’alerte, les militants sociaux et écologistes… L’extension de la répression et de la proscription. Qui après ? Kanaky, Martinique, Mayotte… au croisement de l’époque coloniale et des nouvelles formes de la violence d’état.

On connaît la phrase du Pasteur Niemöller à propos du régime nazi. « Quand ils sont venus chercher les communistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas communiste. Quand ils sont venus chercher les syndicalistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas syndicaliste. Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif. Puis, ils sont venus me chercher. Et il ne restait personne pour protester ».

Le film ne se réduit pas à son objet. On sait où cela commence. Jamais où cela peut finir. Inclusivité possible de tous. La violence de la police et de l’état n’est pas affaire de méchanceté. Le capitalisme défend ses privilèges.

Il y a le Congrès de Versailles. Le 16 novembre 2015. Trois jours après les attentats. Discours de Hollande. La patrie version maurassienne en danger. Au lieu de regarder le terrorisme en miroir de nous même comme nous y invite Noam Chomsky : extérioriser la menace. L’étrangéïfier. Dans le discours, l’état d’urgence. L’élargissement des conditions d’usage des armes par les policiers. La réforme sécuritaire de la Constitution. La déchéance de la nationalité… Tout y est.

Applaudissement de l’ensemble des parlementaires. De la gauche à l’extrême-droite. Debout. Chantant la Marseillaise. Jean-Luc Mélenchon dénoncera le congrès de Versailles « sidérante contribution à l’imaginaire sécuritaire sur la nationalité, les migrants et la délinquance antichambre du terrorisme », «une défaite morale» dit-il au Monde.

« Le cinéma c’est une écriture », Robert Bresson

« Le repli », c’est indissociablement un sujet et une forme. Une attention au montage et au
choix des images. Admirable travail de l’image documentée. Pourtant on connaît la cherté
des extraits d’archives. Surtout pour un budget réduit. On en comprend ici la raison.
L’archive d’hier démonte le mensonge d’aujourd’hui. Le nombre de discours racistes
d’acteurs politiques et médiatiques de tous bords est effarants. Sur quatre décennies.
Historiquement le documentaire peut se donner des airs de neutralité. Pas ici. Impartialité
et intégrité ne se confondent pas.

Dans « Le repli» , la plastique aussi est politique. Penser le chemin comme le propos. Les chemins plutôt. Celui du narrateur, les archives qui le croisent, les témoignages vécus ou analytiques. Le chercheur ou la femme tabassée à égalité de parole, de respect et d’intelligence. Penser à ne pas laisser maîtresses les images du pouvoir. Les cisailler. Les déchirer. En montrer le geste. Intervention cinématographique de l’auteur.

Immixtion sur la pellicule. Passage au noir et blanc d’une actualité contemporaine. Désimprégner les images. Leur donner l’épaisseur de l’histoire. Ne pas laisser intactes non plus les simulacres du pouvoir. Y inscrire tranquillement sa rage. Laisser apparaître, dans l’image, le point de vue. Et dans le film, le cinéma. Les yeux pelliculaires crevés d’un président. Les corps des souverains biffés. Les menteurs des médias balafrés… Assumer d’être auteur de ces agressions. Direct comme John Heartfield pendant la montée du nazisme… C’est violent ? Pas plus que leurs discours. Moins que leurs actes.

« La censure pardonne aux corbeaux et poursuit les autres oiseaux », Juvénal

Le pouvoir défend ses privilèges. La mise en cause pour apologie du terrorisme est une de ses armes du moment. Pour faire taire ceux qui dénoncent le génocide à Gaza . Et ceux qui attaquent l’amalgame entre musulmans et terroristes. L’instigateur de la criminalisation d’apologie du terrorisme, le juge Trevidic – lui-même -, pense que sa loi a été dévoyée . Le régime ne fera pas de cadeau à ce film.

Nous avons tous en mémoire les répliques des ministres à Justine Triet pour sa prise de parole au Festival de Cannes. Pour eux la subvention oblige au remerciement. Sinon à la soumission. Par son sujet et son propos « Le repli » va déplaire. Peut-être être empêché ou escamoté. Malgré ses qualités. A nous de lui donner de l’écho. Les oeuvres sont des armes sensibles de notre combat. « Le repli » sort le 30 octobre en salle.

Par Laurent Klajnbaum

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