Ce samedi était le 12 octobre. Pendant des décennies et jusqu’à une date récente ce fut le jour de la « fête de la race » en Espagne et en Amérique latine. Si l’intitulé a disparu des deux côtés de l’Atlantique et si la fête a changé d’intention, la date reste un bon repère pour rappeler la place singulière d’un événement dont on peut considérer qu’il a fondé le racisme en Europe. Car la notion de “race” était déjà à l’origine des structures idéologiques existantes avant le XIXe siècle auquel on attribue sa production. En effet le 12 octobre dont il est question c’est celui de 1492. Notre article.
Le racisme a un début. Donc une fin possible ?
L’année 1492 est une année cruciale dans l’histoire de l’Espagne moderne. Le 2 janvier 1492, la ville de Grenade est prise par les armées d’Isabelle la Catholique et Ferdinand d’Aragon après presque huit siècles de présence musulmane en Europe de l’Ouest. Dix mois plus tard, Christophe Colomb arrive en Amérique au service de l’Espagne. C’est le début de siècles d’exploitation esclavagiste intense.
Ces deux événements ont en commun de constituer un tournant dans l’histoire de l’humanité. Ils marquent aussi l’avènement du racisme en tant qu’idéologie venant justifier le résultat de ces deux moments historiques. C’est-à-dire un rapport de pouvoir trouvant sa justification dans la naturalisation de traits non seulement sociobiologiques mais devenant aussi héréditaires pour ceux qui y sont assignés.
Notre approche de l’antiracisme, doit déconstruire les narratifs racistes. Alors il est indispensable de repousser le mythe d’un racisme comme comportement humain spontané. Il faut montrer son caractère idéologique. Car les idéologues racistes fondent leurs discours sur une tendance spontanée de l’homme à défendre son groupe d’appartenance. Par exemple, Jean-Marie Le Pen avait répondu aux accusations de racisme avec ces mots « Je préfère ma fille [ou ma famille] à mes amis, mes amis à mes voisins, mes voisins à mes compatriotes, mes compatriotes aux Européens. »
En somme, chacun serait sinon raciste du moins hostile à l’inconnu ou l’étranger. Ces « raisonnements » reviennent à légitimer et naturaliser le racisme. Ce serait une inclination intrinsèque de l’humanité contre laquelle il serait inutile de lutter. Non ! Le racisme est une production de l’histoire des idées dominantes au service des classes dominantes. On peut situer son apparition comme telle dans le choc de 1492.
Comme l’explique R. Zia-Ebrahimi, la “race” en tant qu’essentialisation de comportements sociaux a débuté avec la fin de la “reconquête” espagnole sous la bannière du concept de « pureté de sang ». Puis celle-ci a connu des mutations en fonction des époques et des périodes de résurgence jusqu’à ses manifestations actuelles.
Le racisme est avant tout un processus socialement construit qui a un début et une évolution. Il représente d’ailleurs une très faible proportion de temps de l’histoire de l’humanité. Et si l’on peut dater son origine à 1492, ne peut-on pas lui donner également une date de fin ? D’où l’importance d’établir la date de naissance de cette idéologie raciste.
La pureté du sang ou la naissance de la « race »
Les États musulmans en Espagne étaient reconnus pour la coexistence en grande partie pacifique entre musulmans, chrétiens et juifs. Mais l’arrivée des rois Catholiques y met fin. Dès mars 1492, à peine trois mois après l’achèvement de la Reconquista, est signé le décret de l’Alhambra imposant aux juifs la conversion au christianisme sous peine d’expulsion. Les musulmans d’Espagne subissent un traitement similaire avec notamment l’édit de 1502 pour la couronne de Castille ou encore celui de 1526 pour la couronne d’Aragon.
En sus de cette évangélisation forcée, les musulmans et juifs convertis sont sommés d’adopter des noms chrétiens, d’abandonner leurs cultures, leur langue (l’arabe et l’aljamiado), leurs traditions vestimentaires, alimentaires et d’hygiène. Le tribunal suprême de l’Inquisition se dote de ressources considérables pour traquer tout signe d’apostasie chez les convertis.
Fait sans précédent dans l’histoire européenne des évangélisations forcées, le baptême ne suffit pas à extraire les anciens musulmans et juifs de leur statut d’infériorité. Une véritable politique de ségrégation sociale et de domination des populations nouvellement christianisées est mise en place. Elle implique leur descendance. Le concept de limpieza de sangre (pureté de sang en français) naît alors comme la clé de voûte idéologique du processus de minorisation et d’infériorisation des « nouveaux chrétiens » espagnols et de leurs descendants.
Il énonçait que toute ascendance musulmane ou juive prédisposait à l’hérésie, à la dissimulation et la corruption. Il s’agissait donc d’une naturalisation et d’une biologisation de comportements sociaux desquels l’individu ne pourrait s’extraire. Les descendants des musulmans et des juifs, les morisques et marranes, pourtant convertis sont alors ostracisés, privés des emplois publics et ecclésiastiques et relégués au statut de population de seconde zone.
La croyance en un déterminisme biologique conduisant à la « corruption morale » atteint son paroxysme en 1609, soit plus d’un siècle après la fin de la Reconquista, avec l’édit d’expulsion définitive de tous les morisques. Ici une structure de domination est mise en place et elle trouve sa justification dans un supposé déterminisme biologique transmissible entre les genérations. Cette forme de transmission institue une nouveauté sans le dire : le racisme au sens moderne du terme.
Racismes biologique, culturel et conspiratoire
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la « hiérarchie des races » en tant que concept scientifique justifiant des inégalités de traitement est communément rejetée. Pour autant, le racisme en tant que fait social total n’a pas disparu. Les représentations qui le sous-tendent ont tout au plus muté. En effet, depuis les années 90 et sous l’impulsion de la « Nouvelle Droite », les discours racistes ne portent plus sur des attributs somato-biologiques mais sur des caractéristiques culturelles supposées immuables, invariables et irréductibles.
Selon les idéologues du racisme moderne, tout individu serait porteur (même malgré lui) de sa culture qu’il serait naturellement enclin à protéger de toute « corruption » extérieure. En sus des racismes biologique et culturel, Zia-Ebrahimi identifie un troisième type de racisme qui forme la matrice commune à l’antisémitisme et l’islamophobie contemporains : le racisme conspiratoire.
Celui-ci désigne une forme de racisme qui lie l’appartenance culturelle ou religieuse à une propension innée et immuable à fomenter des complots contre la civilisation chrétienne occidentale. Pour illustrer ce concept, reprenons la définition des théories du complot d’E. Kreis qui en identifie quatre caractéristiques principales :
- Des comploteurs cachés : dans le cas de l’islamophobie, ils sont désignés comme les “fréristes”, les “séparatistes” ou encore les tenants de “l’islam politique” ;
- Le complot : en l’occurrence, il s’agit du grand remplacement popularisé par R. Camus. Le sociologue M. Mohamed identifie également une autre forme de complot qu’il nomme petit remplacement et désigne l’idée selon laquelle il y aurait un remplacement des institutions, valeurs, traditions et modes de vie “à la française” ;
- Des collaborateurs qui apporteraient leur aide consciente ou inconsciente aux comploteurs : dans notre cas, cela concerne les “islamogauchistes”, les “progressistes” ou encore la France Insoumise ;
- Le but du complot : ce serait l’anéantissement de la France ou la civilisation chrétienne occidentale selon les cas.
En premier lieu, on peut remarquer que le concept de limpieza de sangre porte en lui un racisme conspiratoire à l’égard des morisques. Ceux-ci étaient désignés sous la dénomination de “secte de Mahomet” suggérant le caractère occulte des supposés conspirateurs, et permettant de dénoncer une conspiration avec l’ennemi ottoman et “barbaresque” dans le but de détruire la monarchie catholique.
Plus de trois siècles plus tard, les appareil d’État français invoquent les thèses d’Ernest Renan pour légitimer l’entreprise coloniale en Algérie. Selon ce dernier, la foi musulmane rend le croyant racialement hermétique à la science et in fine incapable de se gouverner lui même. L’idée d’une « essence islamique » était répandue au point où Maupassant pourra affirmer : « l’idée religieuse domine tout, efface tout » chez les indigènes musulmans d’Algérie.
Fort de cette rhétorique, le corps expéditionnaire français se lance à l’assaut de l’Algérie en 1830 où il rencontre la résistance des chefs de confréries musulmanes. Nul doute alors, pour le colonisateur français, que ces confréries sont des sociétés cachées et “mystiques” capables d’une grande force mobilisatrice et dangereuse pour le pouvoir colonial : «Une Algérie du secret survit sous les apparences».
Racisme conspiratoire et islamophobie contemporaine
Les formes de racisme biologique, culturel et conspiratoire ne se substituent pas l’une à l’autre mais s’imbriquent et s’alimentent. Toutefois, depuis les attentats du 11 septembre 2001, prédomine la figure du musulman secrètement islamiste et inexorablement enclin à vouloir la destruction l’Occident même au péril de sa vie. En France, depuis les attentats de 2015 et par des voix comme celle d’Éric Zemmour, des termes qui appartiennent au registre complotiste, comme “takia” (dissimulation) ou “réseaux fréristes” ont inondé le débat public.
Ces thèses islamophobes ont longtemps été défendues par des essayistes et romanciers avant de devenir un discours officiel. Le roman Le camp des Saints, prisé par Marine Le Pen qu’elle invite les Français à lire, décrit la submersion de la France par des migrants musulmans qualifiés de “microbes” et de “rats”. Enfin, des essais tels que Le Choc des civilisations de Huntington ou La Rage et l’Orgueil de Fallaci appellent au “sursaut occidental” face au danger existentiel qui le menace.
Depuis les événements du 7 octobre 2023, la condamnation des crimes de guerre du gouvernement israélien par la France Insoumise est accusée d’être un argument électoraliste pour flatter les supposés instincts antisémites des musulmans. Ce raisonnement est bien évidemment islamophobe. Il considère que l’antisémitisme est un trait constitutif des musulmans. Ils trouveraient dans la solidarité envers le peuple palestinien l’expression « respectable » de leur haine des juifs. C’est la théorie d’un “nouvel antisémitisme” popularisée par Taguieff. Rappelons que cette théorie n’a aucune réalité.
Au contraire les études faites par la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme ont montré année après année une forte corrélation entre l’antisémitisme et les autres formes de racisme (en particulier l’islamophobie). De surcroît, la majorité des préjugés antisémites encore prégnants (pouvoir occulte, influence exacerbée, richesse financière) renvoient à l’histoire de l’antisémitisme en Europe chrétienne. Ils ne peuvent donc être considérés comme importés de “cultures extérieures musulmanes”.
Enfin, ce discours suppose que l’antisémitisme est constitutif voire surdéterminant dans l’identité des musulmans français au point qu’il dicterait leurs choix électoraux. S’il y a survote des musulmans ou des quartiers populaires à la France Insoumise, il est plus raisonnable de penser qu’il est dû au positionnement antiraciste de notre mouvement et à ses mesures économiques. Elles sont en effet favorables aux populations précarisées surreprésentées dans les quartiers populaires à cause des discriminations ethno-spatiales. Rien à voir avec un choix électoral motivé par la haine des juifs. Ne pas le comprendre c’est encore adopter un point de vue raciste islamophobe.
Par Imane Hamel